Plaidoyer contre la dictature des mœurs et pour l'émancipation de la jeunesse marocaine
SOCIÉTÉ
- Le dernier film de Nabil Ayouch "Much Loved", qui met en scène le
monde de la prostitution au Maroc, suscite une polémique traduisant les
lignes de fractures de notre pays concernant la sexualité, la place des
femmes et les statuts des marges. Je ne pourrais pas ici discuter d'une
œuvre cinématographique que je n'ai pas encore eu le plaisir de regarder
et mon propos ne se focalisera pas seulement sur la question de la
censure.
Si je me permets ici de partager mon point de vue, c'est
d'abord pour rappeler que la société marocaine a profondément changé au
point que le nombre de personnes non-mariées est plus important que
celui des personnes mariées, ce qui pose la question de la sexualité. Et
ensuite pour défendre l'idée que la liberté sexuelle et l'émancipation
des jeunes qui la produisent ne mettent pas en danger ni la famille ni
la cohésion sociale. Par contre, l'hypocrisie et la dictature des mœurs
sont bien plus dangereuses pour le vivre-ensemble, produisant de la
violence et des déviances incontrôlables.
La dictature des mœurs: injustice et hogra
Il faut le dire clairement: non seulement nous nous marions de plus en plus tard, en moyenne autour de 29 ans en ville et autour de 27 ans dans la campagne,
mais nous faisons de moins en moins d'enfants, 2,17 environ, et 1,4 an
en moyenne après la date du mariage. Cela signifie sociologiquement que
la sexualité a pris une place très importante dans la vie personnelle
des Marocaines et des Marocains et que le mariage n'a plus pour seule
fonction de produire de la parentalité. Nous attendons longtemps pour
trouver la bonne personne, et puis nous prenons du "bon temps" avant de
choisir de mettre au monde un enfant. La question qui se pose est alors
de savoir si nous prenons du "bon temps" avant le mariage. Existe-t-il
une sexualité hors-mariage et de quelle(s) nature(s) est-elle ?
Officiellement,
non: cela est interdit par le code pénal, et ce que je nomme la
"dictature des mœurs" fonctionne bien plus efficacement que la police et
la justice pour faire pression sur la société. Cette pression s'exerce
principalement sur les Marocaines et c'est là que l'injustice et la
hogra sont les plus criantes.
Mais cette dictature des mœurs qui fait
peser la responsabilité de la chasteté sur les femmes est non seulement
injuste, mais contre-nature et contre-productive. C'est à l'âge où nous
devrions être les plus actives et actifs sexuellement que nous sommes
censés ne rien faire, tout en laissant les jeunes hommes plus libres de
leur vie. C'est une torture mentale, proche de l'oppression totale, où
le corps et l'esprit sont soumis au contrôle social, dont une des
violences symboliques se concentre sur l'hymen des femmes. Comme si avec
un bout de peau, nous pouvions construire une société!
Pourtant,
cela ne nous décourage pas de nous marier de plus en plus tard...
Société "schizophrène" diraient certains, "clivée" diraient d'autres.
Dans tous les cas, cela implique nécessairement que la jeunesse
marocaine a une sexualité. Oui, mais laquelle? Pouvons-nous nous
épanouir dans le respect de l'autre et de soi dans une dictature des
mœurs? Un fait, la consultation des sites pornographiques: le Maroc est le 8e pays qui consomme le plus de porno dans le monde!
Mais
comment construire sa vie sexuelle à partir d'images volontairement
déformées de la réalité de ce que sont les corps des femmes et des
hommes? Sans aucun moralisme, pouvons-nous construire une société à
partir d'un tel modèle économique de la sexualité?
Dans un coin de rue, dans les toilettes, dans une ambulance, sur la plage...
De
plus, il y a une corrélation directe entre les 600 avortements
clandestins quotidiens et la prohibition de la sexualité hors-mariage.
Puisqu'ils ne sont pas censés avoir des rapports sexuels, pourquoi
éduquer nos enfants en ce sens? Pourquoi en parler, pourquoi même s'y
préparer? Alors, les jeunes gens vivent comme si cela n'existait pas
vraiment, comme si cela était extérieur à eux et que parfois un jin
s'emparait d'eux et les poussait à faire ce qu'il ne faut pas... Et
quand cela arrive dans un coin de rue, dans les toilettes, dans une
ambulance, sur la plage, dans une voiture, puisque cela n'est pas
vraiment prévu, cela se fait souvent sans préservatif, sans
contraceptif. C'est cela la réalité de la sexualité clandestine. Elle
surgit là où on ne l'attend pas. Elle est fantasmée mais brusque et
soudaine. Désirée mais imprévue. Cachée et inopinée. Ainsi, l'avortement
est devenu pour la jeunesse un mode de contraception. Et cette
sexualité clandestine a fait du porno et de la prostitution un exutoire
largement partagé. Est-ce cela le Maroc que nous voulons?
Et puis,
si les hommes sont moins soumis aux contrôles et parviennent souvent à
avoir des rapports sexuels hors-mariage ou en dehors de leur mariage,
cela en dit long sur la place des femmes dont les rôles se réduisent à
être des "mères" ou des "travailleuses du sexe". Des "travailleuses du
sexe" et du Maroc qu'elles habitent, c'est ce dont il s'agit dans le
film. Monde que l'hypocrisie tente de voiler sous une burqa mentale en
le confinant dans des marges invisibles. Sauf que ces marges ne sont pas
et n'ont jamais été invisibles pour la simple raison qu'elles sont le
quotidien de millions de Marocaines et de Marocains. Et le montrer à
l'écran est une œuvre de salut public. Les dictatures, qu'elles soient
politiques ou sociales, n'aiment pas la visibilité. Elles n'ont toujours
créé que de la violence et de la domination finissant par pourrir la
société comme un cancer. Empêcher les célibataires d'avoir une sexualité
normale, c'est de fait organiser sa clandestinité. Or la clandestinité
ouvre la voie à l'arbitraire et au manque de protection, à la déviance
et à la culpabilité, à la confusion et à l'irresponsabilité. Bref, cela
fragilise le vivre-ensemble.
Inventer un Maroc nouveau
La
jeunesse marocaine rêve d'émancipation individuelle. Elle rêve de faire
de bonnes études et de réussir dans la vie. D'avoir un métier et une
place sociale à la hauteur de ses espérances. Elle rêve d'un amour qui
lui fera éprouver la vie et reculer la mort. Elle rêve d'amitié et de
nouveaux liens familiaux dans lesquels sa parole sera respectée. Elle
rêve de liberté en générale et de liberté sexuelle en particulier.
Vouloir l'entraver comme une vache et l'enfermer comme un poulet produit
une dictature infâme et met les jeunes en porte-à-faux avec la société
dont ils sont les héritiers et bientôt les détenteurs. Cela pourrit le
vivre-ensemble donc et oppresse les femmes, toujours suspectées d'être
des "tentatrices". Cela nous empêche d'inventer un Maroc nouveau.
Mais,
à l'inverse, la liberté individuelle, celle qui permet de s'affirmer en
tant que sujet plein et entier permet l'expression d'un projet de
société dans laquelle chacun pourrait se réaliser et s'épanouir dans le
respect des autres. Cela favorise la créativité et l'innovation et
renforce l'empathie. Car on respecte toujours moins les normes imposées
apprises par cœur et dans la douleur que les personnes qui portent en
elles la réciprocité nécessaire de sa propre intégrité et dignité (selon
l'adage "ne fais pas aux autres ce que tu ne veux pas qu'on te fasse").
La liberté et l'émancipation sont des valeurs que l'on partage
ensemble en se les appropriant. Si la liberté individuelle permet
l'émergence d'un l'individu qui ne mette pas en danger la famille et la
cohésion sociale, c'est bien parce qu'elle porte en elle une valeur
essentielle de la démocratie: la réciprocité, c'est-à-dire le respect
des autres sans lesquels nous ne pourrions pas vivre. Mais il s'agit
d'un respect plus choisi que subi, plus construit collectivement
qu'hérité individuellement. Il ne peut donc y avoir dans ce principe une
négation de la société car cela reviendrait à nier les conditions de
vie de l'individu.
Je ne dis pas ici le Maroc doit changer, mais
le Maroc a changé. La révolution démographique que nous vivons est bien
le produit d'une révolution sexuelle que les conservateurs ne veulent
pas voir de peur de perdre leur pouvoir. Ils sont prêts à tout, même à
la violence la plus extrême comme les "fascistes" appelant au meurtre du
réalisateur et des actrices de "Much Loved", pour conserver leur petit
pouvoir que leur accorde la dictature des mœurs. Oui, mais jusqu'à
quand?
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