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mardi 6 octobre 2009

Du Tanger littéraire au théâtre Darna des harragas.



Entretien avec Eric Valentin réalisé par Franck Delorieux, L'Humanité,3/10/2009

Sur les falaises de Tanger, des hommes se tiennent, debout ou assis, face à l’Espagne, dont ils regardent les côtes pendant des heures. Ils rêvent de fuir la misère du Maroc. Parmi eux, on trouve des enfants. Orphelins, fils d’une famille trop nombreuse, nés à Tanger ou dans le Rif, ils survivent de vol, de mendicité ou de prostitution. Ils ont pour plus sûr avenir la prison ou la drogue, un peu de kif quand ils peuvent en acheter, plus souvent de l’essence sniffée sur un chiffon. Ils passent la plupart de leur temps dans le port, espérant pouvoir se faufiler dans les cales des bateaux ou dans des barques pour le h’rig (franchir la Méditerranée). Surnommés harragas (brûleurs) parce que les passeurs leur demandent de détruire leurs papiers d’identité avant la traversée, certains tentent de traverser le détroit de Gibraltar à la nage : la mer rejette souvent leurs chaussures sur la plage. L’association Darna (notre maison) a été créée en 1995 pour leur venir en aide. Elle regroupe diverses activités dont le théâte Darna, dirigé par Éric Valentin, également auteur, avec Mohamed Mrabet, du recueil le Poisson conteur. Éric Valentin nous accueille dans le petit théâtre où une dizaine d’enfants répètent le spectacle annuel.

Tu travailles au théâtre Darna avec les enfants depuis cinq ans. Qu’est-ce qui t’a amené à le faire ?
Éric Valentin.
Ma présence au Maroc est liée à Mrabet. Comme j’écrivais avec lui sur Tanger, des concours de circonstances m’ont fait rencontrer les gens qui s’occupent de l’association. Ils n’avaient personne pour ce lieu qui avait fermé pendant deux ans à cause de problèmes de sécurité. Il avait failli brûler. Des femmes d’expatriés français qui n’ont pas grand-chose à faire ont cherché de l’argent pour permettre la rénovation du lieu. Quand je suis arrivé, la rénovation venait de s’achever. J’ai été tout de suite prévenu : il n’y avait pas de budget mais aussi pas de programme. Tout était à faire.
Tu es venu ici pour Mrabet ?
Éric Valentin
. Non, je voulais faire un petit documentaire sur la ville de Larache et Jean Genet. J’écrivais sur le fantasme de Genet pour le monde musulman et, à l’inverse, sur le fantasme des Larachois sur la tombe de Genet. Les producteurs français m’ont poussé à aller explorer ce qu’il restait du Tanger littéraire de cette époque-là. Mrabet était le seul à rester en vie. Je l’ai interviewé sur Genet et il m’a lancé plusieurs appels. J’ai donc lâché le documentaire et j’ai écrit avec lui le Poisson conteur.

Comment s’est passée l’écriture de ce livre avec Mrabet ?
Éric Valentin
. Pendant tout l’entretien sur Genet, il m’a plutôt raconté sa vie à lui. Il l’a racontée comme il le fait aujourd’hui, en affirmant qu’il s’était fait voler, piller. Cet aspect un peu misérable ne me plaisait pas mais sa façon de parler, de mélanger le français, l’espagnol et l’anglais - je ne comprenais pas encore l’arabe - était belle, poétique. Mrabet a un vrai phrasé de conteurs et, en tant qu’acteur, l’oralité de sa langue m’a passionné. À cette époque, il était encore très malade, affaibli. On pensait qu’il allait bientôt mourir. Il y avait donc urgence. Il attendait depuis longtemps que quelqu’un lui propose ça, tout en étant très méfiant parce que des gens, après Bowles, sont venus l’interviewer, prenaient un texte ou deux sur cassettes et ne revenaient jamais. Pendant deux mois, je suis allé deux ou trois fois par semaine chez lui. Les séances duraient assez longtemps. En prenant un café ou en déjeunant, nous parlions et tout d’un coup, quand il le sentait, il me racontait une histoire. Dans le Poisson conteur, il n’y a que deux ou trois contes qui ont vraiment été donnés comme ça. Quand Mrabet raconte une histoire, la première personne pour qui il la raconte, c’est lui. Souvent, sans qu’il s’en rende compte, revenaient les mêmes grosses ficelles, ou le même début, mais je le laissais parler parce qu’il introduisait des nouveautés plus intéressantes que lors du premier récit. Ensuite j’ai reconstitué le puzzle avec plein de petits morceaux d’histoires. J’ai repris ce principe, deux ou trois ans après, en réunissant tout ce qu’il m’avait dit dans nos conversations sur sa vie. Il m’a dit que le grand livre qu’il n’avait pas encore écrit, c’était celui de sa vie. Je me suis donc mis en retrait pendant un mois du théâtre Darna. J’ai refait quatre ou cinq entretiens sur des sujets précis, demandant des compléments bien que je n’aie pas cherché à faire un livre historique. Ce qui m’intéresse, c’est l’aspect fantastique. J’ai voulu aussi fouiller son rapport avec Bowles au-delà d’« il m’a tout volé ». Ils avaient un rapport très théâtral, une mise en scène par rapport aux gens qui visitaient Bowles, un jeu entre le « bon sauvage » et le « maître ». Ils en étaient conscients et en jouaient

Et ambigu ?
Éric Valentin. Je pense que si Mrabet a tant duré auprès de Bowles, contrairement aux autres puisqu’il est resté quarante ans à ses côtés, c’est peut-être justement parce qu’il était beau, brutal et inaccessible. Moi, ça ne m’intéressait pas de savoir s’ils avaient oui ou non couché ensemble. Mrabet, se sentant en fin de vie, allant à la mosquée tous les jours, édulcore son histoire mais je sentais qu’il y avait eu entre eux de la séduction. Il ne pouvait pas en être autrement. Mais ce qui a vraiment attaché Mrabet à Bowles, c’est sa femme, Jane. Il s’en est occupé jusqu’à son départ pour Malaga (où elle a été internée dans un hôpital psychiatrique). Il en parle toujours avec une énorme tendresse. Il est resté dix ans de sa vie avec elle. Il affirme - je pense que c’est une petite révision - qu’il est resté parce que c’est elle qui lui a demandé de s’occuper de son Paul, qui la traitait comme une chienne d’ailleurs. avec Paul Bowles
Revenons à ta méthode de travail avec lui. Après avoir établi le texte, lui lisais-tu le conte ?
Éric Valentin. Non, il ne voulait pas.
Il ne s’intéressait pas à la manière dont tu avais mis en forme le conte ?
Éric Valentin
. Bizarrement non, alors que je pensais que c’était la chose la plus importante. Au début, je me suis rendu compte que j’étais obligé de dénaturer un peu son travail parce qu’il ne s’agissait pas de simple traduction ou de retranscription. Quand Mrabet n’a pas les mots, il mime. Il fait beaucoup d’onomatopées. Il fallait tout de suite réécrire. Forcément, j’ai été obligé de réinventer, d’interpréter. Quand je le lui ai dit, il m’a répondu qu’il m’avait choisi et que c’était désormais mon travail, et qu’on se reverrait à la sortie du livre. En fait, il voulait l’objet. Cela faisait au moins quinze ans qu’aucun nouveau livre n’avait paru. À la fin de sa vie, Bowles s’occupait d’un poète latino-américain et avait mis de côté Mrabet. Mrabet me disait qu’il déposait des bandes sur le bureau et qu’il n’obtenait jamais de réponse. Il trouvait toujours Bowles en train de travailler sur d’autres textes ou en présence d’autres auteurs.
Mrabet s’est-il intéressé à ce que tu fais à Darna ?
Éric Valentin
. Je lui en ai parlé. Il a tout de suite fait le parallèle entre ces enfants et lui. Il a voulu un jour décorer le théâtre avec des peintures sur le plafond mais il n’en est pas capable. Il a vu un spectacle qu’il a beaucoup aimé. Mais il ne sort pratiquement plus de chez lui.
Revenons donc à Darna. Quelle est la place du théâtre dans l’association ?
Éric Valentin. L’association est un mélange de refuge et d’école. Une partie des enfants, en totale rupture familiale, dorment à l’association, puis une centaine d’enfants viennent chaque jour dans l’école suivre une formation et repartent chez eux. Souvent, en quittant Darna, ils vont encore quelques heures dans la rue pour revendre des Kleenex ou des chewing-gums et rapporter un peu d’argent : s’ils sont déscolarisés, c’est parfois parce que les parents les ont retirés de l’école pour les aider à gagner quelques dirhams. Darna a aussi créé une ferme pédagogique, à dix kilomètres du centre, près de l’aéroport, où vont les grands qu’il fallait éloigner du centre-ville parce qu’ils étaient trop impliqués dans des combines ou à cause de la toxicomanie, pour les éloigner des fournisseurs. Il s’agit, pour ceux qui sont issus de l’exode rural, de leur apprendre des techniques pour qu’ils retournent dans leur village les transmettre à leurs parents ou à leur famille. La Maison des femmes, au-delà du restaurant, est un espace d’alphabétisation et de formations en confection textile moderne et traditionnel surtout. Et il y a le théâtre. Quand je l’ai repris, j’ai voulu développer un maximum d’ateliers avec les enfants, aller le plus possible vers la création. Moi qui étais comédien en France et qui n’avais jamais travaillé dans le milieu associatif ou avec des enfants, j’ai pris une sacrée claque en voyant leur façon de bouger leur corps sur scène, ce qui est l’héritage de la démerde dans la rue, mais aussi par leur phrasé, le sens des mots qui est aussi un instrument de survie dans la rue et qui est donc surdéveloppé. Enfin, j’ai été frappé par leur capacité à prendre des risques en entrant dans des sujets tabous. Vu que leur parole est bafouée, ils n’hésitent pas à monter sur scène pour dénoncer ce qu’ils vivent. Ils ont un engagement politique dix fois plus fort que celui des gens avec qui je travaillais en France. J’ai retrouvé avec eux les raisons pour lesquelles je voulais faire du théâtre, notamment avec le spectacle Gagne ton visa.
Peux-tu nous dire ce qu’était ce spectacle ?
Éric Valentin
. Comme le précédent spectacle, Dounia Hania, Gagne ton visa parle de l’émigration clandestine. Les enfants avaient demandé ce sujet ou celui de la vie dans la rue et ses répartitions hiérarchiques. Les gens qui viennent dans le nord du Maroc, que ce soient des journalistes ou des personnes avec des enveloppes pour les distribuer à divers projets, ne sont intéressés que par le phénomène de l’émigration clandestine. On s’est donc retrouvé avec ce spectacle dans des festivals, à passer à la télévision… ce qui, d’une part, a provoqué des réactions ingérables chez les enfants et, d’autre part, nous a instrumentalisés. Un festival, organisé par les Espagnols sur la prévention de l’émigration et qui regroupait toutes les associations du Nord qui présentaient des petites danses, des petits trucs à la con, entretenait le rêve d’une manière totalement incohérente, par exemple en offrant des tee-shirts de foot aux enfants. Quand ils nous ont invités pour la troisième fois, je ne voulais pas y aller. De rage, j’ai écrit Gagne ton visa, qui est une parodie de concours télévisé dans lequel, grâce à la misère des autres, on va engranger de l’Audimat et de l’argent. Les enfants ont tout de suite compris et joué le jeu à fond. Le spectacle n’a été joué qu’une seule fois à l’extérieur. Nous n’avons pas été virés parce que nous étions invités mais cela a jeté un froid terrible. Ils ne m’ont plus jamais contacté. Nous l’avons repris un an après en le creusant.
Comment les enfants réagissent-ils au fait de faire du théâtre ?
Éric Valentin. Ils recherchent en premier le travail d’atelier, pas la représentation. Au début, je croyais qu’ils cherchaient la reconnaissance puisqu’on leur crache dessus dans la rue et qu’ici on les applaudit. Mais, en fait, le travail régulier les centre, les calme. Nous accompagnons leur développement physique ou psychologique. Ils viennent pour se connaître, chercher ce qu’ils sont, un miroir.
Revois-tu les enfants avec lesquels tu as travaillé depuis cinq ans ?
Éric Valentin
. (Il montre une photographie d’un spectacle accrochée au mur.) C’est le premier spectacle qu’on a monté. Il y en a un qui est mort, un qui est fou, un qui est en prison, deux qui ont disparu, un qui est en attente de procès, un autre qui a dû passer en Espagne et deux autres que je vois zoner dans la rue. À l’association, on pense qu’un gamin sur dix s’en sort.
Théâtre Darna, 48, rue Salah-Eddine-al-Ayyoubi, Foudaq Chejra, Tanger.
Mohamed Mrabet et Eric Valentin : Le Poisson conteur et autres stories de Tanger -édition Le bec en l'air - 2006 (103 pages - 26€)

1 commentaire:

  1. MONSIEUR VALENTIN EST UN COMéDIEN ENGAGER JE LE CONNAIS ET IL EST PASSIONNAIT PAR CE qu IL EST TOUJOURS DANS LA RéFLEXION C EST POUR SA qu IL AVANCE

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