Réponses aux questions de « Ousra Magazine »
Khadija Ryadi
Le 22 aout 2012
1) que pensez vous de l’actuel état des femmes au Maroc ?
Le Maroc a été classé, par le sommet économique mondial, 129ème sur 135 pays dans le monde, en ce qui concerne l’égalité des chances entre les femmes et les hommes. Cet indicateur est la résultante de plusieurs autres concernant aussi bien les droits civils et politiques des femmes que leurs droits économiques et sociaux. Le Maroc a même régressé à ce niveau là, puisque il occupait le 125ème rang quelques années auparavant. C’est très significatif surtout quand les responsables marocains défendent leurs politiques publiques en présentant le Maroc comme l’exemple dans le monde arabe en matière des droits des femmes. La situation détériorée des droits des femmes au Maroc est reflétée par plusieurs aspects.
La violence au sein de la famille à l’égard des femmes est un fléau qui touche les femmes de toutes les classes sociales, tout age confondu et appartenant à différentes catégories socioprofessionnelles, à laquelle s’ajoute la violence économique pour les femmes défavorisées à cause de la pauvreté, l’analphabétisme et les dures conditions de travail.
Les lois, malgré les quelques avancées réalisées ne suffisent pas pour garantir l’égalité et la dignité des femmes, et les lois ne sont pas harmonisées avec les conventions internationales des droits des femmes ratifiées par le Maroc.
L’image de la femme véhiculée par les ouvrages scolaires, les médias, la culture dominante dans la société, est une image négative qui ne reflète pas sa participation à la création de la richesse du pays. Les inégalités dans les droits à l’enseignement, la santé, le travail, et autres sont souvent reflétées par les rapports des différentes ONG agissant dans le domaine.
La situation de la femme, malgré les acquis législatifs réalisés est encore très en retard, et en déphasage avec les discours officiels qui sont souvent démentis par les différents indicateurs sexo-spécifiques.
2) Certes, une avancée a eu lieu avec notre nouveau code de la moudawana mais est-ce suffisant ?
Le nouveau code de la famille (NCF) - qui est d’ailleurs déjà vieux de 8 ans, une durée largement suffisante pour régler tous les problèmes d’interprétation, de décrets d’applications, de formation des parties intervenantes…- n’a pas eu d’impact tangible sur la vie des femmes comme le prétendaient ceux qui l’ont mis en place. Lorsque le NCF était sorti en 2004, l’AMDH avait salué les quelques avancées qu’il a apportées par rapport à l’ancienne Moudawana, mais elle a également exprimé ses critiques disant que le nouveau code contient toujours plusieurs aspects de discrimination et d’atteinte aux droits des femmes, qui entraveront toute amélioration de la situation des femmes dans la famille (tels que le mariage des filles mineures qui n’est pas abolie, la polygamie non plus, l’égalité entre le père et la mère dans le domaine de la tutelle matrimoniale sur les enfants n’est pas garantie, Le NCF n’autorise pas aux femmes marocaines musulmanes de se marier à un non musulman à l’instar de l’homme qui peut se marier à une non musulmane, et aussi la discrimination dans le domaine de l’héritage puisque la femme continue à hériter la moitié de la part de l’homme… etc). La cause de l’incapacité du NCF à changer les conditions de vie des femmes provient aussi de la grande marge de manœuvre donnée aux juges, d’où les interprétations rétrogrades de cette loi y compris les aspects estimés positifs du code. Ceci est encore aggravé par la situation globale de la justice telle que décrite dans différents rapports d’évaluation publiés par les ONG spécialisées dans le domaine, justice corrompue, débordée, incompétente, non indépendante, … et bien d’autres maux…
3) Avec les islamistes aux commandes, pensez-vous que les droits de la femme va en s’améliorant ou au contraire en régressant ?
D’abord les islamistes ne sont pas aux commandes, ils ne font que gérer et exécuter les politiques décidées loin du gouvernement, ceci ne les mets nullement à l’abri de l’entière responsabilité des résultats de ces politiques, puisqu’ils ont bien accepté de jouer le jeu en toute connaissance de cause.
D’autant plus que déjà dans les aspects qu’ils détiennent entièrement, ils ont marqué une régression scandaleuse, puisque parmi tous les postes de responsabilité gouvernementale et territoriale nommés, il n’y a pas eu plus de deux femmes qui ont été désignées.
Mais en général on ne s’attend pas à une amélioration des droits des femmes avec un gouvernement islamiste puisqu’il est dirigé par un des partis qui se sont le plus opposés aux différents projets visant l’amélioration des droits des femmes et qui se sont toujours érigés contre le mouvement féministe et celui des droits humains en général quand il revendiquent l’égalité et les droits aux femmes. Même dans les aspects ou l’opposition des islamistes est moins virulente, tels que le droit à la santé, ou encore la lutte contre la pauvreté au milieu des femmes, il s’avère qu’ils sont actuellement incapables de mettre en place des mesures susceptibles d’améliorer la vie des femmes, car ceci nécessiterait des décisions courageuses dans différents domaines tels que la mise en place d’une société égalitaire, d’un État de droit ou les lois s’appliquent et où l’impunité est bannie par une justice indépendante et efficace, et par des politiques basées sur les droits humains et les libertés. Ceci est loin de la politique poursuivie actuellement par le gouvernement.
4) La femme marocaine, est de plus en plus indépendante financièrement et dans ses libertés, à quoi cela est-il dû ?
Il ne faut pas analyser la situation des femmes marocaine à travers les acquis réalisés par l’élite composée d’une minorité de femmes qui ont pu, dans une société misogyne et sous des politiques discriminatoires, s’imposer et accéder à leur liberté et indépendance financière. La majorité des femmes n’ont accédé au marché du travail que sous la pression de la crise économique et le besoin des familles aux revenus des femmes pour affronter cette crise. L’accès des femmes au travail rémunéré n’a pas été accompagné par des changements législatifs adéquats, et une politique dans l’éducation, l’information et la culture pour changer les mentalités, et des infrastructures qui permettraient aux femmes de travailler dans des conditions de dignité, d’égalité et de justice sociale. Les femmes se concentrent encore dans des secteurs les plus précaires, dans l’informel, ou dans des secteurs sociaux qui reproduisent les rôles traditionnels des femmes dans la famille… En général elles travaillent plus et touchent moins. Donc, les femmes sont de plus en plus sur le marché du travail mais elles sont toujours handicapées par la place d’infériorité qu’elles occupent dans la société et dans la famille. Par exemple, bien que le code du travail sorti en 2003 stipule dans son article 9 que les femmes et les hommes sont égaux dans les droits qui y sont déclarés, ledit code prive, par son article 4, les travailleurs domestiques et les salariés du secteur artisanal (là ou une concentration de la main d’œuvre féminine est remarquable) de la protection du code, en disant qu’une loi spécifique leur sera consacrée, 9 ans après, cette loi n’est toujours pas sortie. En plus, pour les autres secteurs réglementés par ce code, ses autres articles sont complètement bafoués par plus de 80% des employeurs qui sont pourtant obligés de les appliquer. Donc malgré l’augmentation de la participation des femmes dans l’économie, elles profitent le moins des résultats de leur travail. Et vu les conditions inhumaines où elles l’exercent, et la discrimination qu’elles subissent dans les salaires et autres droits, il serait difficile de dire qu’elles jouissent de l’indépendance financière.
5) dernièrement vous avez eu le courage de soulever un sujet qui touche dramatiquement la femme marocaine (la liberté sexuelle) Pensez vous qu’un débat responsable sera-t-il possible ?
D’abord il s’agit des libertés individuelles en général, dont les droits sexuels de tout citoyen et citoyenne, droit à une vie sexuelle saine et digne. Et puis Il ne s’agit nullement de courage, c’est une question de respect du référentiel universel des droits humains, que toute personne ou organisation prétendant l’adopter devrait défendre ces libertés, sinon elle serait d’une hypocrisie aussi flagrante que celle de notre société qui défend des idées qu’elle est loin de pratiquer.
Par ailleurs, vous avez raison de dire que le déni des libertés individuelles touche les femmes beaucoup plus que les hommes, car si on voit le nombre de mères célibataires, le nombre de viols, d’inceste, de femmes exploitées sexuellement, de victimes des maladies sexuellement transmissibles dont les femmes sont particulièrement touchées, et que l’on en trouve beaucoup moins dans des sociétés ouvertes ou les libertés sont respectées et où l’éducation sexuelle fait partie intégrante des programmes de formation de jeunes et dans les médias, on sent l’importance du sujet et sa relation immédiate avec les droits des femmes.
Dans notre société, la lutte est encore à l’état primaire car elle ne vise pour le moment qu’ouvrir un débat calme et serein. La position et la réaction de l’Etat et des islamistes bien coordonnée à ce niveau comme à plusieurs autres niveaux, est souvent un refus de débat. Ils optent pour les accusations violentes et la déformation complète du sujet et des termes du débat.
Les forces appelées modernistes s’effacent devant ce genre de sujet comme ils le font dans d’autres sujets délicats et tabous, tels que l’appel à abolir les traditions makhzaniennes rétrogrades revendiqué dernièrement, seuls les défenseurs de droits humains dans leur diversité défendent ces libertés et scandent de telles revendications. On est encore loin d’un débat responsable. Mais il aura certainement lieu, car dans tous les sujets sensibles et tabous il y a toujours une minorité qui commence et c’est par sa persévérance que les choses avancent.
6) Nous savons tous que les marocains n’attendent pas d’être mariés pour avoir des rapports charnels alors pourquoi tant d’hypocrisie ?
Les statistiques l’ont bien montré, les jeunes qui ont des rapports sexuels avant le mariage sont majoritaires, et ces mêmes personnes se dressent souvent contre la dépénalisation de cet acte. La question sur l’hypocrisie de la société relève du domaine de la sociologie et peut être la psychologie. Mais à mon niveau je parlerai de l’absence d’éducation aux libertés et droits humains, et la crise de valeurs que traverse la société marocaine. Il y a 3 ou 4 décennies, la société marocaine était plus ouverte, plus tolérante, et les gens s’assumaient et acceptaient leur diversité et leurs différences. Il y avait beaucoup moins d’extrémisme religieux, et d’instrumentalisation de la religion dans la politique, et aussi beaucoup moins de violence et de malversation. Par contre, les valeurs d’honnêteté, de sincérité, de confiance, de solidarité, de respect de la femme, de respect de la différence étaient plus partagées. C’est une crise de valeurs qui est liée évidemment à la crise économique et sociale mais aussi à la détérioration des valeurs du champs politique, et à la régression du camp des démocrates et progressistes qui avaient diffusé ces valeurs et qui sont actuellement appelés à les retrouver et à les défendre. Mais une bonne partie de ce camp démocratique a malheureusement même abondonné ces valeurs qui reflétaient son identité. La lutte pour les libertés individuelles fait donc partie intégrante de la lutte pour ces valeurs progressistes et humaines que nous devons réinstaurer, promouvoir et divulguer.
7) Parlons un peu de la violence conjugale : les chiffres sont de plus en plus alarmants. On parle de 82 % de femmes battues au Maroc, est ce possible ?
Il ne s’agit pas seulement de femmes battues mais de femmes victimes de violence aussi bien physiques que psychologiques. La déclaration universelle pour l’élimination de toutes forme de violence à l’égard des femmes parle de violences physiques, psychiques et sexuelles.
Le pourcentage des femmes concernées au Maroc est de 62,8 % de femmes. En chiffre absolu c’est six millions de femmes sur une population de 9,5 millions de femmes âgées de 18 à 64 ans. Ce sont les chiffres qui ressortent de l’enquête nationale sur la violence contre les femmes réalisée par le Haut commissariat du Plan, la première du genre d’ailleurs. Ce sont donc des chiffres officiels qui ont été publiés en janvier 2011. Il est clair qu’on est très loin d’une société qui préserve la dignité de ses femmes.
La violence contre les femmes est un vrai fléau. La place d’infériorité réservée aux femmes dans la société et les rôles stéréotypés des deux sexes alimentent cette violence et la « normalisent ». La violence liée au genre n’est pas seulement le résultat de cette situation d’inégalité mais c’est aussi la cause de sa perpétuation. C’est donc une spirale infernale ou vivent les femmes et que seule une réelle volonté politique des décideurs pourrait casser ce cercle vicieux. Or, cette volonté tarde à se manifester puisque cela fait presque 15 ans que nous entendons parler de loi pour la protection des femmes contre la violence et de stratégie de lutte contre la violence faite aux femmes, sans résultats concrets malgré les quelques actions réalisées. L’Etat demeure loin de ses engagements dans le domaine de la protection des femmes contre cette atteinte flagrante à leurs droits en toute impunité. C’est pour cela que le Maroc se retrouve parmi les cancres dans les classements des États en matière d’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Et c’est pour cela aussi que la lutte pour l’égalité et pour la dignité des femmes est encore longue.
8) Les lectrices d’OUSRA MAGAZINE applaudissent vos initiatives quand à la liberté que vous prônez, qu’aimeriez-vous leur dire ?
Je les remercie d’abord pour leurs encouragements et je voudrais leur dire, comme elles le savent certainement déjà que leur participation à la lutte est primordiale pour le changement de la condition de la femme marocaine, car les femmes dans l’histoire ont toujours été dans les premiers rangs des batailles les plus difficiles, dans les révolutions des peuples, la révolution tunisienne a d’ailleurs commencé par le cri d’une femme qui n’est autre que la mère du martyr Bouazizi. Les femmes ont été au cœur des luttes contre le colonialisme, contre l’esclavage, mais aussi pour la paix, pour la laicité. Leur rôle pour les libertés au Maroc reste à jouer par toutes les femmes éprises de liberté et de dignité. Cette place qu’elles sont appelées à occuper est la leur. Elles sont les plus touchées par le manque de ces libertés et sont les plus aptes à militer pour les acquérir. Ces libertés ne sont pas un luxe, elles sont le pilier de la démocratie et de l’Etat de droit, car leur déni entrave l’égalité des hommes et des femmes et jamais la démocratie ne se fera sans les femmes.
fin
vendredi 7 septembre 2012
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