Relativement préservé des tourments du printemps arabe, le Maroc connaît depuis quelques semaines une période de tension au sein de son exécutif. Au delà d’une rivalité de façade qui oppose les islamistes du PJD aux nationalistes conservateurs du parti de l’Istiqlal, se trame dans l’ombre un véritable bras de fer. Décryptage d'Abdelmalek Alaoui.
Édité par Henri Rouillier Auteur parrainé par Céline Lussato
Le Premier ministre Abdelilah Benkirane, à la Valette le 5 octobre 2012 (A.MEDICHINI/SIPA).
Ces deux-là auraient pu être jumeaux. D’un côté, le chef du gouvernement, l’islamiste Abdelilah Benkirane,
jamais à court d’un trait d’humour pour déminer les questions
difficiles. De l’autre, Hamid Chabat, vibrionnant maire de Fès et patron
du parti de l’Istiqlal, arrivé deuxième aux élections législatives de
novembre 2011. Les deux hommes se ressemblent : même sens de la
répartie, mêmes qualités de tribun, et mêmes relents populistes qui font
les beaux jours des gazettes marocaines.
Un équilibre fragile
L’affrontement entre les deux hommes monte en puissance depuis
plusieurs mois et s’est intensifié depuis que Chabat a annoncé le
retrait de "ses" ministres du gouvernement en fin de semaine dernière,
menaçant de faire chuter la majorité gouvernementale.
Les ministres seront finalement maintenus suite à une ferme
injonction du Roi, qui a exigé que la stabilité de l’exécutif prime sur
les querelles partisanes. Mais combien de temps cet équilibre précaire
pourra-t-il être maintenu ?
Face à cette mise sous pression, et craignant de devoir quitter les
allées du pouvoir alors même qu’il commence probablement à y prendre
goût, Abdelilah Benkirane a déroulé une subtile stratégie de
préservation.
2M, la chaîne de télé qui cristallise les tensions
Celle-ci a consisté à envoyer certains de ses lieutenants parmi les
plus radicaux pour "mettre le feu" au parlement en s’attaquant notamment
aux médias publics, en particulier à la deuxième chaîne 2M, accusée par les islamistes – en des termes peu amènes – de parti pris à leur encontre dans son traitement de l’information.
Or, ce n’est pas la première fois que cette chaîne est visée. Au
printemps dernier, 2M avait déjà fait l’objet d’une tentative de
"réislamisation" de ses programmes par le jeune ministre islamiste de la
communication, Mustapha El Khalfi. Devant la levée de boucliers
qu’avait suscité alors sa tentative de supprimer les journaux télévisés
en français, le ministre avait dû reculer mais 2M est restée depuis
comme une arrête en travers de la gorge du PJD.
En s’attaquant à nouveau à cette chaîne, le chef du gouvernement veut faire oublier sa majorité qui se fissure, tout en touchant à un symbole.
Ce canal est né dans les années 90 de la volonté du roi Hassan II de
pluraliser le paysage médiatique, et surtout, de donner un espace
d’expression moderne et plus ouvert à une nouvelle élite marocaine qui a
émergé durant les années 70 et 80.
Face à Benkirane, une élite qui rejette l'islamisme
Cette dernière est plus urbaine, plus moderne, et tient une bonne
partie de l’appareil de production économique, ainsi que la
technostructure administrative. Elle est hétéroclite, éduquée pour
partie à l’étranger mais a aussi fréquenté les bancs des grandes écoles
marocaines et des universités du Royaume au sein desquels elle s’est
politisée. Elle regroupe les enfants de la bourgeoisie d‘État mais
également les enfants du peuple. Le point commun entre toutes ses
composantes est idéologique : le rejet de l’islamisme.
Dès son arrivée au pouvoir début 2012, le chef du gouvernement aura à
cœur de chasser ses représentants méthodiquement de la tête des grandes
administrations publiques et des agences étatiques, afin d’y placer des
hommes jugés plus "sûrs" et PJD-compatibles. Certains patrons d’agences
publiques, au cours des derniers mois, apprendront ainsi leur limogeage
par la presse.
Or, cette volonté d’écarter une frange de la population de la
gestion des affaires alliée à la volonté des islamistes de "mettre au
pas" les médias publics, constitue peut-être le premier acte d’un "choc
des élites" au Maroc.
Vers une division irréversible
En effet, bien que minoritaire, cette élite marocaine est très
importante car elle incarne "une certaine idée du Maroc". Elle contribue
ainsi à ce que le pays conserve son modèle unique fondé sur la
tolérance, qui en fait la seule nation du monde arabe à sanctuariser la
notion d’identités plurielles dans sa constitution, en y incluant les
juifs.
Cette nouvelle élite marocaine est également fondamentale car elle
est très active sur le plan économique et elle n‘hésite pas à
entreprendre et à commercer avec le monde.
Enfin, elle a accumulé de l’expérience dans la gestion de
l’administration, et sa mise à l’écart progressive créée d’ores et déjà
des poches de défiance au sein des pouvoirs publics, déclenchant une
formidable capacité d’inertie.
En poussant ses troupes à aller à l’affrontement avec cette frange de
la population, et en s’attaquant à un média qui a accompagné la
transition démocratique du Maroc, le chef du gouvernement marocain est
peut être en train de sacrifier sur l’autel des calculs politiques la
possibilité de réaliser un dessein autrement plus ambitieux.
Celui qui se promettait de rassembler tous les Marocains à l’aube de
son arrivée au pouvoir serait-il en train de devenir celui par lequel la
division arrivera ? L’histoire le dira certainement au cours des
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/863653-maroc-pourquoi-un-choc-des-elites-semble-de-plus-en-plus-inevitable.html
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