Un juge espagnol veut poursuivre 11 Marocains pour « génocide ». Un militant français fait état des témoignages qu’il a recueillis auprès de Sahraouis
Après la mise en cause ces derniers mois de plusieurs
responsables et policiers marocains par la justice française, c’est la
justice espagnole qui mène l’offensive contre le système répressif
initié depuis 40 ans contre les Sahraouis. Pablo Ruz, juge à l’Audience
nationale (la plus haute instance pénale d’Espagne), vient en effet de
demander le renvoi de onze fonctionnaires, policiers et gendarmes,
devant un tribunal pour « génocide » contre le peuple sahraoui entre
1975 et 1991. Une période noire de l’histoire de la colonisation du
Sahara occidental par le royaume dont les auteurs n’ont jamais été
inquiétés jusqu’à présent. Jean-François Debargue, un Français, actif
dans l’humanitaire auprès des réfugiés sahraouis d’Algérie, éclaire
cette actualité des témoignages qu’il a recueillis depuis des années sur
place.
Les onze responsables des forces de l’ordre
marocaines poursuivies par le juge espagnol comparaitront-ils un jour
devant un tribunal espagnol ? C’est très peu probable si l’on se fie au
lobbying puissant qu’exerce le Maroc pour éviter à tout prix que les
tortionnaires et autres bourreaux soient poursuivis, qu’ils aient
commis leur crime dans le passé ou récemment, comme cela s’est passé ces
dernières semaines en France avec la signature d’un nouvel accord de
coopération judiciaire taillé sur mesure pour assurer une immunité aux
agents du pouvoir du Makhzen.
La réaction du Maroc, dans un communiqué publié le 11 avril, confirme d’ailleurs cette analyse : le Maroc « réitère
son refus de principe de toute poursuite judiciaire contre des citoyens
marocains à l’étranger pour des faits supposés avoir été commis sur le
territoire national et qui demeurent du ressort de la justice marocaine« .
Disparition de plus de 500 Sahraouis
Mais, quoiqu’il en soit, la décision du juge espagnol
Pablo Ruz sera une étape essentielle dans le dossier de la répression
qu’exerce le Makhzen depuis 40 ans contre les civils Sahraouis.
L’enquête a démarré en 2007, menée au départ par le célèbre juge
Baltasar Garzon après la plainte déposée par une association et des
familles de victimes suite à la « disparition » de plus de 500 Sahraouis
depuis la Marche Verte.
Il faut préciser que de nombreux Sahraouis, victimes
de disparitions forcées ou d’exécutions extra-judiciaires, avaient la
nationalité espagnole.
C’est le cas de cette première découverte :
En juin 2013, une équipe scientifique espagnole avait
exhumé les huit premiers corps dans la région d’Amgala puis avait
procédé à des analyses qui lui avaient permis de conclure à leur
assassinat en février 1976 par des militaires marocains. On peut lire deux articles publiés en France sur cette découverte et le rapport établi par les scientifiques.
Il y a eu d’autres découvertes macabres depuis. Les investigations se poursuivent sur le terrain.
Dans
son arrêt, le juge espagnol lance un mandat d’arrêt contre sept
suspects déjà mis en examen et délivre quatre commissions rogatoires
contre les quatre autres, pour que les poursuites engagées contre elles
leur soient notifiées. On peut aisément penser que cette nouvelle
offensive d’une justice étrangère au Maroc va se transformer très vite
en affaire politique, entre l’ancienne colonie du Sahara et le royaume
chérifien.
C’est dans ce contexte que le témoignage -publié sans modification- de Jean-François Debargue, que Nouvellesdusahara.fr a déjà présenté en juillet 2014,
sur les récits qu’il a pu recueillir depuis des années auprès de
nombreux Sahraouis est particulièrement intéressant car il éclaire cette
phase de l’histoire d’un conflit très mal connu.
Une justice éclairant enfin un sombre passé ?
« Nos deux grand-pères étaient frères »
me dit en souriant Bassiri, vieil historien aveugle du camp de réfugiés
sahraoui d’El Ayoun. Il concluait ainsi notre conversation retraçant la
naissance du premier mouvement de libération, précurseur du Front
Polisario et l’enlèvement de son cousin, toujours disparu, par les
espagnols en juin 1970, lors d’une manifestation d’indépendance.
C’est
par lui et des témoignages directs de Sidi Mohamed Daddach, « Mandela »
d’Afrique du Nord, emprisonné pendant 27 ans, de Dafa Ali Bachir et de
sa femme Ghalia Djimi et de nombreux témoignages anonymes que
j’entendrai parler d’arrestations, de disparitions forcées et de
tortures, notamment dans la période précédant le cessez le feu, de 1975 à
1991. Parmi les innombrables destins brisés durant ces années,
j’évoquerai ce témoignage de Dafa.
« Un véritable guet-apens »
« Le 20
novembre 1987 une visite importante de l’ONU et de l’OUA devait avoir
lieu au Sahara Occidental. Pour pouvoir expliquer leurs revendications,
les résistants sahraouis ont dû alors quelque peu sortir de la
clandestinité, se découvrir pour la circonstance, en un mot:
« s’exposer ». De nombreuses réunions ont lieu rapidement, notamment
pour demander des nouvelles de prisonniers disparus depuis 1975.
Dès le 18, de nombreuses arrestations ont lieu, la police marocaine favorisant la délation de sahraouis pro-marocains.
De plus
Hassan II demanda à repousser d’une journée la venue des délégués. Ce
fut un véritable « guet-apens » où il fit arrêter un grand nombre de
sahraouis venus attendre en vain la délégation. Sans le savoir, l’ONU
commençait à servir le jeu et les intérêts du pouvoir marocain.
Dafa est arrêté le 19 novembre à 18 heures et enfermé au centre de police. Celle qui sera sa future femme, Ghalia Djimi (LIRE SON TEMOIGNAGE PARU SUR NOUVELLESDUSAHARA.FR),
aujourd’hui vice-présidente de l’ASVDH (Association Sahraouie des
victimes des Violations des Droits de l’Homme par l’état marocain) sera
arrêtée le lendemain. Comprenant le français, elle entendra pendant un
interrogatoire, la consigne de suspendre les arrestations, le temps de
la visite de la délégation. Interrogés et torturés pendant plusieurs
jours, ils seront transférés à la prison d’Elbir, ancienne base
militaire espagnole, dans le but de vider les locaux des prisonniers, le
temps de la visite de la commission. Dix-sept femmes y seront enfermées
dans une pièce de 4 mètres carrés. Dans une autre pièce à peine plus
grande y seront entassés plus de soixante-dix hommes. Serrés, battus,
ils resteront treize jours sans manger, buvant l’eau des toilettes,
enfermés dans ces réduits. Dafa évoque alors avec émotion Mohamed El
Khalil Ayach à côté duquel il se trouvait.
« Vive l’indépendance »…
Entendant
sa mère se plaindre dans la pièce des femmes, Mohamed s’insurge et
s’indigne à voix haute qu’une femme âgée et innocente ait été arrêtée et
emprisonnée en ces lieux. Sorti par les gardiens et sommé par ces
derniers de crier : «Vive le roi», il crie : «Vive l’indépendance».
Battu et gravement blessé aux reins, il agonisera au bout de deux jours,
soutenu par Dafa. Dans l’autre pièce, une vieille femme, sa mère,
continuera d’appeler son fils unique, pendant plusieurs jours.
Pendant
ce temps, la délégation Onusienne sera «promenée» sur deux routes
quasiment désertes attestant de la tranquillité du pays… Après leur
départ, on sortira ces hommes et ces femmes malades, blessés, affamés et
assoiffés de cet enfer enduré pendant presque deux semaines et dont ils
ne pensaient plus sortir vivants. Ramenés à la prison d’El Ayoun, ils
seront régulièrement «interrogés» par un groupe de la police spéciale.
Dafa y restera enfermé pendant trois ans et trois mois. Une centaine
d’hommes et une douzaine de femmes ont alors vécu avec un bandeau en
permanence sur les yeux, réveillés toutes les deux heures, frappés par
les gardiens, voire attaqués par leurs chiens, sous alimentés et
malnutris. Comme d’autres prisonniers Dafa attrapera la tuberculose.
Isolé dans une cellule d’1,5 x 4,5 mètres avec d’autres contagieux, à
côté de celle des femmes, Dafa peut communiquer avec Ghalia Djimi, lors
de l’éloignement des gardiens. Trois de ses compagnons mourront dans
cette cellule. Au total sur une centaine d’hommes emprisonnés,
quarante-cinq survivront.
En
proportion du nombre d’habitants, les « disparitions forcées » au Sahara
Occidental durant cette période ont été plus importantes qu’au Chili,
sous le régime de Pinochet. Les dictatures ou les régimes totalitaires
enterrent des causes qui se doivent d’être, tôt ou tard, exhumées.
Malgré des preuves nombreuses et accablantes, l’impunité dont bénéficie le Maroc continuera-t-elle d’étouffer les violations des Droits de l’Homme, les disparitions forcées, la vie sacrifiée d’au moins trois générations de réfugiés dans les camps du Sahara, des arrestations sommaires et des condamnations injustes dans les territoires occupés ?
Malgré des preuves nombreuses et accablantes, l’impunité dont bénéficie le Maroc continuera-t-elle d’étouffer les violations des Droits de l’Homme, les disparitions forcées, la vie sacrifiée d’au moins trois générations de réfugiés dans les camps du Sahara, des arrestations sommaires et des condamnations injustes dans les territoires occupés ?
Cette volonté d’impunité a donné lieu le 31 janvier 2015 à un accord Franco-Marocain donnant priorité au système judiciaire marocain pour enquêter sur tout crime ou délit commis au Maroc, dès lors qu’est potentiellement mis en cause un ressortissant marocain.
Il est à
souhaiter que le juge Pablo Ruz et la justice espagnole se saisissent
en toute indépendance d’accords politiciens de la recherche de la vérité
et du droit, étape pour que puisse se clore cette trop longue
décolonisation dont Felipe Gonzalez disait en novembre 1976 : « Nous sommes honteux, non pas que le gouvernement ait fait une mauvaise colonisation, mais une pire décolonisation ».
Jean-François Debargue, le 11 avril 2015
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