par Côme Bastin, we.demain.fr 10/4/2014
Rajagopal
dégage une aisance qui lui vient peut-être de son passé de danseur
classique indien. L’accolade est franche, le sourire, large. « You’re doing a great job, my friend », lance-t-il
aux quelques journalistes et responsables d’association venus le
rencontrer à Paris, début décembre, dans les loges d’une petite salle de
spectacle du 2e arrondissement. Difficile d’imaginer qu’on est ici face
au héros de millions d’Indiens, « quasi inaccessible » dans son pays, nous a-t-on prévenu, tant il y est sollicité, dans la rue, et par téléphone – celui-ci sonne sans cesse.
Contrôle de la terre
[Vidéo] Un nouveau monde en marche, rencontre entre Alter Eco et Ekta Parishad
« Une manif, ça se prépare »
S’inspirant du père de l’indépendance indienne, Rajagopal organise d’immenses marches pacifiques. Objectif : permettre aux déshérités des campagnes, dont il est devenu le héros, d’accéder à la propriété de terres cultivables.
Rajagopal Puthan Veetil © Ekta Parishad
|
Contrôle de la terre
À 7000 km de là, ce n’est pas en dansant que l’homme est devenu
célèbre, mais en marchant. Rajagopal est l’initiateur de l’une des plus
grandes marches non-violentes de l’histoire de l’humanité. C’était en 2012.
Le 2 octobre, 100 000 paysans indiens cheminent de la ville de Gwalior
vers le Parlement, à New Delhi, la capitale. Leur objectif : obtenir le
droit à posséder leur propre terre. Femmes, hommes, jeunes, vieux : une
marée de tenues multicolores et de drapeaux se met en marche
pacifiquement. Au bout de dix jours, quand le cortège est à Agra, avant
même d’arriver à destination, le gouvernement cède. Un accord est
conclu. Il prévoit une réforme agraire qui fournira des terres
cultivables et des terrains habitables aux déshérités des campagnes. Une
victoire pour des millions d’Indiens. Parmi les marcheurs, on trouve
aussi une dizaine de paysans français, venus soutenir en Inde une
agriculture responsable et équitable. De cette rencontre entre
producteurs du Nord et du Sud naîtra un documentaire, Un nouveau monde en marche. C’est ce qui nous donnera l’occasion de rencontrer Rajagopal, de passage en France pour la projection du film.
Rajagopal Puthan Veetil est le fondateur et président d’Ekta Parishad,
un mouvement populaire créé en 1991 pour aider les communautés
marginalisées d’Inde à se réapproprier les ressources fondamentales. « Impossible de combattre la pauvreté sans contrôle de la terre, des forêts et de l’eau », explique-t-il.
Ekta Parishad milite aussi pour la sauvegarde des cultures tribales,
l’émancipation des femmes et une agriculture respectueuse de
l’environnement. Son arme ? La marche.
[Vidéo] Un nouveau monde en marche, rencontre entre Alter Eco et Ekta Parishad
En 2005, un premier groupe de quelque 5 000 paysans s’élance de
l’État du Chhattisgarh pour demander réparation des dégâts provoqués par
une usine de la région. Direction New Delhi. Ils n’auront qu’à marcher
300 km avant d’être entendus par le gouvernement. En 2007,
au départ du Madhya Pradesh, État au centre de l’Inde, un nouveau
cortège rassemble 25 000 personnes. Au fil du chemin vers la capitale,
100 000 autres participants s’y joignent. Cette fois, 123 km suffisent à
faire plier l’État. Sans débordements, par leur seule présence, les
manifestants obtiennent du gouvernement le Forest Rights Act,
une loi qui reconnaît des droits à 1,2 million de ruraux sur les terres
qu’ils habitent. Jamais, depuis le combat de Gandhi pour l’indépendance
de l’Inde, on n’avait vu une telle foule se mobiliser.
On dénombre encore aujourd’hui 14 millions de sans-terre en Inde. « Des ressources, il y en a pourtant. Le gouvernement en distribue aux grands groupes, l’eau à Coca Cola par exemple, dénonce Rajagopal, non-violent mais pas naïf pour autant. À
mesure que le pays croît, les bidonvilles s’agrandissent, les fermiers
s’appauvrissent, les suicides augmentent. Misère, exploitation,
corruption, injustice créent une immense colère dans ce pays ! » Cette
colère, il veut la tourner à l’avantage de ceux qui la ressentent. À la
façon d’un Stéphane Hessel, l’homme vante les mérites de la révolte
contre l’ordre des choses : « Il y a l’énergie du vent et du soleil,
l’énergie nucléaire, et puis celle de la colère. L’homme révolté voit
sa volonté décuplée. C’est un énorme gisement d’énergie, disponible
partout. La vraie question est de savoir comment la mobiliser de façon
constructive. »
« Une manif, ça se prépare »
Pour réussir une campagne non violente : préparation, discipline,
endurance. La préparation, de 2005 à 2007, a conduit Rajagopal à travers
son pays pour parler aux sans-terres et les préparer à agir. La
discipline a permis à Ekta Parishad de parler d’une voix pour lancer des
ultimatums aux puissants. Et l’endurance, c’est celle de ces milliers
de personnes qui ont marché des jours durant, parfois pieds nus, dormant
sur la route, avec un repas par jour. La méthode serait-elle exportable
? Le conseil de Rajagopal aux manifestants occidentaux est sans appel :
« Vous êtes trop désorganisés ! Il ne suffit pas de jeter dans la
rue des mécontents. Un rassemblement, ça se prépare. Il faut se fixer
une ligne de conduite. Par exemple, en apprenant à ne pas réagir aux
provocations de la police. »
L’homme ne voit pas la manif comme une guerre mais comme un acte mutuel de transformation. Il s’agit de faire « changer l’autre pour se changer soi-même », plutôt
que d’attiser les dissensions. Comme ces policiers indiens qui, à force
de surveiller la procession, sont venus apporter aux manifestants
vêtements et nourriture, une fois la nuit et l’uniforme tombés. Mais ne
nous y trompons pas, le procédé puise aussi son efficacité dans une
culture bien ancrée : « c’est Gandhi qui a popularisé le Satyagraha :
la résistance à l’oppression par la désobéissance non violente. Après
lui, beaucoup d’autres Indiens ont pratiqué la marche pacifique. Il y a
une vraie tradition sur ce continent. »
Gandhi des grands chemins
La figure du mahatma Gandhi a profondément marqué Rajagopal. Son père
était de ceux qui, aux côtés de l’icône, ont lutté pacifiquement pour
l’indépendance indienne. Souvent absent, il laisse grandir Rajagopal
dans un ashram, dans le sud de l’État du Kerala. Au sein de cet ermitage
perdu dans la nature règne un doux esprit communautaire inspiré de la
philosophie du mahatma : « Nous vivions ensemble, travaillions ensemble, respections toutes les religions. » c’est pour revenir vers ce village que Rajagopal décide, à l’âge de 19 ans, d’arrêter la danse. Une discipline « bonne pour les classes moyennes ! » lance-t-il en riant. Il passe alors un diplôme d’ingénieur agricole, avec l’idée d’aider les fermiers locaux.
C’est paradoxalement Gandhi qui, même mort, va le mener ailleurs. En
1969, Rajagopal vient de terminer ses études et, pour fêter le
centenaire de la naissance du héros, embarque à bord du Gandhi Express,
un train spécial qui sillonne l’Inde pour enseigner son héritage à la
nouvelle génération. Son voyage dure un an. Il échange avec de nombreux
jeunes, avant de poser le pied dans la vallée du Chambal. Depuis
longtemps, la région est terrorisée par les dacoïts, des bandes armées
souvent composées de sans-terres et d’intouchables qui attaquent les
trains, kidnappent les habitants et tiennent même tête à l’armée.
Rajagopal va mettre sa philosophie à l’épreuve. « C’était un test. » Avec
des jeunes de la région, il part marcher sur les terres des bandits.
Ils chantent, ils dansent. Des leaders gandhiens rejoignent le
mouvement. « Cela a créé une atmosphère particulière. Les gens se
sont dit qu’une grande énergie peut-être utilisée pour mener du travail
constructif. » Lentement, gandhiens et bandits apprennent à se
connaître. Rajagopal passe un marché avec le gouvernement : ceux qui se
rendent iront en prison mais sauveront leur tête. « Ce n’est pas facile de convaincre quelqu’un d’aller passer vingt ans sous les verrous, se rappelle-t-il. Nous
leur répétions qu’eux aussi pouvaient espérer une bonne vie et une
famille. Plusieurs fois, nous avons été passés à tabac. »
Violence structurelle
Victoire en avril 1972. Des milliers de dacoïts déposent les armes
devant le portrait de Gandhi. Au grand dam de certains policiers
corrompus, la région acclame l’exploit. « C’est là, plus que dans mon enfance, qu’il faut chercher l’origine de ma foi en la non-violence », éclaire Rajagopal. Son groupe aidera ensuite les prisonniers et leurs familles à se réinsérer.
Cet épisode conduit Rajagopal à s’engager contre ce qu’il appelle la «
violence structurelle ». « On ne parle de la violence que lorsqu’il y a
guerre ou meurtre. Mais la violence commence lorsque l’on refuse à des
populations l’accès à une vie digne », explique-t-il. Son combat
contre la corruption, l’accaparement des terres et l’esclavage s’appuie
sur la jeunesse pour transformer la société indienne. En 1985, il est
nommé à la Cour suprême pour enquêter sur les travailleurs asservis. Le
poste lui permettra d’émanciper des milliers de travailleurs de leur
condition de quasi-esclave, dans les carrières et sur les chantiers.
Vice-président de la Gandhi Peace Foundation,
Rajagopal a besoin d’une structure pour fédérer ses actions, qui se
développent à travers tout le pays. C’est ainsi qu’en 1991 naît Ekta
Parishad – « forum de l’unité » en hindi. Un an plus tard, Rajagopal
rencontre Jill Carr-Harris, une Canadienne engagée pour le changement
social en Inde depuis 1986. Il l’épouse en 2000.
« Il y a assez de richesses dans le monde pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour l’avidité de tous. » Près
d’un siècle plus tard, la phrase de Gandhi sert de boussole à
Rajagopal. Sa philosophie, son mode d’action peuvent-ils faire des
émules? « Je le crois, avance-t-il. Le problème de l’accaparement des terres n’est pas propre à l’Inde. Les paysans d’Afrique font face aux mêmes difficultés. » D’ailleurs,
celui que plusieurs médias internationaux ont surnommé « le nouveau
Gandhi » trouve aussi son inspiration hors d’Inde : Evo Morales, en
Bolivie, pour les droits donnés aux indigènes ; le Dalaï-Lama, au Tibet,
pour son action non-violente ; José Mujica, président de l’Uruguay,
pour sa défense d’un développement sobre. Et Nelson Mandela, bien
entendu, qui lui, attends son successeur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire