Par Salah Elayoubi, demainonline, 8/1/2013
Opinion. Qui mieux qu’un misérable saurait narrer la
tragédie qui frappe les siens ? Et comment raconter aux autres,
l’indicible horreur, lorsque à la tragédie s’ajoute la barrière de la
langue ? Pour ce qui nous concerne, tout ce que nous pourrions jamais
décrire de la noirceur de cette misère-là, de la morsure du froid, de
l’insupportable enclavement ou de la mort du nourrisson, ne vaudra pas
tripette, tant la tâche est insurmontable.
http://youtu.be/pUpVYr18x3s
Tout commence au bord d’une route incertaine. Long ruban grisâtre,
grignoté par la crasse, l’érosion et les malfaçons qui serpente au
milieu de nulle part et qui a emporté la vie de tant de ses usagers. Et
tout s’achève au fond d’une vallée encaissée, où seul le vent glacial
qui souffle sans discontinuer, ose encore rompre le silence imposant de
l’Atlas. Entre les deux, le néant, sous la forme d’un désert de pierres
ocre rouge, éclatées par le gel et des sentiers improbables, à jeter
l’effroi parmi les mules les plus endurcies. Des sentiers tracés à force
de cheminements, par des populations qui doivent à leur incomparable
instinct de survie, d’avoir traversé le temps et les complots des hommes
et ceux de la nature, pour les réduire. Une prodigieuse prouesse de la
génétique !
Avez-vous remarqué comment ceux d’Anfgou vous parlent de leur
misère ? En souriant. Comme cette femme qui raconte l’agonie de son
nouveauné, des jours durant, entre diarrhées, vomissements, toux,
fièvre, avant d’être emporté, faute de soins.
Un certain El Houcine El Ouardi, Ministre de la Santé, est bien passé
par là. Un bonimenteur outrecuidant, comme seul sait en fabriquer notre
système politique et qui a prétendu avoir rencontré la mère en
question. Pure calomnie. Qu’était-il donc venu faire là, sinon rendre
visite à ceux qui souffrent ? La mère ne s’y était pas trompée. Sa
dignité lui aura épargné de se porter à la rencontre du ministre, car
ici, on sait mieux qu’ailleurs, que tout ce qui vient du Makhzen n’est
que mensonges, travestissement de la réalité, fausses promesses et
persécutions !
Alors, elle lève un doigt vers le responsable présumé de la tragédie
qui l’a frappée, le ciel. Il vaut mieux viser celui-là, plutôt que
l’«autre ciel», pour rester soi-même en vie. Combien sont morts d’avoir
osé, dans le passé, dénoncer les véritables responsables du drame et
s’insurger contre l’incurie de l’administration centrale ?! On ne les
conte, ni ne les compte plus, dans ce coin, où même les montagnes
semblent avoir des oreilles.
Étrangement, celle qui raconte le drame exhibe, ô divine surprise, un
téléphone portable. La civilisation serait-elle donc parvenue
jusqu’ici ? Non, mais les affaires oui, qui continuent envers et contre
tout, ou plutôt contre tous ! Car ceux qui ont oublié de tendre la main
à ce Maroc-là, n’ont pas oublié de le doter d’antennes de téléphonie
mobile, histoire de mieux plumer ses mort-vivants. L’argent n’a pas
d’odeur. La mort non plus ! C’est connu.
Quelques arpents d’Atlas plus loin, une fillette surgie de son
village, raconte un autre morceau de la tragédie. Elle vient d’un
village enterré sous la neige, Tamlout. On le rebaptiserait « Talmout »,
« jusqu’à la mort », qu’on ne risquerait pas de s’égarer, tant ce coin
de l’Atlas a aligné de cadavres, à chaque fois que la nature s’y est
emportée.
La fille qui n’a même pas achevé d’en découdre avec ses dents de
lait, est propulsée dans un monde d’adultes, fait de cruautés et de
privations. Elle porte un bébé dans le dos, comme d’autres les stigmates
d’une sombre blessure. La mort de sa génitrice lui a légué un
encombrant héritage, en la personne de son frère cadet. Le diktat de son
père a fait le reste. Il l’a condamnée à porter ce dernier, comme on
porterait une croix.
Plus question d’école ! « Ourilli ! », sourit-elle !
Histoire d’un rêve brisé, dont personne ne se souciera ! D’autres
petites filles, comme elles, sont légions, qui, la nuit venue,
croupissent sur des paillasses infâmes, nourries de coups, d’injures,
de cuissage et de restes ignobles de festins qu’elles auront largement
contribué à confectionner, la journée durant, dans les cuisines de
quelques maisons bourgeoises des grandes villes. Certaines, en sont même
mortes.
La somme de tout ce que l’on pourra dénoncer, multipliée par mille,
ne suffirait pas à quantifier toute la souffrance de ces misérables.
Pour un drame jeté en pâture aux projecteurs, combien d’autres resteront
dans l’ombre, jusqu’à ce que la mort vienne à nouveau, nous rappeler
que la vie existe bel et bien à Anfgou et ailleurs !
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