Condamner le rire / une dérive totalitaire /
SOUTIEN À ALI LMRABET
SOUTIEN À ALI LMRABET
par Mohammed Belmaïzi, 6/6/2003, Texte revu et corrigé 25/10/2012
Le premier choc qui s'empare de tout démocrate, concernant
la condamnation du journaliste marocain Ali Lmrabet, de 4 ans de prison
ferme et de 2000 euros d'amende, plus l'interdiction de ses deux
journaux « Demain » et « Doumane », c'est la disproportion entre le
motif et le jugement. Est-ce un prélude bien orchestré pour un futur
verrouillage des libertés fondamentales ?
Il est vrai que le contexte international favorise
aveuglément ces atteintes aux conséquences désastreuses pour l'ensemble
des peuples arabes. La multiplication des murailles coercitives autour
du monde arabe ne cessent de s'ériger. Des murailles que nous
construisons avec nos propres mains et celles qui nous
sont imposées par les mains des puissants de ce monde. Comme si le
Maroc, dans la douloureuse époque qu'il traverse, jalonnée par un
environnement effrité – (la spoliation du peuple palestinien de ses
droits les plus fondamentaux tel que la jouissance de sa terre, et les
vagues meurtrières sans précédent qu'il subit ; l'inhumaine agression
barbare contre Bagdad la martyre et le dépouillement du peuple irakien
de sa souveraineté ; l'installation, et pour combien de temps, de la
terreur que subissent les innocents en Algérie et aujourd'hui au Maroc…)
– avait encore besoin de ce genre de tragédies : la radicalisation des
pouvoirs institués vis-à-vis de toutes analyses, de toutes critiques et
de toutes revendications assimilées traditionnellement au sein du monde
arabe à la « fitna », et donc la probable tragédie de la mort d'un
journaliste pour délit d'opinion, que personne n'espère qu'elle sera le
dénouement...
Je dois dire que lorsque j'ai découvert les caricatures pour
lesquelles Ali Lmrabet avait été condamné lourdement et iniquement,
j'étais brutalisé et consterné en tant qu'homme de culture, devant le
sérieux affligeant de nos gouvernants qui ne peuvent supporter le rire.
Or le rire est ce qui nous reste comme dimension
humaine salvatrice, fonctionnant comme soupape pour nous aider à
affronter le temps qui nous reste à vivre sur notre belle planète.
La satire, l'ironie et le rire sont reconnues, depuis que
l'humanité est humanité, pour leur propriété thérapeutique. Ils peuvent
nous aider à triompher des pesanteurs de l'Histoire, et prendre du recul
pour les regarder d'en haut. Mais seules les structures dogmatiques
autoritaires sont « unilatéralement » sérieuses.
La violence ne connaît pas le rire. Le rire n'entrave pas
l'homme, il l'honore. Les portes du rire sont ouvertes à tous. Le dépit,
la colère, l'indignation sont des sentiments unilatéraux : ils excluent
celui contre qui la colère est dirigée, suscitent la colère en retour ;
ils sèment la discorde et la « fitna ». Le rire ne peut qu'unir, il ne
peut pas séparer. Et enfin le rire est un hymne cathartique souligné par
les sciences humaines...
Punir le rire de cette manière absurde, c'est méconnaître
les sociétés humaines et leur attachement naturel à cette faculté.
Comment ignorer la portée constante de la « noukta » au Maroc qui tourne
quotidiennement les rouages du pouvoir en dérision ? Est-il possible
d'aller collecter toutes les « noukta » qui circulent au Maroc pour les
éradiquer de la surface de l'imaginaire des Citoyens ? Essayez...
Juger Ali Lmrabet pour ses caricatures, n'est-ce pas condamner tout un pan de notre patrimoine culturel populaire et classique ?
Pour ce dernier, je me permets de mentionner l'art de la
maqama. Tous les témoins s'accordent à dire que quand les maqamat de
Hamadhani ou de Hariri, sont lues devant la foule assemblée, elles ne
manquent jamais de soulever les hilarités insensées et salutaires du
public. Ces œuvres littéraires qui comptent aujourd'hui parmi le
patrimoine universel, ont en commun une origine spécifique. Elles sont
nées dans l'empire abbasside morcelé où l'idéologie du pouvoir est
étroitement liée au sujet souverain, « lieutenant de Dieu sur terre »
(khalîfa-tu-llah fî-l-ard), et où l'institution
califale garante du destin de l'Islam « religion de Dieu » bafoue les
principes de justice et d'égalité entre les hommes, en sombrant dans
l'hypocrisie et la corruption. Et ce contenu, je ne l'invente pas, il
est bel et bien enregistré au sein même des maqamat.
Il me suffit d'énoncer un exemple qui appuie la confrontation
entre la parole satirique et celle du pouvoir dogmatique. Cet exemple
se trouve dans une séance de Hariri intitulée « L'Alexandrie » qui met
en scène un vénérable et rigide Cadi dans une situation de fragilité
humaine longtemps masquée. Après avoir écouté le récit d'un accusé, le
Cadi ne peut contenir les contours rigides de son autorité. Il « pensa
étouffer de rire, et dans ses mouvements un peu vifs, son turban roula à
terre. Lorsqu'il se fut remis, et qu'il eut repris sa gravité, il dit…
». Et voilà que le turban, signe d'autorité suprême qui
noue et dénoue les affaires terrestres, commence à se promener entre
les pieds des assistants…
C'est que, une fois encore, la démarche satirique n'est rien
d'autre qu'un levier du défoulement et du déploiement des énergies tant
sclérosées qui emprisonnent et étouffent les êtres dans des statuts
fugaces et dérisoires d'ici-bas. Alors que la parole juridique, elle, ne
peut souffrir la connotation, car elle est « une parole créatrice, qui
fait exister ce qu'elle énonce. Elle est la limite vers laquelle
prétendent tous les discours performatifs, bénédictions, malé-dictions,
ordres, souhaits et insultes. » (Bourdieu).
Je suis donc autant inquiet de cette dérive politique, dans
laquelle se trouve entraîné Ali Lmrabet le sarcastique, que de cette
déroute qui emporte notre patrimoine culturel aux gouffres des
ignorances et des dogmes.
Mais je suis également consterné devant le manque d'emprise
de nos gouvernants sur l'Histoire et sur la société moderne. Pour moi,
laisser mourir Ali Lmrabet dans sa grève de la faim, c'est opter pour la
dictature contre le rire, et pour l'Etat de non droit contre la
démocratie.
Si j'ai un message à lancer aux pouvoirs institués, je leur dirais :
« Prenez tout le globe en main si cela vous chante, mais de
grâce laissez-nous rire dans la communion et l'accord..., jusqu'à ce que
vous daignez descendre envers nous pour rire... et surtout de
vous-mêmes ! »
Une leçon de santé démocratique.
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