Diego, étudiant français, s’est trouvé plongé au cœur des tensions entre Israël et Palestine, où il a été blessé par une balle en caoutchouc. Il raconte la guerre qui est partout, tout le temps, même en temps de paix. Il rentre malgré tout de son séjour plein d’espoir.
Des enfants palestiniens et un soldat israélien (Diego Filiu)
Des enfants palestiniens et un soldat israélien (Diego Filiu) |
Diego Filiu est un étudiant français qui s’est trouvé plongé au cœur du dernier conflit israélo-palestinien, plus qu’il ne l’aurait voulu : il a été blessé par une balle en caoutchouc. Cet étudiant de Sciences-Po, spécialisé sur le Moyen-Orient – fils, il faut le dire aussi, de notre blogueur et expert Jean-Pierre Filiu – raconte ses rencontres, ses émotions, ses interrogations, tant du côté israélien que palestinien.
Un long récit à lire maintenant que les armes se sont, au moins provisoirement, tues, mais que le face-à-face reste entier. Pierre Haski
Palestine, Israël. L’un des plus longs conflits de l’Histoire. L’un
des plus médiatisés également. Et sûrement l’un des plus complexes à
résoudre.
Ce conflit, je l’ai étudié, bien avant même d’intégrer une filière
spécialisée à Sciences-Po. Mais cet été, j’ai choisi de me rendre sur
place pour pouvoir le comprendre, le vivre au plus près des peuples
israélien et palestinien.
Mon séjour se déroule du 21 juin au 5 août. Je comprends vite que, en
Palestine comme en Israël, le conflit est partout. Et encore plus en
ces temps d’opération israélienne dans la bande de Gaza. Ce nouveau
chapitre d’un affrontement qui dure depuis plusieurs générations n’est
sûrement pas le dernier. Il est tragique, comme toute guerre. Il touche
d’abord les civils, comme toute guerre « moderne ».
Je n’ai donc pas le choix : il faut que je comprenne, que je ressente
ce conflit, au-delà des connaissances académiques. J’aspire ainsi à
mieux prendre conscience des souffrances, des haines et des espoirs de
chacun.
La guerre, partout
La guerre, je le répète, est partout. Même en temps de « paix »,
puisque j’atterris en Israël avant le début de l’opération Bordure
protectrice. Même sur les panneaux de bienvenue, les
chasseurs-bombardiers de Tsahal côtoient les sourires enfantins.
Même sur la plage de Tel Aviv. Cette ville m’apparaît tout d’abord
comme une bulle hors du temps et de l’affrontement. C’est alors que
surgit en bord de mer un musée à la gloire de l’Irgoun,
la plus extrémiste des organisations sionistes, responsable entre
autres de l’attentat de 1946 contre l’hôtel King David. Et, dès que l’on
s’éloigne de la plage, Tel Aviv est peuplée de jeunes gens en
uniformes, Uzi en bandoulière, tripotant négligemment leur téléphone
d’une main et retenant de l’autre le chargeur de leur arme. La guerre,
encore et toujours.
Israël a intégré la guerre à son quotidien, non sans nourrir d’autres
passions, comme pour le football. Et, même lorsque c’est l’Iran qui
joue, les spectateurs se pressent devant les écrans géants en plein air.
Une scène surréaliste, où une foule en kippa observe les joueurs d’un
pays considéré par Israël comme une « menace existentielle ».
Je ne tarderai pas à m’en rendre compte, Israël et la Palestine sont
des pays de fragments. L’atmosphère peut radicalement changer, en
quelques secondes. Selon la rue, le quartier, la ville, le moment de la
journée, et même le jour de la semaine.
Je le vérifie à Saint-Jean-d’Acre, « Akka » en arabe, « Akko » en
hébreu, dont la vieille ville est un bastion palestinien dans le nord
d’Israël. J’y découvre des sexagénaires arabes attablés autour d’une
bouteille de whisky, alors que les islamistes locaux ont apposé
au-dessus de leurs têtes une pancarte proclamant que « la clé de la
connaissance est la crainte de Dieu ».
Dans le souk historique, je croise un groupe de juifs américains de
mon âge. Je remarque vite qu’ils sont sous bonne garde, puisque deux
hommes, arme à la ceinture, main sur la gâchette, ferment le cortège.
Akko/Akka est pourtant une ville israélienne depuis 1948…
La Maison d’Abraham, Jérusalem
Il me paraît dès lors très difficile d’appréhender la Palestine ou
Israël dans leur globalité. Je me bornerai à tenter d’apprendre, de
comprendre, les fragments de vie dans lesquels je suis plongé. Cela est
encore plus frappant à Jérusalem, où je suis basé.
Scène de la vieille ville de Jérusalem (Diego F) |
J’effectue en effet un stage à la Maison d’Abraham,
qui accueille depuis 1964 les pèlerins chrétiens à Ras al-Amoud, en
secteur oriental et arabe. La ville trois fois sainte, sur laquelle Ras
al-Amoud offre une vue imprenable, est un magnifique kaléidoscope de
communautés et de peuples.
La distance géographique entre eux est minuscule, la distance
sentimentale qui les sépare est immense. Trois mondes d’une beauté
incroyable, mais trois mondes largement hermétiques.
Et deux camps, juifs et Arabes, qui se côtoient sans vraiment se
connaître. La plupart des Arabes n’ont pas fréquenté d’autres juifs que
les militaires qui les occupent ou les colons qui les exproprient. De
même, bien des juifs ne voient des Arabes que les « terroristes » du
Hamas sur leurs écrans de télévision. Caricature : les toits de
Jérusalem.
De mon parcours sur les remparts de la vieille ville, je sors
éberlué. En effet, les toits des maisons sont véritablement révélateurs
de l’état des tensions entre les peuples. Sur les implantations juives,
des jardins d’enfants. Gardés par des hommes le doigt sur la gâchette,
les enfants de colons peuvent ainsi grandir sans jamais rencontrer les
enfants arabes, qui jouent dans la rue quelques mètres plus bas. Et sur
les habitations arabes, des réservoirs d’eau innombrables. On me dit en
effet qu’il n’est pas rare que les Israéliens coupent l’eau courante aux
quartiers arabes. Tensions de Jérusalem.
Hébron : un prophète, deux peuples. Impasse
Ce morcellement de la Palestine occupée est encore plus flagrant à
Hébron. C’est non loin de là que la crise actuelle a commencé, avec
l’enlèvement de trois jeunes colons, le 12 juin.
A Hébron (Diego Filiu) |
C’est dans cette ville que les tensions sont les plus fortes, en ce début de mois de juillet, peu après la découverte des corps
des trois adolescents assassinés. Les soldats israéliens patrouillent
partout dans la vieille ville arabe et n’hésitent pas à forcer l’entrée
des maisons.
Mais juifs et Arabes s’affrontent aussi par murs interposés. En
effet, alors que les colons juifs s’infiltrent dans les quartiers arabes
pour en couvrir les murs d’étoiles de David, les Palestiniens
s’ingénient à tapisser les murs de leur ville de pochoirs proclamant
fièrement « Ceci est la Palestine ». Guerre des armes, guerre des
images. Guerre d’épuisement en tout cas.
Le mur de séparation entre Israël et la Palestine |
La faille entre les peuples est béante dans le tombeau des
Patriarches, au centre d’Hébron. L’édifice abrite aujourd’hui deux lieux
de culte, une synagogue et une mosquée. Et les deux populations peuvent
accéder à la tombe d’Abraham au moyen d’une fenêtre chacune. Mais,
stupeur, les fenêtres sont séparées par un épais grillage. Au pied
duquel s’accumulent les projectiles divers et variés. Le conflit pourrit
donc la moindre parcelle de la vie des protagonistes, et les lieux
saints ne peuvent le mettre à l’écart. Un prophète, deux peuples.
Impasse.
L’importance essentielle de Jérusalem
Au cours de mes déplacements en Cisjordanie, j’ai ressenti
l’importance essentielle de Jérusalem, inaccessible à la plupart des
habitants de ce territoire « autonome » en raison des restrictions
israéliennes.
De Hébron à Bethléem, de Jéricho à Ramallah, tous les Palestiniens rencontrés m’ont demandé de prier en leur nom à al-Aqsa,
troisième lieu saint de l’islam. On comprend alors mieux la colère des
Arabes qui, refoulés aux portes de Jérusalem par les soldats de Tsahal,
en viennent à leur jeter des pierres. Pierres auxquelles les soldats
répondent à la grenade assourdissante et à la balle en caoutchouc (en
fait, une balle d’acier, recouverte de caoutchouc).
Jour de prière à Ras al-Amoud (Diego Filiu) |
les
fidèles refoulés défient le barrage israélien. Ces troubles restent
limités, même après le meurtre sauvage d’un Palestinien de 16 ans, brûlé
vif par des extrémistes juifs, le 2 juillet à Jérusalem-Est.
L’affrontement prend une tout autre ampleur le soir du 24 juillet,
nuit du Destin pour les musulmans (la plus importante du mois de jeûne
de Ramadan) – et seizième jour de l’opération Bordure protectrice à
Gaza.
Ce 24 juillet, après la prière du soir, de nombreuses grenades
assourdissantes sont tirées par les unités israéliennes, venues en force
à Ras al-Amoud pour bloquer tout accès à la vieille ville de Jérusalem.
La riposte israélienne aux jets de pierres est immédiate, foudroyante,
d’une disproportion effrayante.
Aux pierres arabes, les militaires répondent à la balle éclairante,
provoquant des éclats dignes des plus somptueux feux d’artifices. Le
problème, c’est que ces éclats sont dirigés vers les Palestiniens. Sans
distinction. Des enfants aux vieillards, tous sont pris dans la
tourmente des feux israéliens. Tsahal va jusqu’à lancer des projectiles
au sein de l’enceinte de la mosquée, provoquant des mouvements de foule
incontrôlables.
Tout proche de la maison d’Abraham, et stupéfait par la violence des
affrontements, je me réfugie derrière une voiture. J’ai la mauvaise idée
de me relever une seconde, pour mesurer le niveau d’avancement des
forces israéliennes sur le carrefour. Mauvais choix.
Une balle en caoutchouc au-dessus des yeux
Diego peu de temps après sa blessure((DR) |
Un instant plus tard, je m’entends crier de douleur. Touché au front
par une balle en « caoutchouc », juste au-dessus des yeux. Mon T-shirt
blanc est déjà rouge de sang. En fait, ce sont mes oreilles qui ont
réagi en premier. J’ai entendu un sifflement atroce, qui m’a vrillé les
tympans avant de me clouer sur place.
Et là, comme dans un rêve, je me sens soulever par les deux
Palestiniens qui m’entourent derrière cette voiture. C’est presque
irréel. Une scène que je n’avais vue que par écran interposé, à Homs ou à
Gaza. Mais non, c’est à Jérusalem. Et le blessé en sang, hurlant, c’est
moi. Je n’ose imaginer ce qui serait advenu si j’étais resté seul
derrière cette voiture, sans personne pour m’emmener à l’abri. Je me
retrouve sur la terrasse des voisins, aspergé d’eau glacé et entouré par
de nombreuses personnes, jeunes et moins jeunes, femmes et hommes,
résidents, voisins et manifestants. A coup de prières et de questions
incessantes, ils m’empêchent de perdre conscience. Et appellent les
secours médicaux.
Nous attendrons néanmoins longtemps l’arrivée de l’ambulancier. Et
pour cause : à aucun moment, les forces israéliennes ne réduisent
l’intensité des tirs, empêchant les professionnels de santé – pourtant
bien visibles avec leur gilet fluorescent – d’accomplir leur mission.
Une fois l’ambulancier arrivé, tout s’enchaîne très vite. Un fil m’est
cousu dans le front, à la lumière de la terrasse et des téléphones
portables. L’ambulancier me soulève, nous remontons dans la rue.
Ici, tout devient flou. Nous traversons le carrefour attenant à la
mosquée, passant à quelques mètres des mêmes forces spéciales qui
viennent de me tirer dessus. Nous fendons la masse compacte des
manifestants. J’entends l’ambulancier prêcher en arabe le calme
indispensable à l’évacuation des blessés. Nous sommes à quelques mètres
de l’ambulance, protégés par la foule palestinienne des balles des
hommes en noir. C’est à ce moment, à notre gauche, qu’un homme
s’écroule. Touché à l’arrière du crâne alors qu’il courait vers
l’intérieur de Ras al-Amoud, en direction opposée à l’armée israélienne.
Le doute n’est donc plus permis : Tsahal vise les visages, et peu
importe que les individus fuient la confrontation.
Un calvaire de plusieurs dizaines de minutes
Le blessé est instantanément soulevé par ses camarades. Enfourné en
vitesse dans l’ambulance. Ambulance dans laquelle se jette mon médecin,
et moi à sa suite. Commence alors un long trajet. Bien trop long. Car
les Israéliens bloquent la route menant vers l’hôpital, nous obligeant à
faire un long détour pour rejoindre l’établissement le plus proche, sur
le mont des Oliviers. Le supplice du blessé, allongé près de moi, est
insoutenable. L’homme en appelle à Dieu, crie, se débat. Il est touché à
deux endroits : à l’arrière du crâne, et dans le ventre. C’est un
calvaire, de plusieurs dizaines de minutes.
Enfin arrivés, l’ambulancier me pousse vers l’entrée. Dans l’hôpital,
c’est la cohue. Déjà beaucoup de blessés, la plupart à la tête, alors
que cette nuit du Destin vient seulement de commencer. Je suis couché
sur un lit, dans une salle où plusieurs personnes me rejoignent à chaque
minute. Ma blessure est nettoyée, désinfectée. On me coud de nouveau le
crâne, de quatre points de suture cette fois. Terrassé par la douleur
et la fatigue, je commence à sombrer.
C’est alors que j’entends des cris. Atroces. D’une intensité
incroyable. Un enfant de 10 ans, blessé au cours des affrontements,
hurle sa douleur. Les infirmiers peinent à le rassurer, à le
réconforter. Lui aussi reçoit plusieurs points de suture. « Au nom de
Dieu », lui répètent les docteurs. Rien n’y fait, les invocations de
l’enfant se transforment en d’atroces gémissements. Il se calme, enfin,
vaincu par les antidouleurs.
Je passe le reste de mon séjour un bandage autour du crâne, me
rendant alors mieux compte du traitement que réserve la police
israélienne à tous ceux qu’elle soupçonne d’avoir participé à des
manifestations. Arrêté à de nombreuses reprises, questionné encore et
encore, je commence à comprendre l’enfer quotidien de l’occupation.
Mais cette blessure m’ouvre également des portes, chez les
Palestiniens. Tous me racontent leurs souffrances, leurs frustrations et
leur haine pour le régime d’occupation. Je pourrais noircir des
dizaines de pages de leurs récits poignants d’humiliation individuelle
et collective. Ces gens vivent l’oppression au plus profond de leur
chair, au jour le jour, enfants comme adultes.
Israël a peur
Je décide néanmoins de poursuivre mon dialogue avec les Israéliens, à
Jérusalem comme à Tel Aviv. Je mesure mieux l’angoisse profonde de la
population israélienne.
Saturés d’informations sur la guerre en permanence, toujours
proches d’un abri antibombes, les Israéliens se sentent véritablement
menacés. Et peu importe que les roquettes du Hamas n’aient tué que deux
civils israéliens, alors que les morts palestiniens se comptent à
présent par centaines. Non, Israël a peur.
« Donnez pour nos troupes à Gaza » (DF) |
Du côté palestinien, chaque roquette qui tombe sur Israël est une
délivrance. Je me trouvais dans la vieille ville de Jérusalem au moment
où trois roquettes touchèrent le secteur occidental et israélien. Je me
rappellerai toute ma vie la clameur qui s’éleva de la foule à ce
moment-là. Même les plus modérés me l’affirment : les roquettes sont
devenues le seul moyen de faire entendre le peuple palestinien, face à
un Israël inflexible et une communauté internationale passive. J’en suis
profondément choqué.
« Donnez pour nos troupes à Gaza » (DF)
Mon voyage ne fut pourtant pas qu’une succession de désillusions,
loin de là. J’ai tenté de découvrir la réalité du conflit, bien
conscient que cela serait éprouvant. Mais des moments de grâce, de
recueillement et de paix parsemèrent également mon séjour.
Comme cet instant fragile où, devant un écran géant de la vieille
ville de Jérusalem, les soldats israéliens se sont mêlés aux spectateurs
arabes pour profiter ensemble d’un match de la Coupe du monde, oubliant
leurs haines et leurs peurs.
Comme cette rencontre, dans le bus ralliant de nuit Tel Aviv à
Jérusalem. Une Israélienne me recommanda de ne pas me rendre à
Jérusalem-Ouest avec le T-shirt que je portais ce jour-là, arborant le
mot paix écrit à la fois en arabe et en hébreu. Je lui ai demandé si
cela tenait au fait de l’écriture bilingue, alors que les extrémistes de
chaque camp prétendent écrire la paix à leur manière, dans leur seule
langue.
Mais non, c’est le concept même de paix qui m’aurait valu, selon
elle, d’être tabassé à l’Ouest. J’en restai sans voix, réalisant en même
temps la force de conviction de certains Israéliens pacifistes.
« Nous sommes des souris »
« Donnez pour nos troupes à Gaza » (DF)
Comme cet échange avec Samir, un ami palestinien. Alors qu’il
m’emmenait à l’hôpital, afin de donner notre sang pour les victimes de
Gaza, nous passâmes par plusieurs rues à l’odeur intolérable.
Samir m’expliqua que cela était dû aux produits dont Tsahal asperge
les manifestants, mélanges d’eaux usées et de liquides chimiques. Cela
permet ainsi aux militaires de repérer les Palestiniens suspects,
puisque l’odeur persiste plusieurs jours en dépit des efforts. « Nous
sommes des souris », me dit-il en riant. Des souris de laboratoire pour
l’armée israélienne, mais avec un sourire imperturbable.
Ce rire, ce visage rayonnant de force et de vie, c’est ce que je veux
retenir de ce voyage. Cette persévérance, cette amitié en dépit des
souffrances, c’est la Palestine que j’ai vécue tout au long de cet été.
Je n’en reviens pas détruit, écrasé de l’oppression que j’y ai vue, que
j’ai même vécue dans mon corps. J’en reviens grandi, plein d’espoir.
L’aube se lèvera sur la Palestine. Et ce sera la meilleure des nouvelles
pour Israël.
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