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En tee-shirt et en jean, elle parle vite, une cigarette à la main. Sa voix dit son exaspération. "C'est
une souffrance, au quotidien, de vouloir vivre sa liberté au Maroc,
surtout pour une femme. Le ramadan est un concentré d'intolérance et de
religiosité. Il révèle chaque année une face de la société marocaine qui
fait peur et qui ne nous ressemble pas", lâche-t-elle entre deux bouffées nerveuses.Personne, au Maroc, n'a oublié le nom et le visage de cette étudiante
en sociologie de 27 ans. Le 13 septembre 2009, Zineb El-Rhazoui
provoque stupeur et tremblements dans tout le royaume. Avec une amie,
Ibtissam Lachgar, psychothérapeute de 34 ans, et quatre compères
rencontrés sur Internet, elle organise un pique-nique, en public et en
plein jour, en plein mois sacré de ramadan. Le lieu du délit ? La forêt
de Mohammedia, entre Rabat et Casablanca.
En bravant – avec des sandwiches – la loi marocaine qui punit de un à six mois d'emprisonnement un musulman qui rompt ostensiblement le carême, ces six jeunes ont un objectif : dénoncer "le poids de la morale" et de "l'inquisition sociale" au Maroc. Mais l'espoir des "dé-jeûneurs" d'amener les intellectuels à "sortir de leur silence" est vite déçu.
A quelques exceptions près, il n'y a ni débat ni solidarité. En revanche, un beau scandale. Une condamnation presque unanime des partis politiques et des dignitaires religieux. Et la prison, l'espace de quelques jours, pour cinq des jeunes, tandis que Zineb El-Rhazoui plonge dans la clandestinité.
Une dizaine de jours plus tard, l'affaire se dégonfle. Les "dé-jeûneurs" retrouvent leur liberté et l'Etat renonce à engager des poursuites.
A L'ENCONTRE DES IDÉES REÇUES
Alors, un coup pour rien ? Neuf mois plus tard, on pourrait le croire, à entendre les commentaires critiques, un peu partout au Maroc, y compris dans les salons huppés de Rabat et Casablanca où les jeunes rebelles sont qualifiés d'"irresponsables".En réalité, l'action de Zineb El-Rhazoui et de ses amis s'inscrit dans un long processus de sécularisation du Maroc.
En Occident, peu d'observateurs ont conscience de ce mouvement car il est souterrain, chaotique et, surtout, il va à l'encontre des idées reçues. Pourtant, il s'accélère.
Il touche également l'Algérie voisine et même, d'après les sociologues des religions, l'ensemble du monde musulman, avec des dynamiques diverses. Si cette marche vers la laïcité est perceptible dans une région comme le Maghreb, tournée vers l'Europe, elle est plus lente dans un pays comme l'Egypte dont 90 % des travailleurs qui ont émigré s'installent dans les pays du Golfe.
Face à ce phénomène, les pouvoirs en place naviguent à vue. Un jour, ils accompagnent cette évolution, un autre ils la freinent et même surfent sur la religiosité populaire, dans l'espoir de garder le contrôle de la situation.
Quand ils l'ont amené au commissariat de Mohammedia pour l'interroger, à la suite du fameux pique-nique, les policiers n'en sont pas revenus : Nizar Bennamate, 24 ans, faisait le ramadan ! C'était à n'y rien comprendre... Cet étudiant en journalisme était le seul du groupe rebelle à observer le jeûne. Un vrai laïc.
Quinze jours plus tôt, ce jeune, d'une famille conservatrice de Marrakech, avait découvert sur Facebook l'initiative de Zineb El-Rhazoui. "Cette idée d'un acte de désobéissance civile m'a plu", se souvient-il.
Pendant plusieurs jours, il a des échanges virtuels avec le groupe en gestation. Et, le jour du pique-nique, il prend le train pour Mohammedia, sans en avertir sa famille. "Je suis croyant et pratiquant, mais aussi pour les libertés individuelles. Beaucoup de mes amis ne faisant pas le carême, je connais la souffrance d'être marginalisé. C'est pour cela que j'ai tenu à participer à cette action", explique-t-il tranquillement.
REJETER L'"HYPOCRISIE OBLIGATOIRE"
Difficilement traduisible en arabe, le mot laïcité fait peur au Maghreb. Bien peu font la différence entre laïc, agnostique et athée. Comme le résume Abdesslam, 40 ans, croyant mais non pratiquant, "un laïc, c'est quelqu'un qui n'a pas de religion. Il est sorti de la route et n'appartient plus à la communauté musulmane. Je n'ai donc pas de temps à lui accorder". Une opinion largement partagée dans les milieux populaires.
Dans les foyers privilégiés, en revanche, chacun mène sa vie comme il l'entend, en partant du principe qu'il ne sert à rien de "faire de la provocation gratuite", et que "si on ne veut pas respecter les principes de l'islam, c'est possible, mais chez soi".
C'est précisément cette schizophrénie que refusent de plus en plus de jeunes. "Ils ne rejettent pas la religion mais l'hypocrisie obligatoire", souligne Ahmed Reda Benchemsi, le directeur du groupe de presse TelQuel, à la pointe du combat pour la laïcité au Maroc.
Pour lui, "on ne naît pas musulman". On choisit "de le devenir, ou de ne pas le devenir". Le festival de musiques alternatives L'Boulevard – qui draine à Casablanca chaque année depuis dix ans quelque 160000 personnes venues de tout le Maroc – est une excellente illustration de cette laïcité émergente.
"Il existe aujourd'hui un 'esprit Boulevard', une 'communauté Boulevard' d'artistes de toutes les disciplines. Ni riches ni pauvres, non politisés, ils veulent s'amuser, rien d'autre, et partagent les mêmes valeurs de liberté et de mixité", explique Mohamed Merhari, codirecteur de ce festival.
En mars 2003, l'incarcération de quatorze musiciens de hard-rock, accusés de "satanisme", va jouer un rôle fédérateur. 10000 personnes manifestent dans les rues de Casablanca. L'Etat recule et libère les rockeurs.
D'autres incidents vont suivre et permettre au camp naissant des laïcs de faire entendre sa voix, notamment lors des poursuites engagées contre l'hebdomadaire arabophone Nichane, après qu'il eut publié des blagues "offensantes" pour l'islam, ou après les émeutes homophobes de Ksar El-Kébir, petite ville du nord du royaume, à la suite d'un prétendu mariage gay.
"Ces happenings ne sont ni idéologiques ni maîtrisés. Ils provoquent des chocs successifs qui font évoluer la société marocaine par à-coups. Il y en aura beaucoup d'autres" , prévoit Ahmed Reda Benchemsi.
Abdallah Taïa a été à l'origine de l'un de ces "chocs". Ce jeune écrivain talentueux est le premier Marocain à avoir assumé publiquement son homosexualité. Un geste d'une audace folle en pays musulman. Il l'a fait, en 2006, dans la presse marocaine.
La tempête a été énorme. "J'ai pensé qu'il était de mon devoir de dire ce moment de l'histoire du Maroc et d'être à la hauteur", dit-il simplement. Sa mère, analphabète, en a pleuré. Une fois passée la stupeur, les sœurs de Taïa – voilées – se sont rapprochées de lui et l'ont soutenu. Lui ne regrette pas d'avoir osé "ce geste qui libère les autres".
LE ROI DE LA BLOGOSPHÈRE
Loin de Casablanca et Rabat, dans une ville comme Tanger, très marquée par l'islamisme et le conservatisme, le combat pour les libertés individuelles est l'affaire d'une poignée de jeunes seulement.
Sokrat, 26 ans, est un phénomène. Il a quitté l'école à 15 ans mais lit Voltaire, Rousseau, Foucault. C'est le roi de la blogosphère marocaine. Le jour, il vend des fripes sur un trottoir de Tanger. Le soir, il se précipite dans un cybercafé pour alimenter son blog. Il y couche toutes les idées qui lui ont traversé la tête pendant la journée : la souffrance d'être pauvre au Maroc.
Le roi, "descendant du prophète et personnage sacré" dont il convient de baiser la main "comme un esclave". Ou encore l'impossibilité de vivre sa sexualité en pays musulman… "Avec toute la culture générale que tu as accumulée, ça tombe bien que tu t'appelles Sokrat, comme le philosophe grec !" lui lance souvent son père. Sa mère, elle, pleure sous son hidjab et son niqab, désespérant de ramener son fils dans le droit chemin.
Mais Sokrat n'en démord pas : "La mort de Dieu, c'est le début de ma liberté !" Sokrat, Rachid et Aziz sont athées. Ils n'ont jamais quitté le Maroc. Faute d'être compris par leurs familles ou leurs amis, ils se rabattent sur Internet. L'Arab Atheist Network est leur site favori. Ils y discutent avec des Tunisiens, des Jordaniens, des Saoudiens….
Leur modèle, c'est, disent-ils, la Turquie, mais "surtout pas la Tunisie, où la laïcité prônée n'a pas apporté la démocratie". Reste qu'Internet, cet "espace de liberté virtuelle", les frustre. Ils rongent leur frein face au décalage entre riches et pauvres au Maroc.
Les uns, remarquent-ils avec envie, peuvent pratiquer "l'islam cool", aller à l'hôtel avec leurs petites amies. Les autres risquent de "se faire tuer" s'ils boivent une gorgée d'eau en public pendant le ramadan dans les quartiers populaires. "La haute classe a son paradis sur terre. Les pauvres n'ont rien, sinon l'islam et leurs rêves", soupire Sokrat, qui habite dans un gourbi.
Pure coïncidence : à l'heure même où les "dé-jeûneurs" et leur Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) surgissaient au Maroc, Bezzzef ! ("c'est trop !") faisait irruption en Algérie, avec des objectifs similaires. Lancé par quatre jeunes journalistes et écrivains, Bezzzef ! s'inscrit dans la ligne de Kifaya ("ça suffit !"), mouvement de contestation né en Egypte en 2005.
Il se présente comme "un cri d'exaspération, censé fédérer les colères de chacun". Dans sa ligne de mire : le verrouillage du champ politique en Algérie, l'état d'urgence reconduit autoritairement depuis presque vingt ans, mais aussi "ce conservatisme diffus qui imprègne toute la société algérienne et nous pourrit la vie", comme le résume Mustapha Benfodil, l'un des fondateurs du groupe. Le chahut est le moyen d'action des "bezzzefistes", l'humour leur arme et la rue leur terrain.
A intervalles réguliers, ils lancent des actions ponctuelles, style commando, et s'évaporent avant que la police ait eu le temps d'intervenir, tout rassemblement étant interdit en raison de l'état d'urgence. Le 30 octobre 2009, ils ont ainsi décerné, sur la place de la Liberté de la presse, à Alger, le "prix Fawzi" de la censure, du nom d'un colonel de la sécurité militaire chargé de contrôler les journalistes. Le 12 novembre, ils défilaient devant l'Assemblée nationale pour marquer "le viol de la constitution", un an plus tôt, qui allait permettre à M. Bouteflika d'effectuer un troisième mandat.
A chaque fois, les "bezzzefistes" filment leur action et la mettent aussitôt sur Facebook et YouTube, afin qu'elle ait, disent-ils, "un intérêt pédagogique". "Pas d'autorisation" est leur cri de guerre. "A cause de l'état d'urgence, les gens ont très peur de mener une action dans la rue. Nous voulons les aider à désacraliser l'espace public", explique Chawki Amari, autre membre fondateur de Bezzzef.
Leur catalogue d'actions est vaste. Permettre aux femmes de s'attabler dans les cafés, ces bastions résolument masculins, ou défendre le droit de ne pas observer le ramadan, "cet enfer", en font partie.
Si la marche vers la laïcité de l'Algérie ressemble en de nombreux points à celle du Maroc, elle est plus chaotique encore. A peine remise de dix années d'affrontements meurtriers entre islamistes armés et forces de sécurité, la population peine à trouver ses repères.
La vie politique est atone et les associations, sous contrôle strict du ministère de l'intérieur, sont presque inexistantes. Comme au Maroc, c'est la presse privée qui tente de jouer le rôle de contre-pouvoir, avec les moyens du bord. Mais ceux qui défendent la laïcité en Algérie sont francophones. Leur emprise sur la société est donc limitée.
Les arabophones, quant à eux, répugnent à utiliser la langue du Coran – sacrée – pour plaider en faveur d'une séparation de l'islam et de l'Etat.
Vu de l'extérieur, rien ne bouge en Algérie. En réalité, "le pays est comme secoué par des plaques tectoniques aux dynamiques opposées. L'une, en surface, très visible, qui s'agite en un sens. L'autre, souterraine, qui prend la direction inverse", explique le sociologue Hassan Remaoun.
Les mosquées regorgent de fidèles, la pratique religieuse est très ostentatoire et le hidjab la règle. Mais ce sont là, le plus souvent, des rites ou des codes sociaux, estime ce chercheur, enseignant à l'université d'Oran. Pour lui, en dépit des apparences, il n'y a pas de véritable retour du religieux en Algérie, "mais une marche constante vers la séparation de la sphère privée et de la sphère publique".
Cette analyse, le sociologue Nacer Djabi la partage. Ainsi, le pèlerinage à la Mecque, très en vogue ces dernières années – au point que de plus en plus de jeunes couples choisissent d'y faire leur voyage de noces –, est souvent "une forme de positionnement social", de "recherche d'honorabilité".
Parfois, le processus de sécularisation emprunte des chemins encore plus surprenants. Ainsi, ce sont les femmes, désormais, qui investissent les lieux de prière pendant le mois de carême, et même le vendredi. "C'est leur prétexte pour abandonner les tâches ménagères et sortir de chez elles ! Les soirs de ramadan, elles se rendent en masse dans les mosquées pour se retrouver et bavarder. Au point de se faire rappeler à l'ordre par les imams qui leur reprochent de faire trop de bruit !", explique en riant Nouria Benghabrit-Remaoun, maître de conférences au Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle d'Oran.
Bien que courroucés par ce phénomène récent, les hommes s'inclinent. "Les femmes les piègent par la légitimité de leur action, sur le mode : 'Tu ne peux rien dire, je suis aussi croyante que toi !'", poursuit Mme Benghrabit-Remaoun.
LE PATRIARCAT ÉBRANLÉ
Dans le même esprit, le foulard et le hidjab sont utilisés comme un passeport, voire une arme. "Je le porte pour que mes frères et mon père me laissent sortir. Et dans la rue, on me fiche la paix", disent de nombreuses jeunes filles. Moins que jamais, l'apparence vestimentaire est significative.
Madonna, célèbre travestie d'Alger, fait le trottoir, la nuit, en minijupe léopard, bas résille et hauts talons, mais se promène, le jour, drapée dans un voile intégral, le djilbeb, ce qui lui permet "de tout observer comme derrière une glace sans tain !".
D'année en année, les femmes revendiquent davantage leurs droits – d'étudier, de travailler, d'être autonomes, – et s'emparent de l'espace public. Le patriarcat, plus que l'islam, en est ainsi sérieusement ébranlé.
Parfois, un événement imprévu fait office d'accélérateur. Ainsi, en novembre 2009, l'affrontement Algérie-Egypte pour la qualification au mondial 2010 de football a créé l'union sacrée. Filles et garçons sont sortis ensemble dans les rues, de jour comme de nuit, pour chanter leur soutien à l'équipe nationale, sans que cet épisode soit récupéré par les islamistes. Beaucoup ont vu là "le premier mouvement de masse post-islamiste" en Algérie.
Il n'y a plus de rêve collectif dans ce pays depuis l'échec de l'islam politique comme projet de société. On recherche désormais son salut à titre individuel. L'affirmation de soi grandit, y compris face à l'islam. "La religion n'est plus sacrée comme avant. Les gens la vivent désormais de façon très personnelle. Ils s'approprient le coran, sans crainte, et l'interprètent, chacun à sa manière", explique encore Nacer Djabi.
De même, de nombreux Algériens ne pratiquent pas le ramadan mais n'en disent rien, estimant que ce choix leur appartient. Ce nouveau rapport à la religion va parfois jusqu'à mettre en cause l'appartenance à l'islam, comme en témoignent les conversions au christianisme, de plus en plus nombreuses, en Algérie comme au Maroc.
Ainsi, le phénomène de "sortie de la religion", dont parle le philosophe Marcel Gauchet à propos du monde chrétien, touche-t-il également le Maghreb. Les croyants sont légion, mais la religion organise de moins en moins leur vie. L'islam serait-il en train de perdre l'autorité morale qu'il a eue pendant des siècles sur les sociétés, comme le christianisme en Occident ? Les sociologues du Maghreb, parmi les plus avertis, s'en disent persuadés.
A une différence près, soulignent-ils : en Europe, il a fallu des siècles pour en arriver là. Dans les pays musulmans, tout va très vite et se télescope, mondialisation et Internet obligent. "Et plus les islamistes donnent de la voix, assure en souriant l'anthropologue marocain Mohamed-Sghir Janjar, plus c'est le signe qu'ils ont déjà perdu la partie. "
En bravant – avec des sandwiches – la loi marocaine qui punit de un à six mois d'emprisonnement un musulman qui rompt ostensiblement le carême, ces six jeunes ont un objectif : dénoncer "le poids de la morale" et de "l'inquisition sociale" au Maroc. Mais l'espoir des "dé-jeûneurs" d'amener les intellectuels à "sortir de leur silence" est vite déçu.
A quelques exceptions près, il n'y a ni débat ni solidarité. En revanche, un beau scandale. Une condamnation presque unanime des partis politiques et des dignitaires religieux. Et la prison, l'espace de quelques jours, pour cinq des jeunes, tandis que Zineb El-Rhazoui plonge dans la clandestinité.
Une dizaine de jours plus tard, l'affaire se dégonfle. Les "dé-jeûneurs" retrouvent leur liberté et l'Etat renonce à engager des poursuites.
A L'ENCONTRE DES IDÉES REÇUES
Alors, un coup pour rien ? Neuf mois plus tard, on pourrait le croire, à entendre les commentaires critiques, un peu partout au Maroc, y compris dans les salons huppés de Rabat et Casablanca où les jeunes rebelles sont qualifiés d'"irresponsables".En réalité, l'action de Zineb El-Rhazoui et de ses amis s'inscrit dans un long processus de sécularisation du Maroc.
En Occident, peu d'observateurs ont conscience de ce mouvement car il est souterrain, chaotique et, surtout, il va à l'encontre des idées reçues. Pourtant, il s'accélère.
Il touche également l'Algérie voisine et même, d'après les sociologues des religions, l'ensemble du monde musulman, avec des dynamiques diverses. Si cette marche vers la laïcité est perceptible dans une région comme le Maghreb, tournée vers l'Europe, elle est plus lente dans un pays comme l'Egypte dont 90 % des travailleurs qui ont émigré s'installent dans les pays du Golfe.
Face à ce phénomène, les pouvoirs en place naviguent à vue. Un jour, ils accompagnent cette évolution, un autre ils la freinent et même surfent sur la religiosité populaire, dans l'espoir de garder le contrôle de la situation.
Quand ils l'ont amené au commissariat de Mohammedia pour l'interroger, à la suite du fameux pique-nique, les policiers n'en sont pas revenus : Nizar Bennamate, 24 ans, faisait le ramadan ! C'était à n'y rien comprendre... Cet étudiant en journalisme était le seul du groupe rebelle à observer le jeûne. Un vrai laïc.
Quinze jours plus tôt, ce jeune, d'une famille conservatrice de Marrakech, avait découvert sur Facebook l'initiative de Zineb El-Rhazoui. "Cette idée d'un acte de désobéissance civile m'a plu", se souvient-il.
Pendant plusieurs jours, il a des échanges virtuels avec le groupe en gestation. Et, le jour du pique-nique, il prend le train pour Mohammedia, sans en avertir sa famille. "Je suis croyant et pratiquant, mais aussi pour les libertés individuelles. Beaucoup de mes amis ne faisant pas le carême, je connais la souffrance d'être marginalisé. C'est pour cela que j'ai tenu à participer à cette action", explique-t-il tranquillement.
REJETER L'"HYPOCRISIE OBLIGATOIRE"
Difficilement traduisible en arabe, le mot laïcité fait peur au Maghreb. Bien peu font la différence entre laïc, agnostique et athée. Comme le résume Abdesslam, 40 ans, croyant mais non pratiquant, "un laïc, c'est quelqu'un qui n'a pas de religion. Il est sorti de la route et n'appartient plus à la communauté musulmane. Je n'ai donc pas de temps à lui accorder". Une opinion largement partagée dans les milieux populaires.
Dans les foyers privilégiés, en revanche, chacun mène sa vie comme il l'entend, en partant du principe qu'il ne sert à rien de "faire de la provocation gratuite", et que "si on ne veut pas respecter les principes de l'islam, c'est possible, mais chez soi".
C'est précisément cette schizophrénie que refusent de plus en plus de jeunes. "Ils ne rejettent pas la religion mais l'hypocrisie obligatoire", souligne Ahmed Reda Benchemsi, le directeur du groupe de presse TelQuel, à la pointe du combat pour la laïcité au Maroc.
Pour lui, "on ne naît pas musulman". On choisit "de le devenir, ou de ne pas le devenir". Le festival de musiques alternatives L'Boulevard – qui draine à Casablanca chaque année depuis dix ans quelque 160000 personnes venues de tout le Maroc – est une excellente illustration de cette laïcité émergente.
"Il existe aujourd'hui un 'esprit Boulevard', une 'communauté Boulevard' d'artistes de toutes les disciplines. Ni riches ni pauvres, non politisés, ils veulent s'amuser, rien d'autre, et partagent les mêmes valeurs de liberté et de mixité", explique Mohamed Merhari, codirecteur de ce festival.
En mars 2003, l'incarcération de quatorze musiciens de hard-rock, accusés de "satanisme", va jouer un rôle fédérateur. 10000 personnes manifestent dans les rues de Casablanca. L'Etat recule et libère les rockeurs.
D'autres incidents vont suivre et permettre au camp naissant des laïcs de faire entendre sa voix, notamment lors des poursuites engagées contre l'hebdomadaire arabophone Nichane, après qu'il eut publié des blagues "offensantes" pour l'islam, ou après les émeutes homophobes de Ksar El-Kébir, petite ville du nord du royaume, à la suite d'un prétendu mariage gay.
"Ces happenings ne sont ni idéologiques ni maîtrisés. Ils provoquent des chocs successifs qui font évoluer la société marocaine par à-coups. Il y en aura beaucoup d'autres" , prévoit Ahmed Reda Benchemsi.
Abdallah Taïa a été à l'origine de l'un de ces "chocs". Ce jeune écrivain talentueux est le premier Marocain à avoir assumé publiquement son homosexualité. Un geste d'une audace folle en pays musulman. Il l'a fait, en 2006, dans la presse marocaine.
La tempête a été énorme. "J'ai pensé qu'il était de mon devoir de dire ce moment de l'histoire du Maroc et d'être à la hauteur", dit-il simplement. Sa mère, analphabète, en a pleuré. Une fois passée la stupeur, les sœurs de Taïa – voilées – se sont rapprochées de lui et l'ont soutenu. Lui ne regrette pas d'avoir osé "ce geste qui libère les autres".
LE ROI DE LA BLOGOSPHÈRE
Loin de Casablanca et Rabat, dans une ville comme Tanger, très marquée par l'islamisme et le conservatisme, le combat pour les libertés individuelles est l'affaire d'une poignée de jeunes seulement.
Sokrat, 26 ans, est un phénomène. Il a quitté l'école à 15 ans mais lit Voltaire, Rousseau, Foucault. C'est le roi de la blogosphère marocaine. Le jour, il vend des fripes sur un trottoir de Tanger. Le soir, il se précipite dans un cybercafé pour alimenter son blog. Il y couche toutes les idées qui lui ont traversé la tête pendant la journée : la souffrance d'être pauvre au Maroc.
Le roi, "descendant du prophète et personnage sacré" dont il convient de baiser la main "comme un esclave". Ou encore l'impossibilité de vivre sa sexualité en pays musulman… "Avec toute la culture générale que tu as accumulée, ça tombe bien que tu t'appelles Sokrat, comme le philosophe grec !" lui lance souvent son père. Sa mère, elle, pleure sous son hidjab et son niqab, désespérant de ramener son fils dans le droit chemin.
Mais Sokrat n'en démord pas : "La mort de Dieu, c'est le début de ma liberté !" Sokrat, Rachid et Aziz sont athées. Ils n'ont jamais quitté le Maroc. Faute d'être compris par leurs familles ou leurs amis, ils se rabattent sur Internet. L'Arab Atheist Network est leur site favori. Ils y discutent avec des Tunisiens, des Jordaniens, des Saoudiens….
Leur modèle, c'est, disent-ils, la Turquie, mais "surtout pas la Tunisie, où la laïcité prônée n'a pas apporté la démocratie". Reste qu'Internet, cet "espace de liberté virtuelle", les frustre. Ils rongent leur frein face au décalage entre riches et pauvres au Maroc.
Les uns, remarquent-ils avec envie, peuvent pratiquer "l'islam cool", aller à l'hôtel avec leurs petites amies. Les autres risquent de "se faire tuer" s'ils boivent une gorgée d'eau en public pendant le ramadan dans les quartiers populaires. "La haute classe a son paradis sur terre. Les pauvres n'ont rien, sinon l'islam et leurs rêves", soupire Sokrat, qui habite dans un gourbi.
Pure coïncidence : à l'heure même où les "dé-jeûneurs" et leur Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) surgissaient au Maroc, Bezzzef ! ("c'est trop !") faisait irruption en Algérie, avec des objectifs similaires. Lancé par quatre jeunes journalistes et écrivains, Bezzzef ! s'inscrit dans la ligne de Kifaya ("ça suffit !"), mouvement de contestation né en Egypte en 2005.
Il se présente comme "un cri d'exaspération, censé fédérer les colères de chacun". Dans sa ligne de mire : le verrouillage du champ politique en Algérie, l'état d'urgence reconduit autoritairement depuis presque vingt ans, mais aussi "ce conservatisme diffus qui imprègne toute la société algérienne et nous pourrit la vie", comme le résume Mustapha Benfodil, l'un des fondateurs du groupe. Le chahut est le moyen d'action des "bezzzefistes", l'humour leur arme et la rue leur terrain.
A intervalles réguliers, ils lancent des actions ponctuelles, style commando, et s'évaporent avant que la police ait eu le temps d'intervenir, tout rassemblement étant interdit en raison de l'état d'urgence. Le 30 octobre 2009, ils ont ainsi décerné, sur la place de la Liberté de la presse, à Alger, le "prix Fawzi" de la censure, du nom d'un colonel de la sécurité militaire chargé de contrôler les journalistes. Le 12 novembre, ils défilaient devant l'Assemblée nationale pour marquer "le viol de la constitution", un an plus tôt, qui allait permettre à M. Bouteflika d'effectuer un troisième mandat.
A chaque fois, les "bezzzefistes" filment leur action et la mettent aussitôt sur Facebook et YouTube, afin qu'elle ait, disent-ils, "un intérêt pédagogique". "Pas d'autorisation" est leur cri de guerre. "A cause de l'état d'urgence, les gens ont très peur de mener une action dans la rue. Nous voulons les aider à désacraliser l'espace public", explique Chawki Amari, autre membre fondateur de Bezzzef.
Leur catalogue d'actions est vaste. Permettre aux femmes de s'attabler dans les cafés, ces bastions résolument masculins, ou défendre le droit de ne pas observer le ramadan, "cet enfer", en font partie.
Si la marche vers la laïcité de l'Algérie ressemble en de nombreux points à celle du Maroc, elle est plus chaotique encore. A peine remise de dix années d'affrontements meurtriers entre islamistes armés et forces de sécurité, la population peine à trouver ses repères.
La vie politique est atone et les associations, sous contrôle strict du ministère de l'intérieur, sont presque inexistantes. Comme au Maroc, c'est la presse privée qui tente de jouer le rôle de contre-pouvoir, avec les moyens du bord. Mais ceux qui défendent la laïcité en Algérie sont francophones. Leur emprise sur la société est donc limitée.
Les arabophones, quant à eux, répugnent à utiliser la langue du Coran – sacrée – pour plaider en faveur d'une séparation de l'islam et de l'Etat.
Vu de l'extérieur, rien ne bouge en Algérie. En réalité, "le pays est comme secoué par des plaques tectoniques aux dynamiques opposées. L'une, en surface, très visible, qui s'agite en un sens. L'autre, souterraine, qui prend la direction inverse", explique le sociologue Hassan Remaoun.
Les mosquées regorgent de fidèles, la pratique religieuse est très ostentatoire et le hidjab la règle. Mais ce sont là, le plus souvent, des rites ou des codes sociaux, estime ce chercheur, enseignant à l'université d'Oran. Pour lui, en dépit des apparences, il n'y a pas de véritable retour du religieux en Algérie, "mais une marche constante vers la séparation de la sphère privée et de la sphère publique".
Cette analyse, le sociologue Nacer Djabi la partage. Ainsi, le pèlerinage à la Mecque, très en vogue ces dernières années – au point que de plus en plus de jeunes couples choisissent d'y faire leur voyage de noces –, est souvent "une forme de positionnement social", de "recherche d'honorabilité".
Parfois, le processus de sécularisation emprunte des chemins encore plus surprenants. Ainsi, ce sont les femmes, désormais, qui investissent les lieux de prière pendant le mois de carême, et même le vendredi. "C'est leur prétexte pour abandonner les tâches ménagères et sortir de chez elles ! Les soirs de ramadan, elles se rendent en masse dans les mosquées pour se retrouver et bavarder. Au point de se faire rappeler à l'ordre par les imams qui leur reprochent de faire trop de bruit !", explique en riant Nouria Benghabrit-Remaoun, maître de conférences au Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle d'Oran.
Bien que courroucés par ce phénomène récent, les hommes s'inclinent. "Les femmes les piègent par la légitimité de leur action, sur le mode : 'Tu ne peux rien dire, je suis aussi croyante que toi !'", poursuit Mme Benghrabit-Remaoun.
LE PATRIARCAT ÉBRANLÉ
Dans le même esprit, le foulard et le hidjab sont utilisés comme un passeport, voire une arme. "Je le porte pour que mes frères et mon père me laissent sortir. Et dans la rue, on me fiche la paix", disent de nombreuses jeunes filles. Moins que jamais, l'apparence vestimentaire est significative.
Madonna, célèbre travestie d'Alger, fait le trottoir, la nuit, en minijupe léopard, bas résille et hauts talons, mais se promène, le jour, drapée dans un voile intégral, le djilbeb, ce qui lui permet "de tout observer comme derrière une glace sans tain !".
D'année en année, les femmes revendiquent davantage leurs droits – d'étudier, de travailler, d'être autonomes, – et s'emparent de l'espace public. Le patriarcat, plus que l'islam, en est ainsi sérieusement ébranlé.
Parfois, un événement imprévu fait office d'accélérateur. Ainsi, en novembre 2009, l'affrontement Algérie-Egypte pour la qualification au mondial 2010 de football a créé l'union sacrée. Filles et garçons sont sortis ensemble dans les rues, de jour comme de nuit, pour chanter leur soutien à l'équipe nationale, sans que cet épisode soit récupéré par les islamistes. Beaucoup ont vu là "le premier mouvement de masse post-islamiste" en Algérie.
Il n'y a plus de rêve collectif dans ce pays depuis l'échec de l'islam politique comme projet de société. On recherche désormais son salut à titre individuel. L'affirmation de soi grandit, y compris face à l'islam. "La religion n'est plus sacrée comme avant. Les gens la vivent désormais de façon très personnelle. Ils s'approprient le coran, sans crainte, et l'interprètent, chacun à sa manière", explique encore Nacer Djabi.
De même, de nombreux Algériens ne pratiquent pas le ramadan mais n'en disent rien, estimant que ce choix leur appartient. Ce nouveau rapport à la religion va parfois jusqu'à mettre en cause l'appartenance à l'islam, comme en témoignent les conversions au christianisme, de plus en plus nombreuses, en Algérie comme au Maroc.
Ainsi, le phénomène de "sortie de la religion", dont parle le philosophe Marcel Gauchet à propos du monde chrétien, touche-t-il également le Maghreb. Les croyants sont légion, mais la religion organise de moins en moins leur vie. L'islam serait-il en train de perdre l'autorité morale qu'il a eue pendant des siècles sur les sociétés, comme le christianisme en Occident ? Les sociologues du Maghreb, parmi les plus avertis, s'en disent persuadés.
A une différence près, soulignent-ils : en Europe, il a fallu des siècles pour en arriver là. Dans les pays musulmans, tout va très vite et se télescope, mondialisation et Internet obligent. "Et plus les islamistes donnent de la voix, assure en souriant l'anthropologue marocain Mohamed-Sghir Janjar, plus c'est le signe qu'ils ont déjà perdu la partie. "
Florence Beaugé - Envoyée spéciale au Maroc et en Algérie
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