Terres collectives
Terres collectives et inégalités : le combat des soulaliyates
Pourquoi ils nous appellent les soulaliyates ? C’est parce que nous sommes les propriétaires de cette terre. Nous y sommes nées. Nous tenons la soulala de père en fils2
Selon la définition officielle, « les terres collectives sont celles
qui appartiennent collectivement à un groupement d’habitants faisant
partie d’une même origine et descendant d’une même ethnie ». Ces terres
sont régies par une série de textes législatifs dont le plus important
est le Dahir de 1919 qui organise la tutelle administrative de
ces biens collectifs et en réglemente la gestion et l’aliénation. À
travers ce texte de loi, les terres collectives sont soumises à la
tutelle du ministère de l’Intérieur. Au niveau de chaque collectivité,
la gestion des terres revient à l’assemblée de délégués et à ses
principaux représentants, les nouabs. En se référant à la fois
aux textes de lois et à l’ensemble des règles coutumières propres à
chaque collectivité, ces derniers établissent les listes des ayants
droit, gèrent la résolution de conflits et exécutent les décisions du
Conseil de tutelle.
Malgré les différences de pratiques observables d’une collectivité à
l’autre, on retrouve une particularité commune : le droit d’exploitation
et d’usufruit n’est généralement octroyé qu’aux chefs de famille de
sexe masculin, et ce, même si, d’une collectivité à l’autre, le degré et
les modalités de cette exclusion peuvent varier. Cette pratique renvoie
à une stratégie de survie des collectivités soucieuses d’assurer
l’exploitation des terres et d’éviter qu’elles soient incorporées par
d’autres collectivités à la suite du mariage d’une femme de la tribu
avec un homme appartenant à une autre collectivité. Si les femmes sont
exclues du partage de la terre, elles peuvent pourtant en bénéficier de
manière indirecte par leur lien au groupe. Ainsi, dans certains cas, une
veuve peut, par exemple, recevoir la part impartie à son fils, tant que
ce dernier est encore enfant. En tant que fille, sœur ou épouse d’un
chef de famille mâle, elles peuvent indirectement bénéficier d’une part
des récoltes par le lien qui les lie à ce dernier.
Cette forme de
solidarité familiale est pourtant toute relative car elle dépend
largement du bon vouloir des hommes de la collectivité. Par ailleurs, en
cas de mariage avec un membre étranger au clan, les femmes perdent
automatiquement tout droit à une part de la récolte.
Sous la pression de l’expansion urbaine et démographique, ou encore
de la multiplication de projets touristiques et immobiliers, cette
situation change dès la fin des années 1990. Estimées aujourd’hui à près
de 15 millions d’hectares, les terres collectives représentent en effet
un important réservoir foncier et un enjeu économique de poids3. Bien que le Dahir de 1919 stipule que ces terres sont « imprescriptibles, inaliénables et insaisissables », des
textes de loi parus par la suite introduisent des règles et des
exceptions permettant leur cession. En échange des terres ainsi cédées,
les membres des collectivités reçoivent différentes formes
d’indemnisations : des équipements, de l’argent ou encore des parcelles
équipées pour y construire une maison.
La distribution des compensations se fait sur la base de listes
d’ayants droit établies, au moment de chaque cession de terre, par
l’assemblée des délégués représentée par les nouâbs. En se
référant aux pratiques qui excluent les femmes du partage de la terre,
ces derniers réservent de manière quasi systématique ces listes aux
hommes de la collectivité, écartant par là les femmes. Dans certaines
régions du pays, ces cessions ont eu des conséquences dramatiques dans
la mesure où les terres en question étaient encore utilisées et
habitées. Alors que les hommes recevaient des indemnisations leur
permettant de s’installer ailleurs, les femmes vivant seules se
retrouvent dans des situations précaires et sont amenées à migrer vers
les villes et à trouver refuge dans des bidonvilles. Plusieurs articles
de presse ont mis en avant des histoires de vie de soulaliyates ayant vécu des drames sociaux suite à ces changements4.
Le mouvement des soulaliyates
Le mouvement des soulaliyates prend naissance en 2007
lorsque l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) accepte de
soutenir la cause d’un groupe de femmes de la collectivité des Haddada
(Kénitra) venues se plaindre de l’injustice qu’elles subissent depuis
plusieurs années : à chaque cession de terres, leurs frères reçoivent
des indemnisations dont elles restent exclues. À
la tête des femmes des Haddada se trouve Rqia Bellot, une ancienne
fonctionnaire à la retraite vivant à Rabat. Après avoir accepté de
soutenir ces dernières, l’ADFM et Rqia Bellot contactent des femmes
d’autres collectivités. Peu à peu, l’initiative des femmes de la région
de Kénitra se transforme en mobilisation nationale qui revendique le
droit de toutes les femmes des tribus du Maroc à bénéficier de la
répartition des terres collectives.
Dans le cadre de cette collaboration, les femmes des collectivités se
chargent de convaincre leur entourage, de se procurer les informations,
d’envoyer des lettres de plainte aux autorités et de prendre part aux
manifestations, aux conférences de presse et aux réunions avec les
autorités locales, autrement dit, de donner un visage et une voix au
mouvement. Quant à l’ADFM, soutenue par le Forum des Alternatives Maroc
(FMAS), elle se charge de faire le suivi et d’organiser des rencontres
de sensibilisation et de formation en matière de leadership féminin, de
plaidoyer, de mobilisation et de communication. Elle apporte son soutien
lors de la rédaction des courriers officiels, organise les principales
manifestations et intervient directement auprès des autorités publiques
en charge du dossier. Par ailleurs, l’organisation crée un réseau
associatif, organise des conférences de presse, participe à des
émissions télévisées pour sensibiliser le public aux revendications du
mouvement et contribue à la production de documentaires et d’articles.
Enfin, en mars 2009, elles soutiennent six soulaliyates qui
saisissent le tribunal administratif de Rabat pour interpeler l’État en
la personne du Premier ministre et le ministre de l’Intérieur en sa
qualité de tuteur des terres collectives pour revendiquer la suspension
des cessions des terres collectives et pour protester contre l’exclusion
des femmes lors des indemnisations.
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