Nous vous avions parlé de la sortie du livre qui revient sur l’expérience culturelle Souffles.
Cette fois-ci c’est l’écrivain et poète Abdellatif Laâbi qui vous en
parle en acceptant gentiment qu’ONORIENT publie sa préface de l’œuvre de
Kenza Sefrioui, disponible dans toutes les bonnes libraires. L’heureux
détenteur du Goncourt de la poésie de 2009 y revient sur la genèse et
les raisons de la naissance de la légendaire Revue Souffles, tout en
prenant le temps de rappeler le dur contexte d’à l’époque. Découvrez
sans plus attendre et en exclusivité, sa préface.
« Dans trois ans, un demi-siècle se sera écoulé depuis la création, en mars 1966, de la revue Souffles.
Qui sait, cet anniversaire sera peut-être fêté dignement, le moment
venu, par celles et ceux qui ont à cœur la sauvegarde et la transmission
de notre mémoire culturelle.
Kenza Sefrioui n’aura pas, elle,
attendu un tel rendez-vous. Depuis de nombreuses années, elle s’y
prépare dans une sorte de course contre la montre. Et voilà
qu’aujourd’hui, elle démontre qu’elle a gagné la course haut la main. À
l’arrivée, elle nous offre une véritable somme de ce qu’a été l’aventure
intellectuelle et humaine de Souffles. Ce qui m’impressionne
dans ce travail, en sus de l’émotion que j’ai ressentie en retrouvant
les minutes d’une expérience ayant occupé l’une des plus ardentes
saisons de ma vie, c’est tout à la fois l’ampleur de la documentation et
de l’arsenal théorique, la minutie de l’enquête, le souci de
l’objectivité, le regard critique sans complaisance n’excluant ni
l’empathie, ni même la passion. Une vraie gageure !
Toutefois, les
mérites de l’auteure ne s’arrêtent pas là. J’estime qu’elle a fait en
l’occasion œuvre de pionnière. Nous tenons avec ce livre la première
étude du genre portant sur la post indépendance où l’histoire d’un
mouvement d’idées et de création culturelle nous éclaire sur le sens des
conflits politiques alors en cours et se trouve éclairée à son tour par
la nature de ces conflits. Il en résulte une perception entièrement
renouvelée du parcours de la revue, éloignée de celle qui a longtemps
prévalu dans le milieu universitaire et jusque dans les milieux
intellectuels.
Souffles avait un projet culturel, celui de
la décolonisation des esprits, de la reconstruction de l’identité
nationale revendiquée dans la diversité de ses composantes, de
l’insertion de la création littéraire et artistique dans l’aventure de
la modernité. Sur ce plan-là, elle a honorablement rempli son contrat.
Mais elle avait, inscrite dans ses gènes si l’on me permet l’expression,
une dimension éminemment politique, compte tenu du traumatisme
colonial, de l’archaïsme et du despotisme du régime en place, ainsi que
du conservatisme de la société. Elle était porteuse de valeurs
subversives dans ce contexte, de revendications proprement citoyennes
touchant à la liberté d’expression et d’opinion, au droit à la culture
pour tous, et du peuple à sa mémoire.
Son « virage idéologique » a
été on ne peut plus logique. Contrairement à ce que certains ont
prétendu, il s’est dessiné bien avant le numéro consacré à la révolution
palestinienne, en 1969. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter la
livraison du premier trimestre 1968, suivie par celle, bilingue pour la
première fois, traitant de la littérature maghrébine.
Il faut rappeler ici que Souffles
n’était pas un lieu de création, une tribune d’idées s’exprimant en
temps de paix, dans un pays « normal », où la fonction de l’intellectuel
est reconnue d’utilité publique, où la culture est considérée comme un
besoin essentiel et un levier de la formation et de l’ouverture des
esprits. Elle n’avait d’autre choix, à un moment donné de sa prise de
conscience de l’intégralité des problèmes du pays, que de poursuivre sa
contestation de l’ordre régnant à tous les niveaux, ou bien se soumettre
à cet ordre inique, et à la limité se résigner en se retirant de
l’arène.
Avec le recul historique, j’ai la conviction qu’elle
n’aurait pas eu l’impact qu’on lui reconnait aujourd’hui si elle s’était
fixé des lignes jaunes ou rouges, si elle s’était cantonnée dans les
tâches préliminaires ayant présidé à sa naissance. La force de sa
présence et sa pérennité dans la conscience collective viennent du fait
qu’elle est allée jusqu’au bout de sa révolte et de ses indignations.
Elle a démontré ainsi, il y a de cela des décennies, ce que nous ne
faisons que constater derechef aujourd’hui : il ne peut y avoir
d’épanouissement de notre culture, de révolution de notre système
d’enseignement et d’éducation sans un changement de nature du système
politique existant. Il ne peut pas y avoir de décollage démocratique
sans un changement radical du statut de la culture.
Cela ne veut pas dire pour autant que la trajectoire de Souffles,
comme celle du mouvement de la nouvelle gauche dont elle a été un temps
la tribune, a été exempte d’erreurs ni de fascination par les
idéologies en vogue à l’époque. Ces errements ont été le lot de toutes
les jeunesses révoltées et des intellectuels engagés de par le monde.
Souvenons-nous du très respecté philosophe Jean-Paul Sartre vendant dans
la rue, à Paris, La Cause du peuple, journal d’extrême gauche,
et se faisant embarquer dans un panier à salade. N’oublions pas que le
monde était en train de trembler sur ses bases en cette fin des années
soixante où les mouvements de libération en Palestine, en Afrique, en
Amérique latine, en Asie, menaient un combat décisif contre l’oppression
et la tyrannie, où le système capitaliste prédateur était violemment
contesté en idées et en actes dans son fief d’origine, l’Europe.
N’oublions
pas, enfin, que la structure idéologique héritée du stalinisme sur
laquelle reposait l’Empire soviétique avait commencé à se craqueler
grâce à la résistance des peuples opprimés de l’Europe de l’Est et au
contre-modèle qui avait émergé en Chine, même si ce dernier s’est avéré
par la suite un leurre criminel aux effets dévastateurs.
C’était
le temps du printemps inaugural sans lequel, des décennies plus tard, il
n’y aurait pas eu, à mon avis, le grand sursaut de la dignité de nos
peuples qui, même s’il a été brisé ici ou là, détourné de sa vocation, a
déjà eu pour effet de tourner définitivement une page de notre
histoire, celle de l’acceptation du despotisme et la soumission à
l’arbitraire.
Je remercie vraiment Kenza Sefrioui de m’avoir permis de relire sous un éclairage nouveau l’expérience de Souffles.
Finalement, cette revue, qui aurait pu vivre la vie tranquille d’un
cénacle de poètes et d’artistes dont les membres seraient à un moment ou
un autre séparés pour cause d’incompatibilité d’humeur ou de course au
vedettariat, a réussi, elle, en une série d’avancées de la conscience, à
opérer deux ruptures essentielles : l’une dans le champ culturel et
esthétique, l’autre dans le champ politique. Le prix a été exorbitant
pour certains protagonistes de l’aventure. Mais qu’importe. La dignité
ne saurait se monnayer. C’est dans la douleur que l’Histoire accouche du
nouveau. Quant à moi, il me suffit de dire : J’aurai vécu ça ! Et je ne
suis pas peu fier de constater que la génération d’aujourd’hui
accueille ce legs, le fait sien avec respect, l’esprit critique
indispensable, et se préoccupe déjà de le transmettre aux générations
suivantes. »
Abdellatif Laâbi,
Harhoura, décembre 2012
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