Par Ali Amar, Slate, 6/9/2012
Pour l'écrivain et journaliste Ali Amar, le cousin germain du roi du Maroc, réputé pour être son contradicteur intime, se révèle comme son meilleur allié objectif. Est-ce vraiment une surprise?
Le prince Hicham devant le cercueil du roi Hassan II, 25 juillet 1999, Rabat, AFP/MANOOCHER DEGHATI
S’il avait quelque inquiétude à l’endroit du trublion de la
famille royale, le roi Mohammed VI devrait plutôt s’en réjouir.
Son cousin
germain, le prince Hicham Ben Abdallah El Alaoui, avec qui les liens sont officiellement
coupés depuis son intronisation en 1999, vient de lui donner le meilleur des
gages à son attachement à la Couronne.
Un hymne subliminal à la monarchie
Preuve en est la tribune qu’il publie dans le New York Times intitulé «Morocco is on the path to Change» (Le Maroc est sur la voie du changement).
Un hymne subliminal à la monarchie alaouite.
Il y estime d’emblée que «le Maroc est sur la voie du changement», en
expliquant de quelle manière les monarchies arabes ont résisté à la déferlante
révolutionnaire contrairement aux régimes tutélaires de Tunisie, d’Egypte,
voire de Syrie, nonobstant leurs différences.
La manne des pétrodollars pour
les royaumes et sultanats du Golfe et une forme de dextérité politique pour le
Maroc et la Jordanie les ont, selon le prince, sauvés de la dévastation.
Le prince Hicham explique notamment que, à part les monarchies
pétrolières du Golfe qui ont acheté la paix sociale grâce à la richesse de leur
sous-sol, le Maroc et la Jordanie, dépourvus de cette rente, «n’ont pas eu d’autres choix que de
libéraliser le système plutôt que de le rendre plus démocratique».
En clair, le rendre plus permissif à certains égards tout en
le maîtrisant à travers un système forcément sécuritaire.
Un chauvinisme génétique assumé
Malgré toute la subtilité du texte et la minutie de son
auteur, réputé pour le doigté dont il revêt chacune de ses expressions écrites,
son verbe est révélateur.
Le contenu de l’article confirme l’aveu, après tout sincère,
de ce prince au sang bleu. En 2011, interrogé sur la question monarchique, alors que les régimes arabes étaient tous
secoués d’une manière ou d’une autre par le big bang tunisien, il répondait par un
chauvinisme génétique consubstantiel à son lignage:
«Je reste convaincu qu'un changement dans le cadre d'une monarchie réformée représente la solution la moins coûteuse pour le Maroc. Je mentirais si j'affirmais que la biologie est étrangère à cette conviction.»
La biologie justement. Ici réside l’indépassable dans la
réflexion du prince depuis qu’il a endossé très tôt les habits de
l’intellectuel politique réformateur. L’ADN pour légitimité, le savoir en
science politique pour se frotter à l’agora. Tels sont les deux versants de son
charisme, mais aussi de ses limites.
Des thèses presque officielles
Derrière quelques artifices de mise en garde, le cousin
germain du roi, troisième dans l’ordre de succession monarchique —ne
l’oublions pas—, déclare dans sa tribune du New York Times deux
postulats
que la propagande chérifienne ne renierait pas:
—D'une part, les monarchies arabes, dont celle du Maroc, ont survécu à
la déferlante des révolutions. Elles y sont parvenues grâce à leur enracinement
dans l’identité nationale de leurs Etats, leur combat contre le colonialisme et
du fait de l’importance historique de leur institution.
—D'autre part, les monarchies ont traditionnellement arbitré les conflits
entre les différents groupes et classes, agissant en tant que gardiens
bienveillants de la société. Ils ont également permis à d'autres institutions,
comme les parlements, de représenter le peuple, restant ainsi au-dessus de la
mêlée politique.
Voilà un démenti cinglant à ceux qui voulaient entrevoir
dans la posture politique du «Prince
rouge» des caractères réminiscents d’un Philippe-Egalité en France à la fin du XVIIIe siècle.
Le
prince Hicham adopte à l’évidence un ton qui tranche avec la plupart de
ses précédentes sorties médiatiques, notamment lorsqu’il déclarait en
janvier 2011 au journal espagnol El Pais, au sujet des révoltes arabes:
«Le Maroc n’est pas encore touché mais il ne faut pas se leurrer sur ce fait: pratiquement tous les systèmes autoritaires vont être atteints par la vague de contestation et le Maroc ne fera probablement pas exception.»
Reste que moins d’un an plus tard, il disait déjà à L’Express que l’instauration d'une assemblée constituante au Maroc serait irréaliste:
«Cela signifierait la fin du régime. Historiquement, les assemblées constituantes servent à consommer la fin d'un régime.»
Et surtout que:
«L'institution monarchique est à la fois une institution d'arbitrage et le symbole de l'identité de la nation. Les populations de ces pays adhèrent majoritairement à ce concept.»
«Mais cela pourrait bien, à terme, ne plus être le cas si ces monarchies ne prennent pas en compte l'aspiration des peuples au changement. Or elles peinent à faire face à cette urgence, notamment lorsqu'il s'agit de monarchies de droit divin.»
Le
cousin du roi avait donc déjà tout dit. Avec cependant ce bémol —que
l’on retrouve à l’identique dans sa contribution au New York Times—, à
savoir la nécessité d’un changement dont il ne définit jamais la nature.
Des idées passéistes et révisionnistes
Mais enfin de quel changement parle au juste le prince?
Mystère et boule de gomme. Revenons donc à son dernier texte pour mieux comprendre son
idée. Et là, les problèmes surgissent.
Le premier est que les assertions du prince Hicham sont
empreintes de révisionnisme historique doublé d’une vision passéiste des
événements qui secouent depuis plus d’un an cette partie du monde.
Quel historien peut aujourd’hui sérieusement accréditer
la thèse que la dynastie alaouite a été le rempart contre l’occupation
française du Maroc? L’a-t-elle été plus tard
avec le sultan Mohammed V, choisi par la France, déposé par la France et
réintronisé roi, toujours avec la bénédiction de la France? Faut-il croire
encore à l’hagiographie officielle qui pollue encore de nos jours les manuels
scolaires?
Les historiens marocains sont pour la plupart encore très
frileux pour s’aventurer dans de telles recherches, leur carrière universitaire
en dépend. Le Graal des archives coloniales de Nantes et plus encore l’accès
à la sacro-sainte bibliothèque royale
est réservé aux adoubés.
En réalité, la légitimation même de la royauté telle qu’elle
existe aujourd’hui a été plutôt le résultat d’un façonnage idéologique,
politique, culturel et religieux, voulu et imaginé par la France. Et cela se voit jusque dans
ses attributs de sacralité et dans le moindre détail de son décorum et de son
faste, que Hassan II a poussé jusqu’à son paroxysme durant ses 38 années de
règne. De ce point de vue, Mohammed VI est depuis treize ans dans
un moment d’inertie.
Aussi, toute évocation de transition démocratique au Maroc
confine à de la complicité avec un régime qui ravale sa façade, mais maintient
en l’état sa nature féodale.
Un mythe prêt à être déconstruit
Cette idée d’une monarchie indélébile à l’identité nationale
évoquée par le prince Hicham est née de la fabrication d'une certaine conscience
historique dans le Maroc postcolonial. Un mythe que les générations actuelles
sont désormais prêtes à déconstruire.
Autre idée fallacieuse du prince, celle de ce fameux
arbitrage des royautés agissant avec «bienveillance
entre les groupes et classes». Au Maroc, sans parler du passé lointain ou
le sultan portait le fer pour régner et se cloîtrait pour survivre, cela s’est
traduit par un demi-siècle de violentes répressions contre tout dissident. Une
damnation de toute une génération, que le régime ne reconnaît qu’à demi-mots,
jouant sur une ouverture factice pour assurer sa perpétuation.
Comment parler de mansuétude du pouvoir quand les cultures
plurielles de ce pays ont été anéanties au nom d’une idéologie excluant les
identités majoritaires amazighes, sans parler des minorités juives et autres,
rabaissées à de la figuration folklorique au nom d’un arabo-islamisme politique
et nationaliste (qui renie même de facto son héritage andalou) et dont la norme
politique actuelle est un résidu de conservatisme religieux et d’infâmie
politique?
Les monarchies arabes se seraient donc ainsi élevées et
sauvées de la berezina en autorisant la création d’institutions et de parlements
représentant le peuple. Qui peut croire encore en une telle fable?
Le multipartisme à la sauce marocaine, avec ses
joutes oratoires creuses, sa corruption institutionnalisée et ses rendez-vous manipulés
aux urnes, serait-il alors plus immunisé contre les soulèvements que ne l’a été le règne du RCD (Rassemblement constitutionnel
démocratique) de Ben Ali et de son clan en Tunisie? Pures fadaises.
Le prince Hicham prend pour acquis que les printemps arabes ont épargné
les monarchies pour ces raisons, même s’il
reconnaît que ce momentum n’est pas éternel. Il croit encore que la société
civile, les syndicats et certains partis politiques, plus téméraires au Maroc
qu’ailleurs, jouent toujours le rôle de soupape sociale, voire d’alibi du
régime. En cela, il se trompe lourdement.
Un contrat social obsolète
Il ne semble pas saisir que les termes du contrat social
avec la monarchie alaouite se sont dématérialisés avec le temps et l’accélération
de l’Histoire. Il ne reste peut-être qu’une empathie réelle chez certains, une
foi en un talisman chez les démunis qui face à la hogra croient encore à la munificence
du «roi sauveur». Mais rien de plus.
La dépolitisation voulue par la monarchie joue contre elle aujourd’hui.
Hicham Ben Abdallah El Alaoui semble léviter intellectuellement
par rapport à la rupture qui s’est faite irrémédiablement entre le trône, ses
apparatchiks et les plus conscientisés des jeunes Marocains d’aujourd’hui.
Ceux qui justement
battent le pavé jour après jour, brisant ce plafond de verre qu’est l’ordre
établi, faisant fi des codes et des usages, traquant la tyrannie
jusque dans ses coutumes et son apparat, appelant à la chute du régime. Un
régime en qui ils ne se reconnaissent plus. Trop lointain, trop ringard, trop guindé
et si autiste à leur soif de liberté.
Même si ceux-ci sont à l’évidence encore groupusculaires, le
prince Hicham tend à minimiser les effets vivifiants de la transmission
d’idées
radicales d’une élite, hier gauchiste et romantique, à une jeunesse
avide de
dignité et de liberté dont les référents intellectuels, culturels et
politiques sont désormais véhiculés par la mondialisation des médias et
de la
connaissance universelle, à défaut de terreau local, tant l’éducation
publique
a été le parent pauvre du Maroc moderne.
Faut-il être surpris de voir émerger une lame de fond
contestaire, révolutionnaire, plus déterminée et surtout plus nombreuse à être
bardée de savoirs que celle des années 70 où le panarabisme et le marxisme
inquiétait davantage les pouvoirs régaliens arabes?
Un schéma de pensée révolu
Le prince s’oublie dans un schéma de pensée révolu. Il croit
encore dans la quiétude des classes moyennes marocaines. Selon lui, elles demeurent certes
insatisfaites de ce pluralisme politique de façade et de cette exclusion des
institutions participatives, mais leurs revendications s’arrêteraient aux
marches du Palais.
«Ils ne veulent pas la révolution, mais la réforme vers la monarchie constitutionnelle, un nouveau système de gouvernance qui incarne l'esprit de la démocratie, tout en conservant le rôle historique du monarchisme dans ces sociétés» écrit-il dans le New York Times.
Le prince Hicham a un train de retard. Et de conclure ainsi sa tribune:
«C’est une route qui promet d’être chaotique mais le processus est bel et bien enclenché.»
Mais
encore une fois de quel processus parle-t-il?
Celui qu’il imagine sauvegardant la monarchie pour ce qu’elle est par la
grâce de la tradition?
Si les classes moyennes sont conservatrices et légitimistes aujourd’hui et aspirent effectivement à la
sécurité, à un certain confort de vie, elles ne seront demain que les suiveuses du changement quel qu’il
soit. Celui de la voie démocratique ou celui du vrai chaos.
Et dans ce schéma,
la monarchie n’aura plus sa place, faute justement d’avoir initié le vrai
changement. Celui de se désincarner de la féodalité pour entrer dans le nouveau
siècle.
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Par Ahmed Benani
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