par ibnkafka16/5/2013
Ca fait donc déjà dix ans que les attentats meurtriers et barbares du 16 mai 2003 tuèrent 33 victimes innocentes, en plus de 11 des 14 kamikazes de la mouvance Salafia Jihadia lancés dans cette folie sanguinaire (trois d’entre eux, Rachid Jalil, Mohamed el Omari et Hassan Taoussi, renoncèrent
à se faire sauter à la dernière minute). Je me rappelle très bien ce
que je faisais quand j’ai entendu la nouvelle (probablement par e-mail,
ou par la télévision), seulement que c’était le soir, avec je crois deux
heures de décalage horaire avec le Maroc. Rapidement, j’ai appelé mes
parents pour savoir s’ils étaient sains et saufs. Ils l’étaient et me
racontaient avoir entendu des explosions (ils habitent pas loin du
centre-ville). J’appelais ma soeur pour lui annoncer la (mauvaise)
nouvelle et nous étions tous deux assommés: le terrorisme, c’était bon
pour les autres, pas pour le Maroc où le ministère de l’intérieur et son
armée de mouchards veillait au grain (malgré le départ de Basri).
Si les terroristes salafistes avaient voulu galvaniser la communauté
musulmane marocaine contre un régime et une société qu’ils présentaient
comme impies – il faut souligner que les cibles étaient juives (le siège
de la Communauté israélite de Casablanca, un restaurant géré par un
Marocain juif et un cimetière juif) et "occidentales" (un restaurant
espagnol et un hôtel) - ce fut un échec total. Outre la manifestation de
rejet du terrorisme et du radicalisme islamiste qui eût lieu quelques
jours après, tout ce que le royaume comptait d’islamistes, toutes
sensibilités et degrés d’opposition ou de proximité au régime confondus,
condamna avec force tant les attentats que l’idéologie jihadiste (voir
par exemple les propos de
Nadia Yassine, fille d’Abdeslam Yassine et porte-parole officieuse d’Al
adl wal ihsane). Inutile de dire que les autres sensibilités
idéologiques, de la gauche contestataire au khobzisme makhzénien, ne
furent pas en reste. Et c’est ainsi que le parlement vota – avec la
seule abstention de la poignée de députés du PSU – à la quasi-unanimité
une calamiteuse loi anti-terroriste (loi n° 03-03 du 28 mai 2003) qui permit une répression conforme à ce qu’on attendait du makhzen (et détaillée dans le rapport "Les
autorités marocaines à l’épreuve du terrorisme: la tentation de
l’arbitraire – Violations flagrantes des droits de l’Homme dans la lutte
anti-terroriste" de la FIDH), mais en tenant compte de l’évolution
stratégique de la répression au Maroc au cours des trois dernières
décennies: rafles massives, torture systématique, procès tronqués,
droits de la défense bafoués, mais pas de condamnations à mort exécutées
et pas de disparitions forcées définitives (on compta cependant au
moins un mort sous la torture, le fameux Moul Sabbat alias Abdelhaq Bentassir).
Mais en même temps, le virus terroriste n’ a pas vraiment pris – il y a bien eu les tentatives avortées de mars 2007 à Casablanca, dont celle à proximité du Consulat général étatsunien à Casablanca , puis l’attentat-suicide du café Argana à Marrakech le 28 avril 2011 (15 morts et de nombreux points d’interrogation),
mais si l’on veut bien considérer que les conditions sociales et
politiques au Maroc ne différent pas fondamentalement - en surface du
moins - de celles en Algérie ou en Egypte par exemple, et que de très nombreux Marocains figurent parmi les personnes arrêtées pour participation à des réseaux terroristes à l’étranger (y compris en Irak), on ne peut que constater que le Maroc, avec 5 attentats de 2003 à 2011,
a été relativement épargné (ce qui ne soulagera pas les victimes et
leurs proches). Si les terroristes marocains sont principalement issus
de milieux populaires – mais pas exclusivement, cf. le cas de Karim Mejjati,
membre d’Al Qaïda tué en Arabie saoudite et issu du Lycée Lyautey de
Casablanca – on ne trouve que peu de prédicateurs ou groupes islamistes
marocains ayant approuvé ces attentats, et la population marocaine dans
son ensemble a été encore moins réceptive. La meilleure preuve en est de
la tentative d’attentats-suicides sur le boulevard Moulay Youssef à
Casablanca en mars 2007, près de l’American Language Center et du
Consulat général des Etats-Unis, où un kamikaze fut pris en chasse
par des badauds. Pendant 24 ou 48 heures, ce quartier ainsi que celui –
Hay Farah – dont étaient originaires le groupe dont faisait partie le
kamikaze virent la population – et ce n’étaient pas des lauréats de
classes prépas ou des tradeuses bilingues - prêter main forte à la
police, qui jouit sinon d’une piètre estime, acculant trois autres
kamikazes à se faire exploser. Les salafistes jihadistes ont pu ainsi
évaluer leur popularité au sein de la population – encore moins
légitimes que la police, un bel exploit…
Certes, la population marocaine reconnaît le droit à la résistance
armée en Palestine et en Irak (du temps de l’occupation étatsunienne),
mais ça ne s’est pas traduit par un soutien massif, ni même partiel, à
l’action de la Salafia jihadia, du GICM ou d’AQMI. Il n’y a ainsi qu’en Irak parmi les pays arabes où le soutien des personnes sondées aux attentats suicides est le plus bas – seuls 9% des Marocain-e-s interrogé-e-s répondent "oui" à la question de savoir si des attaques contre des civils sont acceptables pour "défendre l’islam" (rapport PEW, 30 avril 2013, "The World’s Muslims").
Nul doute que si la question était encore plus précise et posait la
question d’attentats-suicides au Maroc, le résultat serait encore plus
bas (et personnellement, je trouve que 9% de "oui" à cette
question c’est 9% de trop). Sur ce plan-là, le satisfecit du pouvoir
marocain peut-être justifié. Et c’est bien malgré ses crimes – la
torture en est un – et ses erreurs qu’un tel consensus anti-terrorisme
existe au Maroc, y compris dans les quartiers défavorisés dont sont issus les kamikazes.
Car la réaction du pouvoir marocain aux attentats du 16 mai a été
initialement fidèle à des décennies de répression aveugle et de
violations des droits de l’homme: les kamikazes étant originaires de
Karyan Thomas à Sidi Moumen, en banlieue de Casablanca, la DGSN et la
DST firent de véritables rafles, arrêtant – avec la délicatesse et le
respect de la dignité humaine qu’on peut deviner – amis, voisins,
frères, cousins, tapant dans le tas et faisant le tri plus, bien plus
tard, voire bien trop tard. Un lien d’amitié, un visage mal rasé ou une
pratique religieuse visible suffisaient à envoyer à "la cave",
au tribunal et en prison. Dix-sept condamnations à mort furent
prononcées (aucune exécutée, confirmant le moratoire de fait en vigueur
depuis 1993 et l’exécution du commissaire Tabet) et près de 2.000
personnes furent arrêtées et détenues, sans trop se soucier de leur
intégrité corporelle, de leur droit à un avocat, de leur droit à un
procès équitable ou de leur présomption d’innocence (voir ce rapport topique de la FIDH).
Pour citer l’ONG suisse Al Karama dans un rapport – "Le Maroc devant de nouveaux défis" – datant de 2011:
"[D]es campagnes massives d’arrestations, véritables expéditions punitives, ont été déclenchées dans les milieux de l’opposition islamiste immédiatement après les attentats en mai 2003. Toutes les régions du pays ont été concernées et les diverses forces de sécurité y étaient associées. Parallèlement, des arrestations individuelles de figures plus connues de l’opposition ont été opérées par les agents de la DST ou de la brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ).
Les forces de sécurité débarquaient avec des camions dans des quartiers populaires considérés comme ayant des sympathies islamistes, notamment à Fès et à Casablanca. Des milliers de suspects ont ainsi été enlevés à leur domicile de force, non pas sur la base de leur implication présumée dans des délits ou des crimes mais uniquement pour leur appartenance supposée à un courant islamiste et en raison par exemple du port de la barbe ou de vêtements spécifiques. La plupart font l’objet de violences lors de leur audition ; si certains ont été relâchés après avoir été fichés, d’autres par contre, ont été accusés d’être impliqués dans ces attentats. Les avocats constitués pour leur défense affirment unanimement que leurs clients étaient poursuivis sur la base de dossiers totalement dénués d’éléments pouvant fonder une accusation crédible (…)
Tandis que de nombreux observateurs et défenseurs des droits de l’homme estiment que durant les années 2002-2003 le nombre d’arrestations arbitraires a atteint plusieurs milliers (jusqu’à 5000), le ministre de la Justice de l’époque, M. Mohamed Bouzoubaâ, a déclaré en 2004 que les interpellations n’avaient pas dépassé les 2000 personnes. Les arrestations liées aux attentats du mois de mai 2003 se sont poursuivies jusqu’en 2004".
La torture fut systématique selon ce même rapport:
Les personnes arrêtées après septembre 2001 ou dans le sillage des attentats de Casablanca en mai 2003 ont été, dans la majorité des cas parvenus à la connaissance de notre organisation, victimes de tortures lors d’une garde à vue qui, pour certains, a duré plusieurs mois. Dès leur arrestation ou leur enlèvement, ils ont fait l’objet une extrême violence. Les suspects sont interpellés par différents services de sécurité mais le plus souvent par les agents de la DGST. Ils sont arrêtés à leur domicile, dans la rue ou sur leur lieu de travail, souvent par plusieurs agents en civil, et la brutalité employée inclut parfois les membres de leur famille présents. Leurs mains sont systématiquement menottées, leurs yeux bandés et ils sont emmenés vers un endroit inconnu qui s’avère être – comme nous l’avons développé ci-dessus – le centre de Témara ou le commissariat d’Al-Maarif à Casablanca. (…)
La première constatation est que la torture est systématique et généralisée. Elle est pratiquée à tous les stades de la détention et continue d’être pratiquée une fois la personne jugée et condamnée, cette fois-ci par le personnel pénitentiaire ou les membres de la DST à l’intérieur même de la prison et dans une impunité totale. De nombreux détenus sont emprisonnés dans des cachots pour des durées allant de quelques jours à plus de 30 jours (Abdelwahab Rabi’ y a passé 60 jours) à Kenitra. A la prison de Salé, Tawfiq Yatrib, Hichem Derbani et Merouane ‘Assoul ont été enfermés dans des cachots respectivement pendant trois, six et dix mois.
Les prisonniers de Kenitra font état de méthodes de tortures similaires à celles utilisées durant les gardes à vue prolongées à Témara, par exemple : les coups pour quasiment tous, le chiffon pour près de 40% d’entre eux, décharges électriques sur tout le corps dans plus de 30% des cas, suspension pour plus de 40%, lacérations, introduction d’objet dans l’anus et menaces de viol pour près des deux tiers des détenus, nudité, insultes et blasphèmes, privation de nourriture, d’eau et de sommeil. Les prisonniers sont régulièrement volés par les geôliers et les paniers de provisions que les familles leur apportent régulièrement pillés.
Les personnes arrêtées dans les années 2002-2003 rapportent dans les témoignages dont nous disposons avoir subi les tortures mentionnées par l’association « Annassir » et en énumèrent d’autres : privation de sommeil, supplice de la baignoire, ou de la bassine remplie d’excréments, falaqa, interdiction d’aller aux toilettes, menottes et bandeau pendant de très longues périodes, brûlures de cigarettes notamment sur les zones sensibles, écartèlement des jambes jusqu’au déchirement de muscles, épilation de la barbe, asphyxie à l’aide d’un sac, immobilisation dans des positions douloureuses, détention dans une petite cellule infestée de rats et d’insectes, simulation d’exécution, injection de substances ayant un effet stupéfiant, emprisonnement dans une cellule minuscule avec un grand nombre de détenus, etc. Les formes de torture les plus souvent rapportées par les détenus sont la suspension, la menace de viol de mères et d’épouses, la sodomisation à l’aide de différents instruments, l’électricité, la privation de sommeil.
Les procès furent expéditifs: moins de deux mois après les attentats,
un procès collectif (dans la pure tradition des procès politiques des
années 60 et 70) devant la Cour d’appel de Casablanca se solda par 31
condamnations dont dix à mort (au total, dix-sept personnes auraient été condamnées à mort
en liaison avec les attentats). Je ne connais pas d’étude d’ensemble de
la répression qui s’abattit suite au 16 mai, mais les différents
compte-rendus de presse permettent de se faire une idée de la "justice" qui fut rendue. Les accusés furent tout d’abord poursuivis sur la base d’une loi anti-terroriste – la loi n° 03-03 modifiant
le Code pénal et le Code de procédure pénale – qui n’est entrée en
vigueur que lors de sa publication au BORM le 5 juin 2003 et donc
postérieurement aux faits, en violation du principe de droit pénal
universellement reconnu de la légalité des délits et des peines. La
justice considéra – selon la presse (les
jugements n’ont à ma connaissance pas été puibliés) – la date de
l’arrestation des accusés comme déterminante s’agissant de l’application
de la loi n° 03-03 et non la date de commission des faits poursuivis
(soit le 16 mai 2003 au plus tard). Souvent détenus sur décision de
police ou du procureur du Roi au-delà du délai légal de garde à vue,
même celui exagérément long de la loi n° 03-03 fixé à douze jours
maximum (article 66 alinéa 4 modifié du Code de procédure pénale).
L’instruction fut bâclée – les deux principaux procès s’achevèrent en
juillet et août 2003, soit dans les trois mois à compter des faits, ce
qui est exceptionnel dans des affaires de réseaux terroristes comportant
des dizaines de membres et où la responsabilité individuelle de chaque
accusé est censé devoir être prouvée au-delà de tout doute raisonnable,
les preuves étant le plus souvent des empreintes digitales, traces ADN,
relevés bancaires, des interceptions de communications téléphoniques ou
électroniques ou des témoignages de tiers ou de repentis, tous éléments
susceptibles de contestation par une défense faisant son métier. Le
caractère collectif de ces procès empêcha tout semblant de procès
équitable: des audiences expéditives, où les accusés ne furent souvent
qu’autorisés à répondre par "oui" ou par "non" aux
questions du président ou du procureur, des refus systématiques de
contre-expertises ou de témoignages à décharge, une partialité de la
Cour, rien que la triste routine des procès politiques marocains.
Pire encore furent les difficultés des accusés à bénéficier –
symboliquement, car dans les procès politiques marocains la défense a le
même rôle spectaculaire que les méchants à chapeau noir
des westerns des années 50 – d’une défense. Je ne parle même pas d’une
défense digne de ce nom, mais d’une défense tout court: la bâtonnier de
l’Ordre des avocats de Casablanca, Me Miloud Bettach, dût intervenir
pour pouvoir obtenir la désignation d’avocats pour chacun des accusés
lors du second procès, concernant 87 (!) accusés. La défense n’eût aucun
délai pour se préparer au dossier d’instruction, en dépit des réserves
qu’on peut avoir à utiliser ce terme en l’espèce: "Nous avons été
saisi le jeudi 17 juillet 2003 alors que l’audience était fixée pour le
lundi d’après. C’est trop court pour instruire le dossier cas par cas et
désigner le représentant adéquat pour chacun". Les conditions matérielles de l’audience n’ont pas non plus favorisé une défense efficace: "Les audiences se déroulaient jour et nuit et les reports ne dépassaient pas quelques heures" (L’Economiste du 1er août 2003).
Avant même le procès, des accusés avaient comparu devant le juge
d’instruction hors la présence de leur avocat, contrairement à l’article
139 du Code de procédure pénale.
Aves un résultat baroque: dans le premier procès concernant 31
accusés, qui s’était soldé le 12 juillet – après seulement huit jours de
débats – par 10 condamnations à mort (pour 8 condamnations à
perpétuité, 7 à 20 années et 5 à 10 années de réclusion), 24 accusés
avaient le même avocat (Me Abdellah Ammari, lequel n’avait alors que
deux années d’inscription au barreau), lequel fut par la suite lui-même
poursuivi avec un collègue, Me Ahmed Filali Azmir, pour violation du
secret de l’instruction. Cette première fournée de 31 condamnés
appartenant à la Salafia jihadia présentait en outre la particularité de
ne concerner que des accusés arrêtés avant les attentats du 16 mai, et ne pouvaient donc guère être personnellement mis en cause dans les attentats du 16 mai…
Le second procès de masse à Casablanca toucha 87 personnes, et se
termina après un mois de débats par 4 condamnations à mort (dont celle
des kamikazes repentis, y compris Mohamed el Omari affirmant "que ses aveux lui avaient été «extorqués sous la torture»"),
37 réclusions perpétuelles, 17 peines de réclusion de 30 ans et 16 de
20 ans – là non plus, comme lors du premier procès des 31, aucun acquittement ne fut prononcé. De nombreux autres procès collectifs eurent lieu simultanément (ainsi, 28 accusés à Fès et 19 à Taza
furent jugé en juillet). Encore une fois, il n’y a pas de comptabilité
exacte des procès, des peines et des acquittements, et encore moins
publicité effective des jugements. Le simple fait de vérifier les
informations pour ce billet m’a fait découvrir des informations et des
chiffres contradictoires sur le nombre et l’identité des kamikazes, sur
le nombre et le nom d’accusés, sur les incriminations exactes invoquées
contre eux et sur les groupes dont ils feraient partie.
Et n’oublions pas le cas des soeurs jumelles Imane et Sanae al-Ghariss, orphelines de père et abandonnées par leur mère, condamnées en octobre 2003 à 5 années de détention
alors qu’elles n’étaient âgées alors que de 14 ans, pour terrorisme et
un fantômatique complot contre le Roi: - fréquentant des islamistes,
elles furent arrêtées par la police:
"À la préfecture de police, les sœurs passent rapidement aux aveux. Elles sont quand même bousculées, essuient quelques gifles, mais cèdent lorsqu’elles entendent les cris de leurs complices, torturés dans la salle à côté. (…) Les questions du juge d’instruction sont assez expéditives. Les sœurs Laghriss, âgées de 14 ans, sont accusées de “constitution de bande criminelle, de préparation d’actes terroristes, d’atteinte aux sacralités et de complot contre la famille royale” (…) e n’est que le 29 septembre 2003 que s’ouvre enfin leur propre procès, devant une salle de tribunal archi-comble. “Oui, nous projetions de fabriquer des bombes à partir de pétards de Achoura, abattre Mohammed VI par balles et faire sauter le Parlement”, affirment les fillettes".
Une fois leur sentence de 5 ans de prison prononcée, elles eurent un
visiteur surprenant en prison – le juge qui les avait condamnées:
"Le premier jour du ramadan, le juge qui les a condamnées leur rend visite au pénitencier. “Il s’est excusé pour la peine à laquelle il nous a condamnées. Mais il nous a expliqué que c’était pour notre bien et qu’une grâce royale tomberait à coup sûr dans les mois qui viennent”, se rappelle Sanae".
Sur les instigateurs des attentats, le cerveau allégué aurait été Moul Sebbat ("le principal coordinateur"
selon des sources sécuritaires citées à l’époque par Tel Quel),
opportunément mort en garde à vue. Un des islamistes condamnés, le
français converti Richard Robert, avait déclaré avoir travaillé avec la
DST française, avant d’être condamné à perpétuité, de quitter l’islam en
prison et d’être transféré en France pour y purger le reliquat de sa peine et revenir sur ses propos, assez incohérents il est vrai. Un rapport onusien cité à l’époque par Le Journal citait
les déclarations alléguées de Noureddine Benbrahim – n° 2 de la DST en
2003 – à des agents des services français selon lesquelles "au moins
deux ressortissants du Golfe -un Saoudien et un Emirati- figuraient
parmi les terroristes mais que le ministère marocain de l’Intérieur
s’était tu pour « préserver les amis du Maroc »". Des procès ont eu lieu à l’étranger pour des faits se rapportant aux attentats du 16 mai – à Paris notamment.
De fait, excepté les articles de la presse officieuse et les
communiqués de la MAP, pas de version officielle consolidée du contexte
et du déroulement des attentats; pas de publication d’un livre blanc
gouvernemental, pas de commission d’enquête, qu’elle soit
gouvernementale ou parlementaire – rien. Or les violations massives des
droits de la défense et, il faut bien le reconnaître, de la dignité
humaine commis par l’Etat dans la répression du terrorisme – répression
qui était nécessaire, mais pas comme ça – a, comme d’habitude, affaibli
de manière fatale la crédibilité de la version officielle des faits,
fut-elle distillée par bribes comme dans le cas des attentats du 16 mai.
De fait, pour avoir simplement posé les question que tout Marocain doté
d’un cerveau se pose, le PJD se vit officiellement sommé de choisir son camp, comme si vouloir connaître la vérité était assimilable à soutenir le terrorisme…
Cette répression aveugle et brutale fût même contre-productive, comme le montre le cas spectaculaire de "Abdelfettah Raydi, emprisonné à 19 ans, libéré à 21 ans, kamikaze à 23 ans" comme le proclamait la une de La Vie économique
après les attentats de Casablanca de mars 2007. Originaire de Karyan
Thomas à Sidi Moumen, comme les kamikazes du 16 mai, ce salafiste avait
passé deux années à la prison de Salé avant de se faire sauter dans un cybercafé le 11 mars 2007. L’arbitraire et la violence de la répression a ainsi montré ses limites, et l’Etat lui-même l’a reconnu – et notamment lors d’un discours royal
– en faisant libérer de manière continue des détenus islamistes
condamnés pour terrorisme – quitte à le regretter parfois: ainsi, après
l’attentat-suicide de Raydi, de nouvelles rafles eurent lieu parmi les 164 détenus salafistes grâciés lors de l’Aïd el fitr en novembre 2005,
dont Abdellatif Amrine, condamné lors des procès de l’été 2003 comme
étant un kamikaze réserviste à 30 années de réclusion, mais gracié et
libéré en 2005 pour son état de santé. Ses liens avec Raydi amenèrent la
police à l’arrêter à nouveau en 2007…
En ce qui concerne les méthodes de lutte anti-terroriste à proprement parler, pour la première fois, les autorités marocaines reconnaissent que celles employées au lendemain des attentats du 16 mai 2003 n’ont pas produit les résultats escomptés comme le montre le cas du kamikaze Abdelfattah Raydi. Ce dernier faisait en effet partie de ces quelque 2 000 islamistes présumés raflés, dont environ 800 ont été condamnés ensuite à de la prison après des procès souvent expéditifs. Des prisons où, outre les mauvais traitements subis, certains ont noué des liens avec des salafistes combattants de groupuscules radicaux avant d’être graciés par le roi. Mais on peut tout aussi bien s’interroger sur le fait qu’une fois sortis de prison, des individus comme Raydi, sensés être fichés par les services et résidant de surcroît dans des quartiers quadrillés par des norias de mokadems, ont réussi à préparer des attentats sans être repérés…
La prise de conscience des risques de l’approche dure face au
terrorisme allait amener le makhzen a tempérer ses ardeurs: outre les
grâces à répétition (complétées il est vrai par des rafles), qui
allaient déboucher en 2011, suite au mouvement de protestation populaire
du 20 février à la grâce royale en faveur des principaux dirigeants islamistes, dont
les liens réels avec les groupes terroristes étaient par ailleurs très
contestés, le principal architecte de la répression de 2003, le général
Hmidou Laanigri, militaire passé par la DGED, la DST et la DGSN (dont il
fut promu directeur général deux mois après le 16 mai), fut brusquement limogé
de ce poste par le Roi en 2006, pour être nommé inspecteur-général des
Forces auxiliaires, corps d’armée dont le prestige est à la mesure du
surnom de ses agents (sing. merda, pl. mroud). Comme
pour chaque décision royale de ce type, pas de justification officielle
ou de débat public, et on n’aura donc pas eu droit au mea culpa officiel
sur le virage sécuritaire.
La contestation populaire avortée de 2011 allait définitivement tirer un trait sur l’ostracisme politico-sécuritaire contre le salafisme, réel ou imaginaire (on pense ici à la rocambolesque affaire du réseau Belliraj,
monté de toutes pièces et qui ferait passer les procès de l’été 2003
pour des modèles dignes de la justice suédoise ou néo-zélandaise). Avec l’émergence du PJD comme principal parti marocain et de Adl wal ihsane comme principal mouvement d’opposition marocain, le makhzen a favorisé la normalisation du salafisme, et laissé aux chioukhs salafistes grâciés – et à d’autres, tel le cheikh pédophile Maghraoui – toute latitude pour dénoncer les laïcs et l’Algérie, soutenir l’intégrité territoriale (fascinant exemple de la suprématie de l’affiliation nationale sur l’affiliation religieuse) et accessoirement réaffirmer leur acceptation de l’imarat al muminin, et ainsi espérer leur insertion dans le jeu politique marocain, y compris par le biais d’un parti politique,
qui aurait sans doute le double avantage pour la monarchie de diviser
le camp islamiste, déjà partagé entre le PJD et Al adl wal ihsane (je
mets de côté le soufisme makhzénien à la zaouia boutchichiya), et d’agiter l’épouvantail islamiste – et s’agissant des salafistes cette peur n’a rien de paranoïaque – devant une classe moyenne et supérieure francophone à laquelle même le PJD ne fait plus peur.
Si on doit conclure, du point de vue gouvernemental, la gestion
sécuritaire du terrorisme jihadiste a connu une évolution vers plus de
discernement et un va-et-vient entre répression et ouverture, avec de constants ralentissements ou blocages toutefois, et la continuation des pratiques de torture et de violation des droits individuels des personnes accusées de terrorisme.
Des groupes terroristes sont régulièrement annoncés comme démantelés,
sans que l’on sache, vu le calamiteux palmarès de propagande et de
violation des droits du makhzen, si ces annonces désignent une menace
réelle ou une mise en scène – la réalité est sans doute entre les deux,
et plus proche de la première alternative que de la seconde. Sur le plan
politique, après avoir digéré le mouvement national (USFP comprise),
l’extrême-gauche, le mouvement des droits de l’homme, des séparatistes
repentis et l’islamisme légaliste,
le pouvoir est en passe d’intégrer le salafisme presque sans coup
férir, sans toutefois préjuger des effets néfastes d’une intégration de
salafistes qui n’auraient pas renoncé à leur monopole des opinions
légitimes.
La véritable énigme me semble être la place du 16 mai et de l’analyse
de ses causes et séquelles dans l’opinion publique. La propagande
officielle, il est vrai généralement centrée autour de la seule
monarchie (avec l’exception partielle de la Marche verte), n’a guère surexploité, sur le plan symbolique ou commémoratif, le 16 mai. Quelques livres sont sortis – dont le brillant "Les étoiles de Sidi Moumen" de Mahi Binebine, dont Nabil Ayouch a tiré un non moins brillant film, "Les chevaux de Dieu" – mais de manière surprenante pas de recherche sérieuse ou de somme factuelle sur les attentats, leurs acteurs jihadistes, et la violence étatique qui s’ensuivit. Quelques thèses farfelues, mais d’analyse factuelle et non-paranoïaque, point.
Et contrairement aux Etats-Unis, guère de manifestations spontanées
de commémoration, ni de courant politique faisant de la lutte contre le
terrorisme un élément essentiel de son discours. Certes, les survivants
et les proches se rappellent, et n’oublient pas (comment les blâmer?) –
Soad El Khammal, veuve et mère de deux victimes, dit ainsi refuser le pardon:
"J’essaie de vivre avec mais je n’arrive pas à tourner la page, c’est impossible d’oublier. Et pour moi, pardonner c’est oublier. Donc je ne peux pas pardonner, car cela voudrait dire qu’on tire un trait sur tout ça".
Ou encore Mhammed Mahboub, grièvement blessé le 16 mai:
En tant que musulman, je ne peux être que favorable à la peine capitale et au qissas (talion). Le Coran est clair là-dessus : «œil pour œil, dent pour dent», dispose-t-il. J’ai vu des gens se faire déchiqueter, certains ont été décapités, d’autres ont perdu leurs bras ou jambes. Personnellement, j’ai eu la mâchoire et plusieurs membres brisés, mon corps est toujours criblé d’éclats métalliques. Je n’ai pas eu de procès avant de subir cette sentence, je n’ai rien choisi, les autres victimes non plus. Les terroristes, eux, ont choisi de perpétrer ces attentats, froidement planifiés et exécutés. Ils ont bénéficié d’un procès équitable. J’estime donc que justice doit être faite et il n’y a pas de raison pour qu’ils aient un traitement de faveur. (…)
Je resterai à jamais hanté par le souvenir de cette funeste soirée du 16 mai 2003. Chaque nuit je fais des cauchemars. L’autre fois, j’étais attablé dans un café de l’avenue Moulay Youssef à Casablanca quand, subitement, le tonnerre a grondé. Je me suis jeté à plat ventre. Les gens autour de moi ne se rendaient pas compte, ils riaient. Pour ma part, j’étais terrorisé. Au moindre mouvement brusque, ne serait-ce qu’un claquement de porte, je suis envahi par une effroyable peur. Ce sont des moments que je vis comme des exécutions répétitives. Car même si je ne suis pas mort physiquement lors des attentats, on m’a exécuté moralement. (…)
Le souvenir des attentats est trop vivace pour que je puisse pardonner. Je suis défiguré, je viens de subir une quatrième opération chirurgicale et je porte toujours dans ma chair des éclats de métaux. Mais ce n’est pas le plus grave. Car ce sont surtout les cicatrices morales qui tardent à se refermer. Peut-être qu’un jour, lointain, je pourrais pardonner. Mais, même dans ce cas, je ne voudrais pas que mes bourreaux soient graciés. Pas de pitié pour les terroristes. Ils doivent absolument payer pour leurs actes atroces.
Mais là aussi, dans la bouche de Mme El Khammal, l’ambiguïté qui entoure le souvenir du 16 mai revient:
Beaucoup de gens ont été arrêtés puis condamnés. Des centaines sont toujours en prison. D’autres sont sortis, d’autres ont été graciés. Mais la vérité n’est pas claire. Qui a fait ça ? Qui était derrière ? Personne ne sait. On réclame cette vérité.
Cette
ambiguïté me traverse également. Tout comme Mhammed Mahboub, j’estime
que les auteurs des attentats méritent la sanction la plus sévère
possible – mais peut-on sanctionner durement – et de manière
irréversible – des personnes dont on sait pertinemment qu’elles n’ont
pas bénéficié d’un procès équitable? Ce n’est pas compatible avec mon
idée de la justice. Et tout comme Soad El Khammal, difficile d’ignorer
que les kamikazes bidonvillois du 16 mai, dans leur aveuglement barbare,
étaient à la fois victimes et bourreaux (sans que leur caractère de
victimes de la société ne retranche en rien leur culpabilité morale et
pénale)? Je me rappelle, ayant été voir "Les chevaux de Dieu" avec mes
parents, des larmes de ma mère à la fin – "ça n’a pas changé".
Dix ans après la barbarie du 16 mai, moins de deux ans après les
meurtres barbares de Gdeim Izik, où une dizaine d’agents des forces
auxiliaires furent égorgés et leurs corps profanés par des manifestants
sahraouis, alors que tant de prisonniers politiques peuplent les prisons marocaines, que la misère transforme tant de Marocains en machines à survivre, peut-on oser espérer que "ça changera" un jour?
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