Christine Daure-Serfaty est morte le
28 mai 2014. La disparition de cette héroïne a été à peu près ignorée
par les grands medias français. Je reproduis ici le texte de Salah
Elayoubi publié par le site d’information marocain Demainonline. CV
Combien de vies Christine Daure-Serfaty a-t-elle sauvées ? Des
dizaines ? Des centaines ? Peut-être même des milliers. A son insu. Car
en plus d’avoir arraché son homme des griffes de la dictature, on lui
doit d’avoir porté sur la scène internationale, la nature abominable du
régime marocain, d’avoir ébruité les souffrances de notre peuple et
dénoncé l’oppression dont il faisait l’objet. Un exploit à une époque où
le silence complice était de mise, dans toutes les chancelleries
occidentales et où les organisations des droits de l’homme n’étaient
encore que balbutiement.
C’était hier. C’était tout à l’heure, tant les exploits des justes ne vieillissent ni ne meurent.
Grâce à son combat, la dictature marocaine n’aura jamais plus le même
visage. Et même si le régime continue, dans son pitoyable combat
d’arrière-garde, de tuer, ici ou là, quelques contradicteurs, il ne peut
plus se permettre l’arrogance criminelle de ces années-là, lorsque le
despote drapé dans ses costumes d’apparat et d’infamie, montait au
micro, regard oblique et sourire jaune, pour qualifier son effroyable
bilan de jardin secret ou pousser le déni jusqu’à oser l’amalgame
sémantique entre le bagne mouroir de Kelaat M’gouna et son festival
éponyme.
Jusqu’à ce que son chemin croise, début 1970, celui d’Abraham
Serfaty, Christine n’est rien d’autre qu’un professeur d’histoire et
géographie. Elle avait un temps, rêvé d’aller enseigner ces deux
matières dans cette Algérie qu’elle avait aidée dans sa lutte pour
l’indépendance. Ce sera Tanger. En 1962. La ville ressemblait alors tant
à la capitale algérienne qu’on est en droit de penser que le hasard
n’existe pas et que le destin avait, à dessein, guidé les pas de la
jeune femme vers la ville du Détroit, pour mieux l’éblouir et la
retenir, en prévision de ce qui allait suivre : Christine et Abraham.
Impossible d’évoquer la première, sans citer le second, tant ces deux-là
avaient fini par fusionner, pour incarner à travers leur propre drame
tous les ingrédients de la tragédie marocaine : amour, politique,
arrestations, tortures, condamnations et mort.
Abraham arrêté et condamné, l’affaire aurait pu en rester là, et lui
et tous les autres de crever dans les culs-de-basse-fosse et le
dictateur de s’en sortir à coup de ces pirouettes dont seuls les escrocs
et les criminels ont le secret.
Survint Christine ! Déterminée et intelligente. De cette intelligence
qui sied comme un gant aux justes et qui leur donne une intuition
acérée du bien et du mal. L’Algérie n’avait été qu’un tour de chauffe.
Cette fois, elle était résolue à écrire l’histoire, au lieu de se
contenter de l’enseigner. Essentiellement parce qu’ils avaient osé
toucher à son homme. Qu’ils l’avaient violenté et torturé.
Impitoyablement, méthodiquement, sauvagement, pour mieux l’humilier et
lui ôter sa dignité d’homme. Des compagnons en étaient morts. D’autres
avaient disparu, comme happés par la terre.
Accessoirement, Christine voulait aussi rendre au Maroc un peu de ce qu’il lui avait donné d’amour, d’amitié et d’hospitalité.
Et puis il y eut Kénitra, ce pénitencier d’infamie où croupissaient
aux côtés d’Abraham, la crème des patriotes, coupables d’avoir pensé
autrement. L’humiliation des parloirs, les files d’attente
interminables, la misère des familles des détenus, l’arrogance des
matons au service exclusif du despote, les fouilles vexatoires. Et
Christine comme une chandelle au milieu de ces ténèbres pendant les
dix-sept ans que durera le calvaire d’Abraham.
Puis il y eut l’indicible, Tazmamart, cette abomination commise au
nom de la vengeance. Pour le bon plaisir du Prince, le régime
administrait la mort lente à ceux que la justice avait « ratés » en ne
les punissant pas suffisamment d’avoir participé aux deux tentatives de
régicide. Un modèle qui rappelait les camps de la mort de sinistre
mémoire, modèle réduit.
Puis il y eut Fatima Oufkir et ses enfants qu’on punissait pour la
félonie du père et qu’on avait purement et simplement fait disparaître.
Faire disparaître, le régime était passé maître dans cet exercice. Alors
quelqu’un devait parler. Plus fort, plus loin, plus haut que tout ce
qu’on avait essayé jusque là. Remuer ciel et terre. Ce sera Christine.
La suite tout le monde la connaît. On peut défaire un dictateur de
différentes façons. Christine l’a fait superbement. A sa façon. En
démasquant Hassan II. Beaucoup plus qu’une défaite encaissée à domicile,
l’homme y avait laissé des plumes, perdu du crédit et la face, en
prime, confondu par ses propres mensonges et turpitudes. Le monde entier
découvrait les exhalaisons nauséabondes des jardins secrets du tyran.
A dérouler l’actualité sordide de notre pays, on se rend compte du
chemin qui reste encore à parcourir. Que de morts impunies, que de
destins brisés, que de vies volées, pour qu’un clan indigne continue de
sévir. Christine qui s’était épuisée à combattre, près de quarante ans
durant, avait un moment espéré, à la mort d’Hassan II. En vain ! Elle
était un peu fatiguée de tout ça. Il faut dire qu’un jour d’automne
2010, la mort avait fini par rattraper son homme et cette fois elle
n’avait rien pu faire. Ce 28 mai 2014, elle s’est éteinte doucement,
comme la chandelle qu’elle fut pour des centaines de milliers de ceux
que le régime avait précipités dans les ténèbres de son sinistre projet.
Repose en paix Christine !
Salah Elayoubi (Demainonline, 2 juin 2014)
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