Question : On se souvient de l’oraison funèbre particulièrement
émouvante que vous avez prononcée aux funérailles du cheikh Abdessalam
Yassine. Ceux qui ne vous connaissaient pas, ont pu ainsi apprécier vos
talents d’orateur, alors que vous meniez une violente charge contre ceux
que vous qualifiez de « normalisateurs et les collaborationnistes de la
tyrannie et de la corruption». Qui êtes-vous Mohamed El Marouani ?
Réponse : Licencié en sciences économiques, option
économétrie et titulaire d’un diplôme d’études supérieures (DES) en
gestion, je suis chercheur sur les questions de la pensée politique
islamique et prépare actuellement une thèse doctorale sur « la Théorie
de la légitimité du pouvoir politique en Islam ».
Marié et père de trois enfants, Je suis administrateur principal et
responsable d’études à Maroc Telecom et ex-vacataire à l’Institut
national des postes et télécommunications, cycle des gestionnaires.
Président-fondateur du Mouvement pour la Oumma de 1998 à 2011, je
suis le coordinateur national actuel du parti du même nom. Ex-militant
et responsable syndical, j’ai également fondé nombre d’associations et
de coordinations civiles, participé aux actions de défense des droits de
l’homme (débats ou manifestions de protestations ou de solidarité avec
les prisonniers politiques et pour délit d’opinions). Ex-détenu
politique, j’ai été condamné à une peine de vingt cinq (25) ans ramenée à
dix (10) ans en appel, avant d’être libéré, le 14 avril 2011, dans le
sillage des manifestations du Mouvement du 20 Février. Je suis l’auteur
de plusieurs publications sur différents thèmes (Constitution et
démocratie, enseignement, économie… etc ) dont notamment, un ouvrage sur
le pouvoir politique dans la pensée politique islamique historique et
contemporaine (publié sous forme d’articles).
Quelles étaient vos relations avec cheikh Yassine et Al Adl wal Ihsane ?
Cheikh Yassine était l’un des rares leaders dans ce pays à avoir
continuellement et sans répit, fait la démonstration d’un courage à nul
autre pareil, contre le despotisme et la corruption. Ses adresses
témoignent de la grandeur du personnage. Malgré l’incarcération,
l’assignation à domicile, les persécutions et l’enfermement
psychiatrique, il n’a jamais infléchi sa lutte.
Par ailleurs, l’homme était un intellectuel, porteur d’un projet de
société doué de qualités incontestables, nécessaires au leadership et le
charisme qui va avec. Il en fallait pour accompagner et faire évoluer
Al Adl Wal Ihsane vers la place importante qu’elle occupe aujourd’hui
dans le champ politique marocain.
Les relations que nous avions tissées tant avec lui qu’avec son
organisation étaient et demeurent bâties sur le respect mutuel, la
coopération et la solidarité.
Vous avez été condamné à vingt cinq ans de prison, avant d’être
gracié par le roi ? Quelles ont été les circonstances de votre
arrestation et votre condamnation ?
Dès 2006, le Makhzen avait mis en place un plan politico-sécuritaire
visant la restructuration (ou plutôt le reformatage) de la scène
politique marocaine dont les grandes lignes sont :
- Démantèlement forcé ou consenti des partis administratifs pour la
refondation d’un contexte politique en adéquation avec les besoins du
Makhzen,
- Répressions des médias indépendants,
- Affaiblissement de la mission électorale du PJD (sur le plan
politique, le PJD ne représente plus aucune menace pour le régime
politique makhzénien)
- Poursuite de l’opération de fichage sécuritaire à l’encontre d’Al
Adl Wal Ihsane en vue de les contenir comme l’a si bien signalé Pierre
Vermeren dans son ouvrage « la transition inachevée ».
C’est dans ce contexte politique que s’est déroulée notre arrestation
et notre condamnation. Le Makhzen a pris le pli d’autoriser les partis
qui se rangeaient à sa vision politique et ne pouvait décemment pas
tolérer un parti politique qui revendiquait sa liberté et son autonomie
et était donc aux antipodes de sa nature despotique. A défaut de
soumettre le parti, et convaincre ses responsables, le Makhzen a choisi
de nous museler en nous intentant un procès inéquitable au cours duquel
la présomption d’innocence a été magistralement violée par le ministre
de l’intérieur de l’époque, Chakib Benmoussa. A la clé un jugement d’une
médiocrité inégalée.
Comment peut-on être condamné aussi lourdement, un jour, et être
purement et simplement libéré un peu plus tard ? N’est-ce pas là une
preuve que les mêmes méthodes de manipulation et de dissuasion sont
appliquées par le Makhzen? Et n’est-ce pas là, un aveu de votre
innocence et peut-être aussi, celle d’autres condamnés ?
Aucun doute à ce propos ! Le makhzen était persuadé que les
conditions étaient réunies pour asseoir son hégémonie sur le champ
politique. Il n’aura pas dérogé à cette approche Keynésienne qu’ont tous
les régimes despotiques de la vie politique. Ils sont, dans leur
essence, obnubilés par une vision à court terme. « A long terme, nous
serons tous morts ». Le projet, toujours le même, tuer dans l’œuf toute
tentative de lutte contre le despotisme et la corruption.
Mais c’était compter sans le Mouvement du Vingt février qui, dans le
sillage de ce que l’on a appelé « Le Printemps arabe », a contrecarré
les plans du Makhzen qui a été ainsi contraint de nous libérer. Nous
devons, pour l’essentiel, notre libération à ce Mouvement. Un juste
retour de bâton pour ceux qui nourrissaient l’ambition de porter
atteinte à nos droits les plus élémentaires, et entacher notre
réputation pour nous couper de notre base et nous aliéner l’opinion
publique. Notre libération est un revers manifeste pour l’administration
du Makhzen qui a toujours privilégié les choix sécuritaires au
détriment d’une stratégie de développement.
Toutefois, je dois déplorer un bémol à cette victoire. D’autres
détenus islamistes continuent de croupir dans les prisons. Une sorte de
monnaie d’échange pour nous contraindre à un changement dans nos choix
politiques. En pure perte, tant notre détermination de lutter
pacifiquement pour l’instauration d’un véritable État de droit où les
marocains, pourront jouir d’une vie décente et où les richesses seront
réparties de façon équitable, reste entière.
La cour d’appel a refusé la constitution du parti politique «AL
Oumma» dont vous projetiez la création. C’est sans doute un signe qu’on
vous tient encore à l’œil, malgré la grâce dont vous avez bénéficié.
A-t-on justifié ce refus ?
Pour notre malheur, le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant et
souffre de problèmes structurels profonds. Un exemple : le tribunal
administratif s’est prononcé en appel contre la constitution du parti Al
Oumma, alors même que le délégué royal pour la défense du droit et de
la loi, partie neutre, avait émis un avis favorable. Un verdict
scandaleux, quand on sait que le jugement a été fondé sur des questions
de délai de prescription des attestations d’inscription dans les listes
électorales, sur une décision ministérielle et ce en dépassement
flagrant de la loi et de son décret d’application. Un argument qui
équivaut à rejeter toutes les attestations fournies par les députés à
l’occasion des élections du 25 novembre 2011.
En réalité, le refus d’autoriser la constitution du parti Al Oumma
est une décision purement politique qui ne peut être dissociée du
contexte général fait de répression des libertés, de procès fabriqués
contre les militants du 20 février et d’emprisonnement politique dans
des conditions contraires à la dignité humaine.
Beaucoup parmi les vingt février semblent convaincus qu’un accord à
tout le moins informel, sinon tacite aurait été passé entre le PJD et
Al Adl Wal Ihsane, ainsi que d’autres mouvances islamistes, afin de
donner à Benkirane et son gouvernement une chance d’expérimenter leur
programme politique. Certains n’hésitent pas à suspecter un accord sous
les auspices ou à l’instigation du Makhzen. Ils évoquent une trahison.
Qu’en pensez-vous ?
Je ne me permettrais pas de répondre à leur place. Vous pourrez
toujours leur poser la question. En ce qui concerne le parti Al Oumma,
nos positions resteront inchangées tant que le contexte actuel demeurera
le même. Nous serons toujours aux côtés des opprimés, opposés au
despotisme, à la tyrannie et la corruption. Le retrait d’Al Adl Wal
Ihsane, avec qui nous partageons bon nombre de points de vue, est une
décision politique interne. Nous devons la respecter. Au demeurant,
s’ils ont quitté les manifestations, ils n’ont pas quitté la scène, mais
affirment leur propre ligne politique. Enfin, faut-il le souligner, nul
ne peut soupçonner Al Adl Wal Ihsane d’avoir jamais eu d’affinités avec
le pouvoir.
En Tunisie et en Egypte le premier réflexe des islamistes, au
lendemain de la révolution, semble vouloir être celui d’en découdre
avec les mouvements laïcs, de chercher à s’incruster
constitutionnellement, tout en agitant la Charia, comme une menace, sans
jamais apporter de solution démocratique. Quelle est la place du
concept de la démocratie dans votre esprit?
Tout d’abord, il nous faudrait nuancer le propos. Ce qui se passe en
Tunisie et en Egypte n’a rien à voir avec l’adoption ou non de la
Démocratie. L’Egypte et la Tunisie vivent une période de transition
démocratique que l’on peut assimiler à une « zone de turbulence ». Dans
un tel contexte, on relève deux types d’évènements :
• Des évènements que l’on peut qualifier de normaux ou naturels, liés
au débat politique qui agite la société civile et met aux prises des
projets politiques diverses: nationalistes, libéraux, gauchistes et
islamistes. Cette diversité est à mettre au bénéfice d’une bonne santé
de la démocratie et d’une richesse dans les échanges, tant que le
dernier mot revient au peuple, via des élections transparentes et dans
un contexte de liberté. C’est, somme toute, la voie empruntée par toute
démocratie.
• Des évènements liés aux soubresauts du régime renversé visant à déstabiliser le processus démocratique.
Toute transition démocratique connaît des moments de tensions
dépassées aussitôt qu’est mis en place un cadre politique et
constitutionnel. La démocratie demeure, à ce jour, le meilleur système
expérimenté par l’humanité pour s’organiser en société civile et gérer
ses choix stratégiques. Il y a lieu de signaler que l’Etat dans la
pensée islamique est un Etat civil qui peut prendre toute forme possible
suite un consentement des composantes de la société. Il n’est nullement
figé.
Notre projet politique s’articule autour de deux axes: le peuple
source du pouvoir, et la souveraineté de la loi. Cependant il faut
distinguer entre source du pouvoir et source du droit. La charia peut
être l’une des sources du droit et peut être la source principale du
droit. En Egypte, par exemple, peu ou prou sont, y compris parmi les
coptes, opposés au principe de la Charia, comme source du droit. On peut
en tirer la conclusion que tout est fonction de la volonté populaire et
c’est là la principale règle de la démocratie : le respect de la
majorité sans compromettre les droits des minorités et de l’opposition
politique.
Vous n’avez pas manqué d’adresser des messages politiques au
pouvoir Marocain, au PJD… quel bilan faites- vous d’une année après
l’arrivée de ce gouvernement?
Je considère que le gouvernement est le produit du contexte politique
et ne peut agir au-delà de ses compétences et possibilités politiques
et constitutionnelles. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas
perçu de changements fondamentaux dans la vie politique, sociale et
économique des marocains nous incitant à changer de position politique.
Un simple exemple : le régime continue à s’opposer à notre droit à
l’expression et à l’organisation.
Trois conditions doivent être réunies pour que l’on puisse juger ou
non de l’efficacité et de l’efficience de la formation
gouvernementale : un large soutien populaire, un contexte politique
sain et ouvert, et enfin un cadre constitutionnel démocratique.
Côté soutien populaire, les sondages ne dépassent pas le chiffre de 27%.
Le climat politique est marqué par les emprisonnements politiques, la
répression du droit d’expression et d’organisation (le cas du Parti Al
Oumma, répression de la presse et des manifestations pacifiques…).
Le cadre constitutionnel est marqué par l’hégémonie de l’institution
royale jusque sur l’application du programme gouvernemental.
Cet état des lieux a contribué à la chute d’un certain nombre d’indicateurs :
- • Indice de la démocratie: le Maroc est passé de 116 en 2010 et 119 en 2011 ancrant le Maroc dans la sphère des pays totalitaires, alors que la Tunisie est passée du rang 144 à 94 pour la même période, lui permettent de quitter cette sphère et regagner les pays à régime hybride en cours d’instauration de la Démocratie.
- • Indice de la corruption: le Maroc passe de la position 80 en 2011 à 88 en 2012 selon le rapport de transparence internationale.
- • En matière des libertés, le Maroc enregistre une chute des libertés de la presse et ce en passant de 135 en 2010 à 138 en 2011 selon le fameux rapport des libertés de la presse au titre de 2012 édité par Reporters sans frontières.
La constitution ne laisse de liberté à aucune formation politique,
d’exercer le pouvoir et d’appliquer ses programmes, assimilant tout
gouvernement travaillant avec cette monarchie exécutive, à un serviteur
du pouvoir, en dépit de tout bon sens démocratique.
Il n’est pas exagéré de dire que le gouvernement actuel a réussi à
jouer le rôle qui lui a été dévolu de faire-valoir pour redorer le
blason au makhzen et nous renvoyer à une ère de plomb relookée. Alors
que la vie politique est à l’agonie, le camp du despotisme reprend
l’initiative et le dessus.
Aussi bien Wikileaks que le livre « Le roi prédateur » évoquent
l’implication du roi et de son entourage dans des agissements d’abus de
pouvoir, de haute corruption et de multiples scandales et actes de
prédation économiques. Le palais n’a jamais démenti ces deux sources.
Pourquoi à votre avis ?
L’institution royale a son porte-parole dont la responsabilité est de
répliquer à ces accusations. Son silence assourdissant a valeur
d’assentiment.
Comment appréhendez-vous la situation politique du Maroc et son avenir ?
Le Makhzen persiste dans son ignorance coupable du mécontentement
populaire exprimé dans la rue. Il refuse d’honorer ses propres
engagements pour une transition démocratique. Aucune des promesses
économiques et sociales n’a été tenue. Droits et libertés continuent à
être bafoués dans un champ politique éteint. Autant de constatations qui
me font penser que les ingrédients d’une nouvelle vague de révolte sont
désormais réunis.
Interview réalisée par Salah Elayoubi et Ahmed Benseddik
URL courte: http://www.demainonline.com/?p=24050
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