Le système laïc est le seul système qui accepte et
tolère la cohabitation de toutes les religions, où l’on n’a pas cette
angoisse de perdre sa religion.
C’est dans les pays à système laïc comme en Europe et aux Etats-Unis, où
c’est la loi qui gouverne tout, que l’islam est en train de se propager
le plus.
Vous préparez un
livre intitulé «Moderniser l’islam ou islamiser la modernité». Est-ce
une réplique au livre d’Abdesslam Yassine, intitulé aussi «Islamiser la
modernité» ?
Oui, si vous voulez. C’est un essai
théorique et philosophique. Au fait, j’essaie d’expliquer que le grand
dilemme des musulmans aujourd’hui, c’est qu’ils continuent d’interpréter
les textes religieux, dont le Livre saint, le Coran, tels qu’ils ont
apparu il y a plus de quatorze siècles. Que c’est l’ancien fiqh
(jurisprudence) qui continue malheureusement de prédominer la pensée
musulmane. Je ne parle pas de l’islam en tant que croyance, foi et
pratiques religieuses, mais de l’Islam comme civilisation, culture et
pensée. Cet Islam-là souffre d’un blocage, en ce sens que ceux qui
monopolisent le discours religieux sont prisonniers de cet ancien fiqh,
et donc ils sont incapables d’en produire un qui répondrait aux besoins
d’une société moderne. De sorte qu’on a, d’un côté, une société qui
connaît des mutations profondes, qui se modernise, de l’autre, une
pensée religieuse figée, car elle est restée attachée à la jurisprudence
ancienne.
Voulez-vous
dire que c’est cette jurisprudence qui a été derrière cette fatwa du
Conseil supérieur des oulémas (CSO) qui condamne à mort l’apostasie ?
Oui, le conseil est tombé dans ce
piège : nos oulémas marocains ont fait le même raisonnement que l’ancien
fiqh, alors que le XXe siècle a connu de nouvelles idées en matière
d’interprétation religieuse qui ne raisonnent plus en termes de ridda
(apostasie), qui refusent de sacrifier le texte (qui admet la liberté de
conscience) au profit d’un seul «hadith» (parole du Prophète) mentionné
dans un seul des six livres des hadiths. Malheureusement, cette fatwa a
été comme un signal aux extrémistes religieux pour juger et terroriser
les gens. En résumé, j’essaie dans ce livre d’expliquer comment
renouveler la méthodologie de relecture des textes religieux selon les
besoins de la société moderne, et comment les musulmans peuvent
contribuer, en le faisant, à la dynamique actuelle du monde.
Vous
venez de publier «Les valeurs au Maroc entre les droits de l’individu
et les traditions du groupe»(*) . Est-ce un livre didactique ?
Oui, c’est un livre qui a un objectif
pédagogique, celui d’expliquer à la jeune génération ce qu’est la
liberté, l’égalité, la justice, et ce qu’est la place du religieux dans
l’Etat et dans la société. Je dis que les Marocains peuvent coexister
pacifiquement, que, sans renier leurs traditions porteuses de valeurs
universelles, ils peuvent embrasser les valeurs de modernité et de
démocratie. Or, on continue de former les jeunes avec des idées
archaïques, si bien qu’ils n’arrivent pas à affronter la réalité
actuelle qui évolue très rapidement, d’où des affrontements et des
tiraillements. J’essaie, dans ce livre, de pousser à la réflexion pour
que les jeunes comprennent le pourquoi de cette évolution que nous
sommes en train de vivre, pour savoir eux-mêmes quelles valeurs
sociétales sauvegarder et quelles sont celles qu’il leur faudra rejeter.
J’explique en résumé ce qu’est la liberté, et ce que sont ses limites.
Et c’est quoi ces limites ?
La liberté des autres, et non pas la
tradition du groupe. Les conservateurs essaient de montrer que la
liberté est conditionnée par les traditions du groupe. Or, quand on
applique cela à la lettre, il n’y aura plus de liberté, car la
soumission aveugle au groupe tue en l’individu tout esprit créatif, tout
courage et toute velléité de changement. La limite de la liberté de
l’individu est le respect de la liberté des autres, c’est fondamental
pour acquérir une conscience citoyenne. Dans ce livre, je pose aussi la
question de savoir pourquoi il y a une crise des valeurs au Maroc.
Pourquoi, à votre avis, il y a cette crise et comment elle se manifeste ?
Cette crise est due au fait que les
gens n’arrivent pas à trancher. Il y a deux mondes, celui de la
tradition pure et celui de la modernité. On dirait que ces deux mondes
n’arrivent pas à coexister chez nous. Moi je propose des pistes pour
détecter les valeurs humanistes de nos traditions, et les grandes
valeurs universelles de la modernité. Je considère que si les Marocains
n’arrivent toujours pas à trancher, c’est qu’ils gardent ce va-et-vient
entre les deux registres, d’où une schizophrénie quotidienne. Garder la
tradition telle qu’elle est et s’ouvrir en même temps sur le monde est
une équation impossible. Pour s’ouvrir sur le monde, il faut revoir un
peu la tradition et essayer de l’adapter à la modernité. Or, ce travail
n’a pas été suffisamment fait.
Si les Marocains ne sont pas arrivés à trancher, ne serait-ce pas parce que notre société reste foncièrement conservatrice ?
Non, je ne crois pas. Notre société
n’est pas conservatrice mais elle a été retraditionnalisée par le
système éducatif et par les médias, les deux canaux dominés par l’Etat. A
mon humble avis, la société marocaine se dirigeait dans les années 60
et 70 vers une ouverture. On aurait pu faire évoluer cette nouvelle
conscience de l’intérieur de l’école, or c’est tout le contraire qui
s’est produit. Pour contrer l’opposition de gauche de l’époque, l’Etat a
décidé d’instrumentaliser à fond la religion. Résultat : un retour de
la tradition au détriment de l’ouverture. La société n’est pas
conservatrice, mais on a voulu qu’elle le soit. Aujourd’hui, pour
désamorcer ce blocage, on doit absolument prôner cette ouverture, à
travers l’enseignement, les médias et l’ensemble des politiques
publiques. Cette schizophrénie est vécue au quotidien. Je vous donne cet
exemple réel : voilà un cadre d’un ministère que je connais, genre
BCBG, qui a fait monter une vache dans l’ascenseur d’une résidence, il
l’a gardée trois jours dans son balcon, avant de l’égorger. Et ce, avec
tous les désagréments que cela a pu causer aux autres copropriétaires.
Aux plaintes des voisins, il a rétorqué : «Je ne fais que pratiquer ma
religion». On peut vivre notre religion et pratiquer nos traditions sans
salir notre entourage, comme cela se passe dans d’autres pays.
Et l’école dans tout cela ?
L’école, la famille, les médias sont
tous responsables. Leur devoir aujourd’hui est d’ouvrir un débat sur ces
valeurs pour sortir de cette schizophrénie et produire une vision
marocaine équilibrée qui résout les problèmes par le débat et l’esprit
critique.
Vous abordez aussi les manuels scolaires, ils ont connu quand même une refonte depuis le 16 mai 2003…
Oui, on ne peut pas le nier, sauf que
cette évolution reste limitée. Quelques contenus catastrophiques de ces
manuels ont disparu, je vous l’accorde, mais on n’est pas encore arrivé
à introduire un système éducatif cohérent. Et on ne peut pas revoir ces
manuels dans le bon sens sans une relecture des textes religieux, pour
avoir un système éducatif cohérent et ouvert, à la fois sur les valeurs
humaines de la tradition marocaine, et sur les valeurs universelles de
la modernité. Sans cette relecture audacieuse, impossible d’instaurer ce
système.
C’est justement cette audace qui vous a valu les critiques les plus virulentes…
Justement, je n’ai fait dans cette
conférence à laquelle vous faites allusion qu’expliquer que les manuels
scolaires inculquent des valeurs contradictoires, et j’ai donné des
exemples concernant la violence. J’ai dit que dans ces manuels, il y a
l’idée que l’islam a été diffusé de manière pacifique sans guerre ni
glaive, que l’islam est une religion tolérante. Très bien, rien à dire
jusque-là, mais le problème se pose quand on introduit dans
ces mêmes manuels des contenus aux antipodes de cette thèse, et c’est là
que j’ai parlé de la lettre du Prophète (sans jamais parler de la
personne du Prophète) en disant que si on prend cette lettre dans son
contexte historique, elle ne pose aucun problème, mais si ce type de
lettre est produit aujourd’hui par un chef d’Etat où l’on lit «ou vous
adhérez à notre religion ou je vous déclare la guerre», elle va être
considérée comme un acte terroriste. Là, les salafistes ont capté deux
mots : «Lettre et terroriste», et ils ont fait leur interprétation.
C’est un malheureux malentendu, et c’est sur la base de cette
interprétation qu’ils ont lancé la campagne que l’on sait.
Des
mots qui ont provoqué un malentendu qu’on aurait pu éviter. Le pays n’a
pas besoin de cette polémique, il a d’autres chats à fouetter…
Le Maroc se serait passé certainement
de cette polémique, mais non d’un débat. Un débat intellectuel,
pacifique et profond sur les valeurs est fondamental. On ne peut avancer
sans une vision claire sur notre actuel et notre avenir. L’économiste
s’occupe de l’économie, l’homme politique de la politique et le
philosophe de la question des valeurs et de la société. Personne n’a le
droit de dire tel thème ou tel sujet n’est pas intéressant. On ne peut
bâtir un Etat de droit sans expliquer ce qu’est un Etat de droit, la
liberté…
Mais il y a maintenant des voix qui s’élèvent pour réclamer des excuses...!
On doit donner des excuses en cas de
faute ou d’erreur, je n’en ai commis aucune. J’étais clair dans mon
propos, je sais très bien ce que j’ai dit.
Tout ce tapage, alors que le mot “laïcité” n’a jamais autant été prononcé et réclamé que ces derniers temps. Bizarre, non ?
C’est le résultat historique d’un
débat national. Si ce débat était confiné il y a trente ans dans les
milieux intellectuels, il s’est imposé dans les années 1990, après les
attentats du 16 Mai, et, surtout, après les révolutions arabes. Quand on
parle de laïcité, on parle de toutes les valeurs d’égalité, de liberté,
de justice, de citoyenneté... Ceux qui se revendiquent comme laïcs ne
veulent pas dire qu’ils sont athées. Parmi les laïcs, la majorité sont
des croyants, les laïcs athées sont une petite minorité. Et parmi les
croyants qui vont à la mosquée pour prier le vendredi, on trouve
beaucoup de personnes laïques. La laïcité, c’est instaurer une
neutralité des institutions qui gouvernent à l’égard du religieux, et
non pas instrumentaliser la religion dans le domaine politique.
Aujourd’hui, le monde est un petit village où toute la population écoute
et communique. On ne peut rester sclérosé sous prétexte qu’on a des
valeurs incompatibles avec la modernité, ça ne se passe plus comme ça.
Le combat de la laïcité est un combat de modernisation pour un Etat de
droit, et non pas un combat contre la religion. Le système laïc est le
seul système qui accepte et tolère la cohabitation de toutes les
religions, où l’on n’a pas cette angoisse de perdre sa religion. Bien au
contraire, c’est dans les pays à système laïc (Europe et Etats-Unis),
où c’est la loi qui gouverne tout, que l’islam est en train de se
propager le plus. Si ces pays n’étaient pas gouvernés par un système
laïc, les musulmans qui y vivent seraient tout simplement chassés il y a
belle lurette.
Vous
dites qu’on assiste à une retraditionnalisation, or jamais le Maroc n’a
connu des réformes aussi audacieuses vers la modernité que ces dix
dernières années, depuis le code de la famille jusqu’à la Constitution
de 2011...
C’est vrai tout ce que vous dites,
mais quand on veut passer à la pratique on se heurte à un mur, à des
lignes rouges. Le meilleur exemple est celui du nouveau code de la
famille. On ne peut pas réussir des réformes sans des campagnes de
sensibilisation pour faire connaître aux citoyens leurs droits et leurs
obligations. Les femmes, dans les montagnes, et même dans les villes,
ignorent tout de ce nouveau code de la famille. Même chose pour
l’amazighité, moins de 14% des écoles enseignent la langue amazighe
alors qu’elle est devenue une langue officielle.
Certains disent qu’apprendre
la langue amazighe dans les écoles n’est pas finalement une bonne idée,
nos enfants ont du mal à apprendre l’arabe, le français et l’anglais, et
l’on ajoute encore une langue dont ils ne se serviraient pas…
Apprendre la langue amazighe est
nécessaire car les enfants doivent comprendre que, comme l’arabe, c’est
une langue identitaire. On ne peut rejeter une langue qui existe sur ce
territoire depuis plus de 9 000 ans. Bien que, comme l’arabe, elle ne
soit pas une langue de la science et de la technologie, elle est liée à
ce qu’on est. Je vous rappelle que l’UNESCO aussi a tiré la sonnette
d’alarme pour sauver de disparition cette langue. D’un autre côté, c’est
une langue qui permet la connaissance du Maroc et de son histoire, 90%
de la toponymie du Maroc est amazighe. Cela dit, cette langue a un grand
rôle à jouer pour réussir notre transition vers la démocratie, ne
serait-ce que parce qu’elle a véhiculé depuis l’aube des temps les
valeurs de tolérance et de respect de l’autre.
De là à dire que les Arabes ont occupé le Maroc et colonisé les populations amazighes, il n’y a qu’un pas que…
N’exagérons rien, ceux qui disent
cela ne connaissent pas l’Histoire du Maroc, les Arabes ne se sont
jamais installés au Maroc par la force. Ce n’est qu’au cours de la
dynastie des Almohades, rappelons-le, que les premières tribus arabes se
sont installées au Maroc, aidées en cela par les Imazighens eux-mêmes ;
une autre vague d’émigrés est venue d’Andalousie après la chute de
Grenade en 1492, et c’était ces mêmes Imazighens qui les ont accueillis.
Il n’y a pas d’Arabes colons, des propos racistes de ce genre
n’existent pas dans le mouvement amazigh, s’il y a quelques voix qui le
disent c’est parce qu’elles souffrent d’une discrimination et d’une
carence de démocratie, rien d’autre. Et s’il y a une carence de
démocratie, les Arabes n’en sont pas les seuls responsables.
«Les valeurs au Maroc entre les droits de l’individu et les traditions du groupe», Ed. Idguel, avril 2013
2013-05-13
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