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vendredi 17 mai 2013

Ahmed Assid : "Un débat intellectuel et pacifique sur les valeurs est fondamental"

Par Jaouad Mdidech. La Vie éco, 13/5/2013

Le système laïc est le seul système qui accepte et tolère la cohabitation de toutes les religions, où l’on n’a pas cette angoisse de perdre sa religion. C’est dans les pays à système laïc comme en Europe et aux Etats-Unis, où c’est la loi qui gouverne tout, que l’islam est en train de se propager le plus.
Ahmed Assid
Vous préparez un livre intitulé «Moderniser l’islam ou islamiser la modernité». Est-ce une réplique au livre d’Abdesslam Yassine, intitulé aussi «Islamiser la modernité» ?
Oui, si vous voulez. C’est un essai théorique et philosophique. Au fait, j’essaie d’expliquer que le grand dilemme des musulmans aujourd’hui, c’est qu’ils continuent d’interpréter les textes religieux, dont le Livre saint, le Coran, tels qu’ils ont apparu il y a plus de quatorze siècles. Que c’est l’ancien fiqh (jurisprudence) qui continue malheureusement de prédominer la pensée musulmane. Je ne parle pas de l’islam en tant que croyance, foi et pratiques religieuses, mais de l’Islam comme civilisation, culture et pensée. Cet Islam-là souffre d’un blocage, en ce sens que ceux qui monopolisent le discours religieux sont prisonniers de cet ancien fiqh, et donc ils sont incapables d’en produire un qui répondrait aux besoins d’une société moderne. De sorte qu’on a, d’un côté, une société qui connaît des mutations profondes, qui se modernise, de l’autre, une pensée religieuse figée, car elle est restée attachée à la jurisprudence ancienne.

Voulez-vous dire que c’est cette jurisprudence qui a été derrière cette fatwa du Conseil supérieur des oulémas (CSO) qui condamne à mort l’apostasie ?
Oui, le conseil est tombé dans ce piège : nos oulémas marocains ont fait le même raisonnement que l’ancien fiqh, alors que le XXe siècle a connu de nouvelles idées en matière d’interprétation religieuse qui ne raisonnent plus en termes de ridda (apostasie), qui refusent de sacrifier le texte (qui admet la liberté de conscience) au profit d’un seul «hadith» (parole du Prophète) mentionné dans un seul des six livres des hadiths. Malheureusement, cette fatwa a été comme un signal aux extrémistes religieux pour juger et terroriser les gens. En résumé, j’essaie dans ce livre d’expliquer comment renouveler la méthodologie de relecture des textes religieux selon les besoins de la société moderne, et comment les musulmans peuvent contribuer, en le faisant, à la dynamique actuelle du monde.

Vous venez de publier «Les valeurs au Maroc entre les droits de l’individu et les traditions du groupe»(*) . Est-ce un livre didactique ?
Oui, c’est un livre qui a un objectif pédagogique, celui d’expliquer à la jeune génération ce qu’est la liberté, l’égalité, la justice, et ce qu’est la place du religieux dans l’Etat et dans la société. Je dis que les Marocains peuvent coexister pacifiquement, que, sans renier leurs traditions porteuses de valeurs universelles, ils peuvent embrasser les valeurs de modernité et de démocratie. Or, on continue de former les jeunes avec des idées archaïques, si bien qu’ils n’arrivent pas à affronter la réalité actuelle qui évolue très rapidement, d’où des affrontements et des tiraillements. J’essaie, dans ce livre, de pousser à la réflexion pour que les jeunes comprennent le pourquoi de cette évolution que nous sommes en train de vivre, pour savoir eux-mêmes quelles valeurs sociétales sauvegarder et quelles sont celles qu’il leur faudra rejeter. J’explique en résumé ce qu’est la liberté, et ce que sont ses limites.

Et c’est quoi ces limites ?
La liberté des autres, et non pas la tradition du groupe. Les conservateurs essaient de montrer que la liberté est conditionnée par les traditions du groupe. Or, quand on applique cela à la lettre, il n’y aura plus de liberté, car la soumission aveugle au groupe tue en l’individu tout esprit créatif, tout courage et toute velléité de changement. La limite de la liberté de l’individu est le respect de la liberté des autres, c’est fondamental  pour acquérir une conscience citoyenne. Dans ce livre, je pose aussi la question de savoir pourquoi il y a une crise des valeurs au Maroc.

Pourquoi, à votre avis, il y a cette crise et comment elle se manifeste ?
Cette crise est due au fait que les gens n’arrivent pas à trancher. Il y a deux mondes, celui de la tradition pure et celui de la modernité. On dirait que ces deux mondes n’arrivent pas à coexister chez nous. Moi je propose des pistes pour détecter les valeurs humanistes de nos traditions, et les grandes valeurs universelles  de la modernité. Je considère que si les Marocains n’arrivent toujours pas à trancher, c’est qu’ils gardent ce va-et-vient entre les deux registres, d’où une schizophrénie quotidienne. Garder la tradition telle qu’elle est et s’ouvrir en même temps sur le monde est une équation impossible. Pour s’ouvrir sur le monde, il faut revoir un peu la tradition et essayer de l’adapter à la modernité. Or, ce travail n’a pas été suffisamment fait.

Si les Marocains ne sont pas arrivés à trancher, ne serait-ce pas parce que notre société reste foncièrement conservatrice ?
Non, je ne crois pas. Notre société n’est pas conservatrice mais elle a été retraditionnalisée par le système éducatif et par les médias, les deux canaux dominés par l’Etat. A mon humble avis, la société marocaine se dirigeait dans les années 60 et 70 vers une ouverture. On aurait pu faire évoluer cette nouvelle conscience de l’intérieur de l’école, or c’est tout le contraire qui s’est produit. Pour contrer l’opposition de gauche de l’époque, l’Etat a décidé d’instrumentaliser à fond la religion. Résultat : un retour de la tradition au détriment de l’ouverture. La société n’est pas conservatrice, mais on a voulu qu’elle le soit. Aujourd’hui, pour désamorcer ce blocage, on doit absolument prôner cette ouverture, à travers l’enseignement, les médias et l’ensemble des politiques publiques. Cette schizophrénie est vécue au quotidien. Je vous donne cet exemple réel : voilà un cadre d’un ministère que je connais, genre BCBG, qui a fait monter une vache dans l’ascenseur d’une résidence, il l’a gardée trois jours dans son balcon, avant de l’égorger. Et ce, avec tous les désagréments que cela a pu causer aux autres copropriétaires. Aux plaintes des voisins, il a rétorqué : «Je ne fais que pratiquer ma religion». On peut vivre notre religion et pratiquer nos traditions sans salir notre entourage, comme cela se passe dans d’autres pays.

Et l’école dans tout cela ?
L’école, la famille, les médias sont tous responsables. Leur devoir aujourd’hui est d’ouvrir un débat sur ces valeurs pour sortir de cette schizophrénie et produire une vision marocaine équilibrée qui résout les problèmes par le débat et l’esprit critique.

Vous abordez aussi les manuels scolaires, ils ont connu quand même une refonte depuis le 16 mai 2003…
Oui, on ne peut pas le nier, sauf que cette évolution reste limitée. Quelques contenus catastrophiques de ces manuels ont disparu, je vous l’accorde, mais on n’est pas encore arrivé à introduire un système éducatif cohérent. Et on ne peut pas revoir ces manuels dans le bon sens sans une relecture des textes religieux, pour avoir un système éducatif cohérent et ouvert, à la fois sur les valeurs humaines de la tradition marocaine, et sur les valeurs universelles de la modernité. Sans cette relecture audacieuse, impossible d’instaurer ce système.

C’est justement cette audace qui vous a valu les critiques les plus virulentes…
Justement, je n’ai fait dans cette conférence à laquelle vous faites allusion qu’expliquer que les manuels scolaires inculquent des valeurs contradictoires, et j’ai donné des exemples concernant la violence. J’ai dit que dans ces manuels, il y a l’idée que l’islam a été diffusé de manière pacifique sans guerre ni glaive, que l’islam est une religion tolérante. Très bien, rien à dire jusque-là, mais le problème se pose quand on introduit dans ces mêmes manuels des contenus aux antipodes de cette thèse, et c’est là que j’ai parlé de la lettre du Prophète (sans jamais parler de la personne du Prophète) en disant que si on prend cette lettre dans son contexte historique, elle ne pose aucun problème, mais si ce type de lettre est produit aujourd’hui par un chef d’Etat où l’on lit «ou vous adhérez à notre religion ou je vous déclare la guerre», elle va être considérée comme un acte terroriste. Là, les salafistes ont capté deux mots : «Lettre et terroriste», et ils ont fait leur interprétation. C’est un malheureux malentendu, et c’est sur la base de cette interprétation qu’ils ont lancé la campagne que l’on sait.

Des mots qui ont provoqué un malentendu qu’on aurait pu éviter. Le pays n’a pas besoin de cette polémique, il a d’autres chats à fouetter…
Le Maroc se serait passé certainement de cette polémique, mais non d’un débat. Un débat intellectuel, pacifique et profond sur les valeurs est fondamental. On ne peut avancer sans une vision claire sur notre actuel et notre avenir. L’économiste s’occupe de l’économie, l’homme politique de la politique et le philosophe de la question des valeurs et de la société. Personne n’a le droit de dire tel thème ou tel sujet n’est pas intéressant. On ne peut bâtir un Etat de droit sans expliquer ce qu’est un Etat de droit, la liberté…

Mais il y a maintenant des voix qui s’élèvent pour réclamer des excuses...!
On doit donner des excuses en cas de faute ou d’erreur, je n’en ai commis aucune. J’étais clair dans mon propos, je sais très bien ce que j’ai dit.

Tout ce tapage, alors que le mot “laïcité” n’a jamais autant été prononcé et réclamé que ces derniers temps. Bizarre, non ?
C’est le résultat historique d’un débat national. Si ce débat était confiné il y a trente ans dans les milieux intellectuels, il s’est imposé dans les années 1990, après les attentats du 16 Mai, et, surtout, après les révolutions arabes. Quand on parle de laïcité, on parle de toutes les valeurs d’égalité, de liberté, de justice, de citoyenneté... Ceux qui se revendiquent comme laïcs ne veulent pas dire qu’ils sont athées. Parmi les laïcs, la majorité sont des croyants, les laïcs athées sont une petite minorité. Et parmi les croyants qui vont à la mosquée pour prier le vendredi, on trouve beaucoup de personnes laïques. La laïcité, c’est instaurer une neutralité des institutions qui gouvernent à l’égard du religieux, et non pas instrumentaliser la religion dans le domaine politique. Aujourd’hui, le monde est un petit village où toute la population écoute et communique. On ne peut rester sclérosé sous prétexte qu’on a des valeurs incompatibles avec la modernité, ça ne se passe plus comme ça. Le combat de la laïcité est un combat de modernisation pour un Etat de droit, et non pas un combat contre la religion. Le système laïc est le seul système qui accepte et tolère la cohabitation de toutes les religions, où l’on n’a pas cette angoisse de perdre sa religion. Bien au contraire, c’est dans les pays à système laïc (Europe et Etats-Unis), où c’est la loi qui gouverne tout, que l’islam est en train de se propager le plus. Si ces pays n’étaient pas gouvernés par un système laïc, les musulmans qui y vivent seraient tout simplement chassés il y a belle lurette.

Vous dites qu’on assiste à une retraditionnalisation, or jamais le Maroc n’a connu des réformes aussi audacieuses vers la modernité que ces dix dernières années, depuis le code de la famille jusqu’à la Constitution de 2011...
C’est vrai tout ce que vous dites, mais quand on veut passer à la pratique on se heurte à un mur, à des lignes rouges. Le meilleur exemple est celui du nouveau code de la famille. On ne peut pas réussir des réformes sans des campagnes de sensibilisation pour faire connaître aux citoyens leurs droits et leurs obligations. Les femmes, dans les montagnes, et même dans les villes, ignorent tout de ce nouveau code de la famille. Même chose pour l’amazighité, moins de 14% des écoles enseignent la langue amazighe alors qu’elle est devenue une langue officielle.

Certains disent qu’apprendre la langue amazighe dans les écoles n’est pas finalement une bonne idée, nos enfants ont du mal à apprendre l’arabe, le français et l’anglais, et l’on ajoute encore une langue dont ils ne se serviraient pas…
Apprendre la langue amazighe est nécessaire car les enfants doivent comprendre que, comme l’arabe, c’est une langue identitaire. On ne peut rejeter une langue qui existe sur ce territoire depuis plus de 9 000 ans. Bien que, comme l’arabe, elle ne soit pas une langue de la science et de la technologie, elle est liée à ce qu’on est. Je vous rappelle que l’UNESCO aussi a tiré la sonnette d’alarme pour sauver de disparition cette langue. D’un autre côté, c’est une langue qui permet la connaissance du Maroc et de son histoire, 90% de la toponymie du Maroc est amazighe. Cela dit, cette langue a un grand rôle à jouer pour réussir notre transition vers la démocratie, ne serait-ce que parce qu’elle a véhiculé depuis l’aube des temps les valeurs de tolérance et de respect de l’autre.

De là à dire que les Arabes ont occupé le Maroc et colonisé les populations amazighes, il n’y a qu’un pas que…
N’exagérons rien, ceux qui disent cela ne connaissent pas l’Histoire du Maroc, les Arabes ne se sont jamais installés au Maroc par la force. Ce n’est qu’au cours de la dynastie des Almohades, rappelons-le, que les premières tribus arabes se sont installées au Maroc, aidées en cela par les Imazighens eux-mêmes ; une autre vague d’émigrés est venue d’Andalousie après la chute de Grenade en 1492, et c’était ces mêmes Imazighens qui les ont accueillis. Il n’y a pas d’Arabes colons, des propos racistes de ce genre n’existent pas dans le mouvement amazigh, s’il y a quelques voix qui le disent c’est parce qu’elles souffrent d’une discrimination et d’une carence de démocratie, rien d’autre. Et s’il y a une carence de démocratie, les Arabes n’en sont pas les seuls responsables.

«Les valeurs au Maroc entre les droits de l’individu et les traditions du groupe», Ed. Idguel, avril 2013
2013-05-13

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