Hamid Chabat et Abdelilah Benkirane
Ecrit par Ali Anouzla, traduit par Salah Elayoubi, 27/6/2013
alianouzla 120La crise gouvernementale a franchi le cap des quarante jours, sans qu'une sortie se profile à l'horizon. Tranquillement, sereinement, commentent sarcastiques, nos compatriotes. Un mois entier, en mode «sur-place», à mettre au débit du premier gouvernement dirigé par des islamistes.
Un immobilisme inquiétant qui n'est que la partie émergée des ennuis de Benkirane, depuis la nomination de Chabat à la tête de l'Istiqlal, le 23 septembre 2012, avec, en point d'orgue, sa sortie fracassante du 11 mai, annonçant le retrait de son parti de la coalition gouvernementale. Autant se l'avouer, ce ne sont pas moins de huit mois qui ont ainsi été perdus en querelles stériles !
Les noirs desseins de Chabat et des siens
Il apparaît désormais clair que Chabat n'avait d'autre dessein que celui d'entraver les initiatives que le PJD enthousiaste, se targuait de vouloir entreprendre et qui lui ont valu d'engranger un capital de sympathie auprès de nombre de Marocains, telles que la réforme du cahier des charges de l'audiovisuel, ou encore la publication des listes des bénéficiaires des différents agréments. C'était sans compter avec le Chef de l'Istiqlal et ses cris d'orfraie qui auront réussi à torpiller le cours de ces réformes. On aurait pu mettre le mémorandum et les déclarations lapidaires de ce dernier sur le compte d'une revendication d'un remaniement gouvernemental, au bénéfice de son parti. Tout ce battage s'est en définitive révélé pure gesticulation à destination des médias. Une rhétorique tonitruante, d'où était absente la moindre allusion à un quelconque bouleversement dans la répartition des maroquins. Exit donc la motivation purement politicienne et haro sur les quatre grandes réformes projetées par le PJD : fiscalité, Caisse de retraite, élections locales de 2015 et Caisse de Compensation.
Quatre réformes et autant de casse-têtes
Caisse de compensation  ! Le mot qui fâche et la mère de toutes les réformes. Celle à laquelle aucun gouvernement n'avait encore osé se frotter. Une « vache à lait » de cinquante quatre milliards (54.000.000.000) de dirhams. Chiffre si faramineux, qu'il en paraît irréel, dépassant de loin, le budget du ministère de l'Education nationale. En 2002, il ne représentait que quatre milliards de dirhams. Comment expliquer qu'il soit aujourd'hui, treize fois plus élevé ?!
Une question en appelle une autre, on ne peut plus peut légitime : Chabat a-t-il agi de sa propre initiative, ou n'aurait-il pas, plutôt, joué une partition, inspirée par ceux que les réformes effraient et qui ont tout intérêt à les voir remises aux calendes grecques et le gouvernement Benkirane vidé de sa substance et réduit au rôle d'expéditeur des affaires courantes ?
La Caisse de compensation, cette vache à lait
Souvenons-nous : 2002, un incendie monstre éclate au complexe pétrochimique de Mohammedia. Il va pousser le gouvernement du moment, à libéraliser l'importation des produits pétroliers et propulser, comme par enchantement, au-devant de la scène, un proche du Palais, Aziz Akhennouch. Celui-ci devient alors l'un des plus gros fournisseurs de carburant et son première distributeur, sur sol marocain. Depuis cette date, le montant des compensations dues aux produits pétroliers n'a cessé de prendre l'ascenseur, entraînant dans son sillage, celui des produits de première nécessité, grevant le budget de l'Etat à milliards. A se demander si les sommes englouties correspondent bien à la réalité des produits mis sur le marché. Une question que la Cour des comptes n'avait pas manqué de soulever en 2008 et qui n'a, bizarrement, toujours pas trouvé de réponse, à ce jour.
Tel un trou noir, la Caisse de compensation avale tout ce qui passe à proximité de son orbite, dans la plus totale des opacités, ne profitant, contrairement à sa vocation première, qu'aux riches et aux grandes entreprises.
Réforme fiscale ou paix sociale : la bourse ou la vie !
Incomplète et bien timorée est la réforme fiscale entreprise par le gouvernement, parce qu'elle ne s'est pas encore étendue aux domaines sensibles que sont l'agriculture, le logement social ou encore l'enseignement privé qui bénéficient largement aux grandes fortunes. Une réforme qui passe également par un élargissement de l'impôt à des secteurs informels qui continuent d'échapper à toute imposition. Autant de procédures que leur simple évocation rend très vite impopulaires socialement, risquées électoralement et dont on sait qu'elles pourraient non seulement aliéner au gouvernement, une partie de sa majorité, mais aussi lui attirer les foudres des véritables sphères du pouvoir, soucieuses de préserver la paix sociale, vitale à la survie du régime marocain.
Des retraites au bord du gouffre
Comment expliquer également que la réforme des retraites soit mise en sommeil, alors qu'en 2014, l’État sera, pour la première fois, depuis l'indépendance, dans l'incapacité de verser les pensions ? Une réforme vitale qui nécessite un consensus politique le plus large possible, loin de tout calcul politicien ou arrière-pensée électoraliste, en vue d'élargir la base des cotisants et repousser l'âge des départs à la retraite. Un défi que l'intelligence commande de relever en toute urgence.
Elections locales et péril islamiste
Et que penser du report des élections locales. Un enjeu autrement plus important que le gouvernement lui-même ? Quand on connait la facilité avec laquelle furent organisés le premier référendum sous Mohamed VI et les élections qui ont suivi en novembre 2011, on ne peut s'empêcher de sourire à l'écoute des prétextes invoqués pour reporter l'échéance. Nul doute que le risque de voir, à nouveau, les islamistes rafler la mise, joue le rôle de repoussoir, les dernières élections partielles ayant apporté la preuve que le PJD continuait de jouir de la confiance de son électorat.
Quatre réformes cruciales pour le fonctionnement du pays et le devenir de ses institutions, sont donc en panne. Quatre pannes susceptibles de faire germer le chaos et les rares scénarios de sortie de crise qui s'amenuisent chaque jour un peu plus, rendent leur mise en pratique, plus ardue, plus coûteuse et plus risquée.
Une sortie de crise entendue
La chose politique étant ce qu'elle est au Maroc, il n'est pas exclu qu'une intervention directe ou indirecte du roi, ramène le calme, au sein de la coalition gouvernementale. Le PJD pourrait être amené à concéder le report de quelques unes de ses réformes. A charge pour l'Istiqlal de réviser le plafond de ses revendications et se ranger à une solution qui satisferait ses dirigeants. Un scénario plus que plausible, la coalition ayant réussi l'exploit de cohabiter, huit mois durant, malgré les divergences profondes et la guerre des communiqués qui a embrasé le microcosme politique. Mais le recours à une telle solution pourrait faire perdre aux partis de la majorité, le peu de crédibilité qu'il leur reste auprès de l'opinion publique et de leur électorat. C'est le Palais qui tirera les marrons du feu pour apparaître, une fois de plus, sous les traits du saint Sauveur, garant de la stabilité des institutions et ultime recours contre le chaos.
Mascarade pour un règlement de comptes
L'autre scénario serait celui d'une nouvelle formation gouvernementale, sans les Istiqlaliens. Très peu plausible, car si au parti de la Balance on n'a guère hésité à hausser le ton et fait dans la surenchère, il n'a jamais été question de quitter la coalition. Une simple démission collective de ses ministres aurait suffi à clore le chapitre. En réalité l'Istiqlal joue le rôle qu'on lui avait imparti, dans cette crise factice. Une sorte d'Opéra-bouffe ou de mascarade, où il s'est ridiculisé à se prendre au jeu, surjouant son personnage, jusqu'à l'absurde, ignorant qu'il faudra bien que la représentation s'achève, un jour et que les masques tombent !
Coup d'Etat à blanc
Invectives virulentes et critiques acerbes émanant de la majorité comme de l'opposition, silence assourdissant du Palais, disparition inexpliquée du Chef de l'Etat, en pleine crise gouvernementale, sont autant de signes annonciateurs d'une conspiration qui se concocterait en coulisse. Le pire des scénarios, un « Coup d’État à blanc », contre le premier gouvernement dirigé par des islamistes.
D'aucuns pourraient s'interroger sur la nécessité de faire chuter un gouvernement dirigé par un acharné et auto-proclamé défenseur de la monarchie, résigné à toutes sortes de concessions, jusqu'à la compromission, supportant les pires humiliations, allant même jusqu'à se confondre en excuses à ceux-là mêmes qu'il qualifiait la veille de son élection, de corrompus.
Comme quelqu'un se tirerait une balle dans le pied, Benkirane et les ministres de son parti n'ont guère besoin d'attaques de leurs pairs pour se discréditer. Ils s'y entendent parfaitement tout seuls. Nombre d'entre eux se trouvent empêtrés dans des conflits surréalistes, avec certains de leurs subalternes, comme c'est le cas pour Mustapha El Khalfi, que s'acharne à humilier quotidiennement, la Directrice de l'Information la deuxième chaîne.
D'autres se retrouvent en situation de paria, comme Mustapha Ramid. Pas seulement parce qu'il se trouve tantôt assiégé dans son bureau par les syndicats de son ministère, tantôt interdit d'accès au congrès des avocats, tantôt aux prises avec le Club de la magistrature, mais parce que le Palais a rompu toute communication avec lui, après ses deux menaces de démission, jamais suivies d'effet. En désespoir de cause, et pour donner le change, le ministre s'est lancé dans l'organisation de conférences aussi vaines qu'interminables, à la recherche d'une solution miracle, pour réformer la justice, avec pour tout résultat de ruineuses factures de voyages, de location de salles, de banquets et de frais de séjour, au bénéfice de ceux-là mêmes qui ont contribué à faire du ministère de la justice le département corrompu que l'on sait.
PJD, le dernier « kleenex » en date du Makhzen
Bien plus que les pitoyables velléités de démission d'un Ramid ou les menaces à peine voilées de Benkirane à propos d'un retour du Printemps dans les rues marocaines, ce qui terrorise par-dessus tout le Makhzen, c'est un raz-de-marée islamiste. Faire capoter la première expérience islamiste reste donc une priorité, non pas tant parce que le PJD, dont on connaît la docilité et la soumission, constituerait un danger, mais parce qu'il est l'incarnation du mal absolu, l'Islam politique. Son arrivée au pouvoir et son succès, constitueraient indéniablement un appel d'air pour d'autres courants jugés moins dociles et moins malléables, comme le parti de la « Oumma » ou les salafistes, qui ne cachent plus leur ambition de pouvoir et qui seraient autant d'alternatives, le temps pour le PJD, dernier « kleenex » en date du Makhzen, de mordre la poussière, vidé de toute substance.
Comme un goût de déjà vu
La situation politique actuelle rappelle bien étrangement celle qui a suivi les élections de 2002 et qui a débouché sur «l'expérience démocratique», sitôt baptisée, sitôt avortée par le «Coup d'Etat à blanc» mené contre l'USFP et qui porta au pouvoir, un proche du Palais. Un scénario identique ne serait pas à exclure. Même si 2002 ne ressemble pas tout à fait à 2013, les fondements absolutistes du régime marocain lui ont depuis toujours, inspiré les solutions les plus inattendues. Le ballon d'essai de Chabat, évoquant un gouvernement d'Union nationale, pourrait très bien en faire partie.
Sans doute ses dirigeants l'ignorent-ils, mais le PJD est la seule force capable de s'opposer à un tel scénario. Benkirane se trouve à un carrefour crucial de son existence politique. Ils devra faire le choix entre la compromission et son cortège d'humiliations, et le courage d'une autocritique franche et sincère de ses huit mois au pouvoir.
Comme une équipe de football évoluant sur un gazon inconnu, avec des joueurs empruntés, sans ses réservistes, et qui, de surcroît n'aurait pas les faveurs de l'arbitre, le PJD n'en a pas moins la balle dans son camp. Il va lui falloir forcer la décision et s'attirer la sympathie de ce qui reste de spectateurs ou quitter le terrain sous les huées, les sifflets et les quolibets, comme le fut son prédécesseur, l'USFP.
Peu avant son élection à la Présidence de la République, Moncef Marzouki  avait eu ces quelques mots :
«L'opposition n'a de sens qu'en démocratie. En dictature, c'est la résistance qui devrait être la règle !»
Si le Maroc était une démocratie, comme ils le prétendent, nous ne parlerions pas de gouvernement et de réel pouvoir, parce qu'en démocratie, le gouvernement est tout simplement le dépositaire du pouvoir.
Le grand péché de Benkirane, comme d'autres avant lui, aura été de s'auto-inoculer une sorte de schizophrénie bien marocaine, consistant à s'accommoder de cette idée stupéfiante, que l'on puisse se résoudre à gouverner un pays sans jamais détenir l'ombre d'un pouvoir.