Abdallah Tourabi, Lakoum, 14/1/2011
Pendant des années, la Tunisie a incarné, jusqu’à la caricature, l’image de l’État autoritaire et policier : une opposition laminée par des décennies de répression, un maillage sécuritaire implacable, une liberté de presse inexistante, et un pluralisme de façade assurant la réélection du président Ben Ali dans des simulacres de scrutins.
Pourtant, cet autoritarisme a été vanté et élevé au rang de modèle, pour différentes raisons : une croissance économique soutenue, des indices honorables de développement humain, la gestion sécuritaire radicale du phénomène islamiste et le caractère plutôt laïque de l'État. Les événements dramatiques qui secouent le pays depuis des semaines ont complètement bouleversé ce modèle et invalident quelques idées reçues, notamment chez nous au Maroc. Le silence coupable et complice de l’Europe, et surtout de la France, sur les massacres commis par le régime de Ben Ali, est également porteur de conséquences et d'enseignements.
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Selon un discours, prétentieux et condescendant, tenu par des élites technocrates marocaines, la priorité actuellement est au développement économique, à la création de la richesse et à la modernisation de l'économie nationale. L'État doit donc jouir et user d’un pouvoir sans limite pour atteindre ces objectifs, dont on ne peut nier ni la nécessité ni l'importance. Les tenants de ce discours estiment que la question des réformes politiques, de la démocratie et du respect des libertés est secondaire, sinon superflue. Les Marocains, d’après cette logique, ont besoin de travailler, de consommer, de s’enrichir, plutôt que de voter, de manifester ou de s’exprimer librement. En somme : le pain avant les urnes, et les voix qui revendiquent la liberté d’expression doivent se taire pour mieux entendre les sifflets du nouveau TGV. Le peuple est vu ainsi comme immature, dangereux, instable et incapable de bien choisir. L'État doit décider à sa place, le guider et l'orienter vers des voies qu'il ne saurait atteindre par lui-même.
L'expérience tunisienne est désignée comme un modèle, un exemple qui a prouvé son « efficacité » et ses « vertus ». Pour les promoteurs de ce modèle, l’autoritarisme de Ben Ali a permis de réaliser un miracle économique, transposable au Maroc. La recette du miracle est simple : la compétitivité économique a besoin d’une stabilité politique, qui ne peut être obtenue, dans l’état actuel de la société, que par un pouvoir ferme et directif. Il faut donc museler toute forme d’opposition, étouffer les voix dissidentes, créer un semblant de compétition politique pour que l’État se consacre aux grands chantiers du développement économique. Le débat, le pluralisme, l’opposition, sont perçus comme parasitage, dissonance et obstacle pour la réalisation de ces projets.
Cependant le soulèvement populaire en Tunisie contre le régime de Ben Ali, démontre les limites de l’autoritarisme et la fragilité de son « miracle économique ». Tout d’abord, il y a l’image de la pression qui ne peut produire que l’explosion et la déflagration. Le suicide du jeune Mohammed Bouazizi, qui a déclenché la révolte en Tunisie, est une réaction dramatique et désespérée face à l’injustice, l’humiliation, et l’arrogance des policiers qui lui ont confisqué son étal de fruits. Sous les apparences de la résignation et de la soumission des peuples à leurs régimes autoritaires, se forment des « dépôts de colère » qui n’attendent que le déclic pour exploser. La stabilité politique, supposée attirer les investissements étrangers et les touristes, n’est pas durable car elle est dépendante de dirigeants constamment menacés par la vindicte de leurs peuples. La démocratie se présente donc comme le meilleur pacemaker social et la véritable garantie d’une stabilité politique. Elle permet aux gens d’exprimer leur mécontentement et leur colère, avec des moyens pacifiques et apaisés. Elle rattache l’avenir d’un pays et sa stabilité à des instituions, des règles, des lois, et non pas à une personne et son entourage, qui n’ont de légitimité que la violence et la répression. L’existence d’une justice indépendante donne confiance aux citoyens et aux investisseurs, et empêche l’impunité et la transformation du pouvoir politique en une association de mafieux, s’enrichissant de prédation et d’abus. Le régime tunisien ne peut être un modèle ni un exemple, car ses fondements sont fragiles et éphémères. L’Histoire nous fournit plus d’images de dictateurs pendus, fusillés, trainés dans les rues, que de démocraties renversées par leurs peuples.
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A ses collaborateurs qui se plaignaient de la dictature d’Anastasio Somoza au Nicaragua, le président américain Roosevelt aurait répondu « Somoza may be a son of a bitch, but he's OUR son of a bitch » (Somoza est peut être un fils de pute, mais c’est NOTRE fils de pute). La France semble adopter cette formule à l’égard du régime de Ben Ali. En lisant sur les lèvres fermées de la France, on pourrait comprendre : « Ben Ali est peut être un dictateur, mais c’est NOTRE dictateur ». Le silence scandaleux sur les massacres commis par le régime tunisien, est une honte pour la patrie des droits de l’homme. Une infamie pour ce pays dont l’un des musées abrite le beau tableau d’Eugène Delacroix « La liberté guide le peuple ». Le président français Nicolas Sarkozy, si prompte à dénoncer la répression des manifestants en Iran en 2009, se cache derrière un mutisme honteux dont la seule explication est le cynisme et les calculs étroits et aveugles. L’État français rend ainsi un très mauvais service aux démocrates, humanistes et défenseurs des droits de l’homme dans le monde arabe et musulman, et trahit par l’occasion les valeurs qui fondent la République française. Comment peut-on encore défendre l’universalité des droits de l’homme, quand les pays qui sont censés l’incarner font le tri dans leur indignation ? Comment convaincre les gens dans le monde arabe et musulman de l’existence d’une justice internationale, quand des dictatures sont protégées et soutenues par une démocratie comme la France ?
On explique alors que le régime tunisien est un rempart contre l’islamisme, comme l’a résumé un éditorialiste français en écrivant « Plutôt Ben Ali que Ben Laden ». Outre le cynisme ce cet argument, qui veut qu’une dictature réelle est préférable à une théocratie virtuelle, son fondement politique est vide de sens et de perspective historique. L’islamisme est une idéologie, une vision du monde, qui correspond à une demande réelle dans les sociétés musulmanes. C’est une réponse politique à une crise d’identité et de valeurs, et une réaction au sentiment d’humiliation, qui hante le monde arabe depuis la défaite de 1967. C’est un phénomène qui ne peut pas être éliminé par la violence. Le régime de Ben Ali a pu, peut-être, réduire l’influence du mouvement islamiste tunisien, en recourant à la répression, mais l’idéologie islamiste et les conditions qui la nourrissent, sont encore là, latentes, attendant l’occasion pour s’exprimer. L’image de martyrs de la dictature donne aux islamistes tunisiens une légitimité et un prestige supplémentaire. Le modèle marocain à cet égard est plus intéressant et plus efficace : banaliser les islamistes en les intégrant. L’islamisme n’est plus un mouvement exceptionnel, nimbé d’une aura d’infaillibilité morale. Il prend le visage d’un élu communal ou d’un député, qui doit se démener, quotidiennement, pour trouver des solutions concrètes à ses électeurs. Le réel devient donc l’ordalie, l’examen, la vérification par la preuve de l’utopie islamiste, et quand un parti islamiste ne tient pas ses promesses, les partisans et les électeurs lui tournent le dos.
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