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jeudi 5 février 2015

Salaheddine Mezouar, ministre des Affaires étrangères du Maroc, exige « le respect et la considération » pour son pays


Cette exigence paraît tout-à-fait naturelle. D’ailleurs, en suivant l’adage selon lequel « qui aime bien châtie bien », on va tâcher de relever, dans les réponses données par le ministre aux questions très précises de Charlotte Bozonnet dans Le Monde du 3 février, les éléments qui apparaissent les plus contestables. (En italiques et entre guillemets, les mots de M. Mezouar)

« Porter atteinte à la dignité et à l’intégrité d’un haut responsable qui a toujours aidé la France était cavalier »
En quoi a-t-il (Abdellatif Hammouchi, Directeur général de la Surveillance du territoire marocain) toujours aidé la France ? C’est bien de l’affirmer, mais ce serait mieux de le montrer. Est-ce que cela exclut qu’il puisse relever de la justice universelle concernant les faits de torture dont il est accusé ?

«  Il n’est pas acceptable que la justice française soit utilisée pour porter atteinte à d’autres »
La justice ne pouvant s’utiliser elle-même, M. Mezouar accuse donc les politiques français d’avoir utilisé la justice. S’il en avait été ainsi, ces politiques se seraient-ils donné la peine d’offrir à Monsieur Hammouchi la possibilité de rentrer tranquillement au Maroc, sans avoir à se rendre à la demande d’audition du juge (car, en fait, contrairement à l’ambassadeur et au personnel de l’ambassade, M. Hammouchi ne peut prétendre bénéficier de l’immunité diplomatique en France…) ? À moins qu’il n’ait été en visite officielle ?)

« On ne peut juger une affaire en France sur des supputations »
C’est justement à la justice de décider s’il s’agit d’accusations auxquelles accorder du crédit ou non. Et c’est pourquoi le juge a demandé à entendre M. Hammouchi, et ne lui a pas signifié un mandat d’amener. Monsieur Mezouar fait semblant de croire que l'impunité, comme l'immunité, peut se demander. Eh non, elle s'impose : c'est bien ce que l'on peut reprocher à certains hauts responsables marocains, des services de renseignements en particulier, qui ne savent pas ce que veut dire "rendre des comptes". Ils sont dans l'impunité totale. Mais il existe aujourd'hui une justice universelle, qui doit pouvoir s'exercer contre les auteurs ou complices de crimes de torture (crimes contre l’humanité) quel que soit le pays où ces crimes ont été commis, et quel que soit le pays où ils se trouvent. Et avant d’être inculpés et jugés, les supposés auteurs ou complices doivent être entendus par un juge d’instruction. Pour cette justice universelle, il n’y a pas de justiciable au-dessus des lois (au détriment certes des « usages » diplomatiques).


« N’est-ce pas le principe de l’indépendance de la justice : faire son travail indépendamment des considérations politiques ? Personne ne lui conteste le droit de faire son travail. Qu’elle fasse son travail, pas plus. »
Hallucinant, non ? L’art d’asséner des contre-vérités. Dans ce cas précis, la justice française s’est montrée au contraire bien indépendante du pouvoir politique, gouvernement et présidence, qui se seraient volontiers passés de cet esclandre avec les autorités marocaines…
Mais, d’après M. Mezouar, la justice française n’est pas indépendante ; elle est soumise à des « considérations politiques ». Lesquelles, bon sang ?
La réponse, sous-entendue, se trouve sans doute un peu plus loin :

« Mais j’ai dit aussi que le Maroc n’acceptera jamais qu’une relation avec un autre pays puisse être utilisée contre lui. Notre sentiment, c’est qu’effectivement l’Algérie a cherché à utiliser cela [quoi ? la coopération renforcée de la France avec l’Algérie ?] pour nuire au Maroc et à la relation franco-marocaine. »
Voilà. L’Algérie, la grande fauteuse de troubles. La France aurait donc eu la faiblesse de se laisser influencer par Alger…

« Et surtout qu’elle (la justice française) ne considère pas que la justice de l’autre n’est pas une justice. »
Sur ce point, on ne peut que lui donner raison. Un petit coup de patte à la bonne conscience de la justice de l’ex-puissance coloniale…. Sauf que, encore une fois, il s’agit de justice universelle, ce n’est pas la France seulement qui pense ça, mais le Comité de l’ONU contre la torture (Committee Against Torture, CAT).
Je citerai alors Hélène Legeay, de l’ACAT (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture)* : « Nous appelons le CAT et les Nations Unies à condamner le phénomène tortionnaire et l’impunité au Maroc. Le royaume, soucieux de son image sur la scène internationale, sera amené à rendre des comptes s’il est condamné. Une condamnation par le Comité contre la torture serait un premier pas significatif dans la lutte contre l’impunité et encouragerait les autres victimes sahraouies et marocaines à porter plainte devant l’ONU, jusqu’à ce que la justice marocaine décide de rendre justice elle-même. »
Voilà, c’est le droit commun, le Maroc devra s’y faire.

* Il n’est pas indifférent que, le vendredi 23 janvier 2015, le Maroc ait assigné en justice l’ACAT et les victimes de tortures qu’elle défend… L’ONG a reçu une convocation du ministère de la Justice marocain, dans le cadre d’une plainte pour « diffamation, outrage envers les corps constitués, utilisation de manœuvre et de fraude pour inciter à faire de faux témoignages, complicité et injure publique » [1] !!! Tout est possible, non, au royaume enchanté ? Le Maroc a pourtant signé la Convention internationale contre la torture, dont l’article 13 dit que l’État doit garantir aux victimes le droit de porter plainte… [1] La convocation adressée à l’ACAT peut être consultée en suivant ce lien : https://www.acatfrance.fr/public/plainte_maroc_acat.pdf  

Post Scriptum : Le Maroc n’est certainement pas le pire des régimes au monde (mais cela ne l’autorise pas à vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes). Il y a de grands pays occidentaux, comme les Etats-Unis, qui maintiennent depuis des années des centres de torture institutionnalisés tel celui de Guantanamo, sur le sol de Cuba, à l’encontre de toute loi internationale. Il faut lire le livre récemment paru chez Michel Lafon, Les Carnets de Guantánamo, du Mauritanien Mohamedou Ould Slahi, qui y est toujours enfermé (depuis 2002). Ses mémoires écrites de 2005 à 2006, déclassifiées par l’administration américaine en 2012, ont pu être publiées grâce à Larry Siems, du PEN American Center, et après censure. Comme dit la quatrième de couverture : « Son journal n’est pas seulement la chronique fascinante d’un déni de justice, c’est aussi un récit profondément personnel : terrifiant, parfois férocement drôle, et d’une grande élégance. » Quelque part, son écriture me fait penser à son compatriote Abderrahmane Sissako, dont le merveilleux film Timbuktu enlumine nos écrans.

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