Disserter sur l’intellectuel marocain n’est pas une sinécure. Nous avons là, l’un des sujets les plus complexes et les plus glissants. Prétendre cerner l’ensemble de ses aspects c’est se vouer d’avance à l’échec, risquer d’induire en erreur, s’engouffrer dans une manipulation honteuse. C’est pourquoi j’ai choisi de dégager quelques éléments pertinents, profondément ancrés dans l’histoire de notre pays, pour lire le présent. Éléments qui, s’ils se recoupent ou s’articulent, donneront du sens à une grille de lecture bien éclairante. Mais lire le présent à la lumière du passé suppose que l’on convoque ce passé pour appréhender et palper le vécu et la réalité d’aujourd’hui. Et pour traiter de la problématique de l’intellectuel et de son rôle dans la société, il est également indispensable de l’insérer dans sa dimension universelle et historique.
C’est ainsi qu’au Maroc, le Mouvement National – ce qu’on peut qualifier d’une classique « Koutla d’intellectuels » aspirée par le pouvoir et gangrenée par le « consensus » – avait, dès l’Indépendance, condamné ouvertement l’œuvre du romancier Driss Chraïbi « Le Passé simple ». Elle avait fait pression sur lui pour qu’il renie son roman ; ce qu’il a fait publiquement dans un premier temps. Un cas de figure digne de montrer le sort de tout individu réfractaire au « consensus ». Car au moment où le Mouvement National combattait la colonisation en lorgnant sur les fonctions à occuper au sein de l’Etat et sur les privilèges de la nouvelle ère qui se pointaient à l’horizon, un impertinent intellectuel, romancier de son état, relatait, lui, l’hypocrisie et l’archaïsme d’une société ligotée dans sa propre caverne, esclavagiste à travers le destin déplorable qu’elle réserve à la femme, à la jeunesse, à l’enfance… Obscurantisme, autoritarisme, féodalisme et violences sont les composantes vivement susceptibles, selon la thèse que soulève « Le Passé simple », de permettre à la colonisation de s’installer confortablement. Et par conséquent, pour combattre cette dernière et s’en libérer, il fallait, d’abord et avant tout, faire le détour sur soi-même, donner libre cours à sa créativité, se décarcasser de ses propres tares pour instaurer un esprit sain dans un corps sain (c'est l'une des analyses qu'on peut échafauder). Malheureusement pour lui, les intellectuels de cette époque ne l’entendaient pas de cette oreille ; alors que le pays allait se précipiter et s’embourber dans le néocolonialisme s’opposant à l’avènement d’une société juste et émancipée. Mais comment expliquer que Driss Chraïbi, lui-même, érodé sans doute, par l’éloignement et l’exil, allait dédier ce roman « Le Passé simple », dans une édition ultérieure, au roi Hassan II ? Décidément, le rapport de l’intellectuel au pouvoir nous plonge sans répits dans un tunnel de perplexité. Mais retenons que toute analyse ou parole qui ne va pas dans le sens du « consensus » est frappée par la coercition et l’ostracisme. Ostracisme qui, d’ailleurs, jalonne toutes les époques.
Car, aussi loin que l’on remonte dans le passé, ce phénomène de rejeter l’intellectuel rebelle face au «consensus », s’inscrit dans une tragique tradition. Les raisons mystérieuses, par exemple, de l'ostracisme du poète latin Ovide seront à coup sûr traitées ironiquement par l'époque que nous vivons. Car la modernité est vivement allergique à ce genre d'arbitraire; puisque, non seulement les tenants et aboutissants de l'exil sont rapidement dévoilés au vu et au su des habitants de la planète, mais la nature du régime et du pays qui pratique de telles monstruosités est étalée au grand jour pour être dénoncée ensuite. La modernité peut également rire au nez du bon vouloir du prince de jadis, des despotes et potentats de nos contrées orientales, qui, à leur guise, pouvaient distribuer privilèges ou commettre exactions et exécutions d’intellectuels, poètes ou penseurs, selon leur docilité, soumission ou insoumission.
Du chemin a donc été fait. Et la modernité a vu se développer, vis-à-vis du statut de l’intellectuel, des phénomènes nouveaux. D'une part, l'intellectuel forcé d’exiler, ou auto-exilé, peut offrir ses services à un pays d'adoption et accéder à des responsabilités de haut niveau. L'exemple de deux Américains, pour ne prendre que celui-là, est bien connu : Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, le premier fuyant l'Allemagne nazie (va soutenir la dictature le plus ignoble de Pinochet), le second la Pologne communiste. Et d'autre part, nous constatons que le détenu d'opinion ainsi que l'exilé peuvent, non seulement recouvrer la liberté et s'assurer du retour dans leur pays sous la pression de l'opinion nationale et internationale, mais se voir propulsés ensuite dans les hautes sphères de l'Etat. Les cas de Vaclav Havel à la tête de la république Tchèque, de Nelson Mandela le Sud-Africain. Et plus près de nous et chez nous, d'Abderrahman Youssoufi le Marocain, compagnon d'exil d'Abraham Serfaty, restent un éloquent tournant historique sans précédent.
Et voilà qu’Abderrahman Youssoufi, enfant issu de cette même « Koutla d’intellectuels » précitées plus haut, quelques quatre décennies plus tard, devenait un intransigeant fidèle à la pesanteur de l’Etat et du « consensus ». Cet illustre Premier ministre de la fameuse Alternance octroyée en 1997 par Hassan II, qui a connu prison et souffert des affres de l’exil, allait rendre hommage au tyran Driss Basri qui se définit lui-même de "femme de ménage" de son roi, « pour les services rendus à la nation », dit-il. Hommage à un personnage d’un régime qui a commis de violations innommables que Youssoufi qualifiait de « crimes contre l’humanité ». Pire, cet intellectuel de service s’est fait remarquer, lui-même, par d’irritantes violations des libertés, en interdisant et en censurant écrits et journaux, faisant pression sur les journalistes libres et indépendants. Volonté affichée de bâillonner toute parole critique qui tourne le dos, ici encore, au « consensus » stérile et mou. Dans ce cas précis, l’intellectuel exilé peut réintégrer le « consensus » qu’il combattait auparavant, et dès qu’il goûte aux délices des arcanes du pouvoir, il devient le meilleur garant du pouvoir et de ses agissements qu’il contestait naguère.
S’il est vrai que le pouvoir corrompt, l’intellectuel qui se veut autonome et qui pense garder ses distances vis-à-vis de l’Etat marocain ou son représentant le roi, se trouve, lui aussi, happé par le système, et son adhésion soumise sous la menace larvée et la contrainte. C’est le cas du grand intellectuel Abdellah Laroui, qui raconte dans son témoignage « Le Maroc et Hassan II », que le roi « ne sollicite pas qu’on le serve, il agrée une offre de service. Tous ceux qui ont servi, contrairement à ce qu’ils prétendent, ont fait le premier pas. Si l’un de ses sujets s’obstine à ne pas faire ce geste, après qu’on le lui a suggéré à maintes reprises, il ne reste plus qu’à le mettre dans une situation qui le force à franchir le pas. C’est la tactique que Driss Basri, ministre de l’Intérieur, adopta à mon égard ». Triste constat pour l’auteur de « La crise des intellectuels arabes », qui par moments dans son témoignage, adopte le point de vue du pouvoir qu’il servait. Un regard qui frise le cynisme et le désengagement vis-à-vis du peuple dont il est issu, lorsqu’il écrit sur le voyeurisme voulu et cultivé par les médias des «scènes d’hystérie collective » lors des funérailles de Mohamed V et de son fils Hassan II. Et d’ajouter : « Le message adressé à ceux, Marocains ou étrangers, qui assistèrent aux obsèques, était clair : voici le peuple qu’il nous faut gouverner, vous et moi; arrêtons de rêver ». Serait-ce un sentiment généralisé qui investit l’imaginaire de ce type d’intellectuels qui qualifient la classe des laissés-pour-compte comme une « victime consentante » ? C’est qu’on trouve dans le même sillage d’idées et de présupposés le même discours désengagé et cynique chez un Mohamed El Gahs, ancien éditorialiste à « Libération », journal de l’USFP issu du parti de l’opposant Mehdi BEN BARKA, devenu député et ministre, qui déclarait dans un entretien sans sourciller que : « La réforme constitutionnelle n’est ni une urgence ni une priorité », alors que depuis l’indépendance, et jusqu’à nos jours, cette revendication n’a de cesse d’interpeller. Mais que dire de ceux et de celles qui ont rejoint les structures d’un pouvoir reconnu pour sa férocité féodal et ses célèbres violations des droits humains ; qui sont allés jusqu’à exhorter l’Etat par l’intermédiaire de fameux appels écrits, de sévir, et rudement, contre toute contestation ?
Ce type d’intellectuels marocains ne peut nous faire oublier l’intégrité et l’engagement constant et résolu que nous attendons de tout individu passionné par le changement. C’est l’exemple que laisse Mohamed Hafid, celui qu’on a appelé le « vrai-faux élu », qui, élu à la députation, va dénoncer sa propre élection fabriquée et refuser de faire figurant dans « un hémicycle préfabriqué ».
Par ailleurs, l’intégrité et le rejet du mensonge, ainsi que l’achat et la vente des consciences, restent dans ce cas, des qualités incontournables de ces femmes et ces hommes qui travaillent dans l’ombre pour transmuter la sensibilité collective, et pour ré-ancrer l’imaginaire en vue d’atteindre la dignité de vivre. Ces intellectuels de la périphérie existent et méritent une recherche spécifique…
Mais à travers ce développement, l’établissement d’une définition adéquate de l’intellectuel s’avère plus que nécessaire et urgente. Car pour la réajuster, il nous faut déplacer ce concept du magister et du mandarin du savoir. Aujourd’hui toute personne qui a accédé aux études supérieures est intellectuelle. Toute personne qui s’est instruite en autodidacte, est intellectuelle. Et vue la masse de connaissances dont nous disposons à travers l’Internet et par d’autres supports, nous pouvons arracher ce terme de la monopolisation d’une caste qui jouit des privilèges en maintenant l’ignorance et se taisant sur les injustices, les offenses et les violations des libertés. « Les étudiants diplômés mis en chômage » sont des intellectuels. Les militants pour les droits humains sont des intellectuels. Et toutes celles et ceux qui travaillent pour l’instauration d’un Etat de Droit, sont des intellectuels… et la liste peut se rallonger. Il s’agit d’une autre race d’intellectuels insoumis à l’Etat-de-Non-Droit, rebelles au « Consensus » mensonger et délétère. Leurs engagements sont émaillés de rigueur, de rectitude et de responsabilité morale.
Les intellectuels petits et grands mandarins, empêtrés dans des eaux troubles seront lamentablement et définitivement perdants. Ce que notre vénérable aïeul Abû l-Alâ al-Ma’arri disait en si beaux et pertinents termes :
« Si le savoir des hommes est inutile
Et ne peut rien empêcher,
Les grands perdants seront les savants ».
Mohammed Belmaïzi
Membre de l’AMDH
Bruxelles
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