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jeudi 29 août 2013

Bachir Ben Barka. Mon père, le roi et les autres


Bachir Ben Barka. Mon père, le roi et les autres



Par Bachir Ben Barka (AFP)23/8/20
 Interviewé par Mohammed Boudarham, 23/8/2013
Bachir Ben Barka, fils du disparu et porte-parole de la famille, de passage récemment au Maroc, revient avec nous sur les blocages et les entraves dressées par la France et le Maroc. Et fait le point sur la relation pour le moins complexe qu’entretenait son père avec Hassan II… 
 Ce 29 octobre, la famille Ben Barka célèbre le 47ème anniversaire de la disparition du grand leader de gauche. Un demi-siècle d’attente et d’espoirs déçus. Le Maroc traîne des pieds pour faire la lumière sur l’un des plus célèbres crimes politiques du 20ème siècle. Et la France fait de même. Ni la mort de Hassan II en 1999, ni l’arrivée des socialistes en France, d’abord avec François Mitterrand et aujourd’hui avec François Hollande, n’ont changé quoi que ce soit. Les deux pays, chacun à sa manière, continuent de bloquer l’accès à la vérité, toute la vérité, sur l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka en octobre 1965. Parce que l’affaire implique les plus hautes autorités des deux pays ?
Y a-t-il du nouveau dans l’affaire Ben Barka ?
Depuis l’année dernière, rien. Nous sommes toujours confrontés à un double blocage du fait de la justice française et marocaine.
La mission du juge Patrick Ramaël, qui instruit le dossier, serait-elle terminée ?
Pas du tout. Le juge Ramaël poursuit son travail. Sa dernière démarche pour lever le secret défense sur les dossiers qu’il a pu récupérer à la DGSE (Direction générale de la sûreté extérieure, renseignements extérieurs, NDLR) s’est soldée non pas par un refus, mais par une sorte de manipulation de la part du ministère de la Défense. En France, c’est une commission consultative de la Défense nationale qui tranche quant à la recevabilité des requêtes d’un juge d’instruction. Sur les 120 pièces récupérées par Me Ramaël, cette commission a donné un avis favorable pour en déclassifier 119. Son avis n’étant pas contraignant, le ministre de la Défense a quand même décidé de se soumettre à l’avis de cette commission. C’était donc encourageant, sauf que notre surprise a été grande quand, avec Me Maurice Butin, notre avocat, nous sommes partis prendre connaissance du contenu de ces pièces. Le ministre Hervé Morin (ministre de la Défense de Sarkozy) nous a montré une succession de papiers… noircis. Les seuls éléments lisibles étaient des informations d’une grande banalité. Tout le reste était illisible, frappé du sceau (noir) de la confidentialité. Parfois, sur une phrase entière, il ne restait plus qu’un seul mot non noirci…

Qu’en est-il des mandats d’arrêt lancés contre des personnalités comme Housni Benslimane, Abdelhak Kadiri, en plus de Miloud Tounzi (Chtouki) et l’infirmier Boubker Hassouni ?
Ils sont restés lettre morte. Jusqu’à présent, ces mandats n’ont été exécutés ni par la France, ni par Interpol. La preuve, on l’a eue encore une fois cet été quand le général Benslimane se trouvait à Londres lors des Jeux Olympiques. Le juge Ramaël a demandé aux autorités britanniques si elles pouvaient donner suite à sa demande d’exécuter son mandat d’arrêt. Le gouvernement anglais lui a répondu… que les autorités françaises n’ont pas fait le nécessaire pour lancer ce mandat d’arrêt au niveau international. Par précaution, le général Benslimane avait trouvé refuge à l’ambassade du Maroc avant de regagner le pays. Et ce n’est pas la première fois. L’an dernier, Housni Benslimane s’était rendu à une réunion à Madrid de hauts responsables sécuritaires de la Méditerranée et les autorités espagnoles n’ont également rien pu faire. Dans la pratique, quand un juge lance un mandat d’arrêt, le gouvernement transmet ce mandat à Interpol. C’est encore la preuve du traitement de l’affaire d’un point de vue politique. Chaque fois, la raison d’Etat prend le dessus pour bloquer tout le dossier.

Peut-on dire que vous êtes toujours mu par la volonté de traquer les responsables, côté marocain ?
Il n’est pas question de traquer qui que ce soit. Le sort de ces gens m’importe peu et je me moque de ce qui pourrait leur arriver ! Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils détiennent une part, sinon toute la vérité. Qu’ils nous disent ce qu’ils savent ! Nous ne sommes pas dans une logique de vengeance. La personnalité de la victime n’est pas banale. Ben Barka a joué un rôle dans l’histoire du Maroc, dans la tentative d’édification d’un pays indépendant et démocratique ainsi que dans la lutte des peuples. La moindre des choses, pour n’importe quel gouvernement digne de ce nom, est de tout faire pour établir la vérité par rapport à une famille, mais aussi par rapport à tout un pays. 

Dans une récente interview, Mohamed Lahbabi, compagnon de votre père, affirme que le corps de Mehdi Ben Barka serait enterré sous l’ambassade marocaine à Paris et que sa tête aurait été présentée à Hassan II avant de finir au PF3. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le professeur Lahbabi est quelqu’un de très estimable et respectable. Mais je regrette qu’il ait attendu tout ce temps pour dire ce qu’il a dit. Il aurait dû s’exprimer il y a quarante ans déjà. Et, même aujourd’hui, je ne comprends pas son refus de venir témoigner devant un magistrat pour que ses déclarations aient un caractère officiel. Il est attaché à Mehdi, il a un devoir de mémoire et de vérité, mais je ne comprends pas qu’il ne puisse pas aller jusqu’au bout de cette démarche. Peut-être qu’à partir de ses déclarations, on pourrait aller plus loin. Il a dit des choses intéressantes, mais qui demandent à être approfondies. On ne peut rien tenter sans que ses déclarations soient enregistrées de manière officielle.
 à votre avis, à quand remonte la détérioration des relations entre votre père et Hassan II ?
Moi, je refuse de personnaliser le problème. Je ne crois pas que ce soit un problème d’inimitié personnelle entre les deux hommes. C’est un problème de fond. Il y a des choix politiques qui ont été faits par le régime marocain depuis la fin des années 1950 avec, précisément, le renvoi du gouvernement Abdellah Ibrahim et une nouvelle orientation politique, économique et sociale. En face, il y avait une alternative populaire, progressiste. Le problème vient de là. Le Palais a fait son choix et il l’a accompagné de méthodes et de pratiques anti-populaires, anti-démocratiques, confinant au tout sécuritaire. L’assassinat de Mehdi apparaît comme une conséquence logique de ce choix. Il n’y avait pas d’autre dialogue que la répression, voire la liquidation physique. Les milliers de personnes qui sont passées par les centres de détention ou qui ont été assassinées témoignent aussi de ce choix.
 Avez-vous rencontré Hassan II ?
Non, jamais. Ni lui, ni les personnes de son entourage.
 Et Mohammed VI ?
Non plus, il n’y a jamais eu de contact de quelque nature que ce soit.
 Pourtant, dans l’une de ses premières interviews, au Figaro, il avait exprimé la volonté de clore le dossier de Mehdi Ben Barka.
Avant cette interview, nous avions eu des messages qui laissaient croire que notre démarche de recherche de la vérité ne posait aucun problème. Il y a même eu des témoignages de Driss Benzekri, président de l’IER, puis d’Ahmed Herzenni, ancien président du CCDH, attestant que pour le roi il n’y avait aucune ligne rouge… Nous sommes donc surpris que, sur le terrain, il y ait toujours autant de blocages. Le dossier n’avance pas.
 Où en sont les commissions rogatoires demandées par le juge d’instruction français ?
Les commissions rogatoires internationales (ndlr : dans le cas de l’affaire Ben Barka, ces  “commissions” sont des demandes de recherche et d’audition de témoins ou suspects, pour la plupart des gradés et de hauts responsables marocains) n’ont pas été exécutées au Maroc. Plusieurs ministres de la Justice se sont succédé, mais aucune commission n’a été exécutée. Rien n’a jamais été fait, sous le prétexte que les commissions du juge ne sont pas complètes, qu’il manque telle ou telle autre information, les adresses, les états civils complets, etc. Les autorités marocaines n’ont fourni aucun effort pour faire avancer les choses. Les personnes demandées par le juge sont connues au Maroc, pourtant la justice marocaine prétend ne pas connaître leur adresse, ou ne pas les connaître tout court !
Certains personnages impliqués dans la disparition de Ben Barka ont même eu droit à des grimate, si l’on se réfère à la fameuse liste des bénéficiaires d’agréments, publiée il y a quelques mois par le ministre Aziz Rabbah. Un commentaire ?
C’est scandaleux. Je crois que Boubker Hassouni, Abdelkader Saka et Mohamed Achaâchi font partie du lot. Si les autorités marocaines ont choisi de récompenser ces personnes, il y a lieu de se demander pour quels actions ou services rendus…
 Avez-vous des souvenirs de la première tentative d’assassinat de Ben Barka en 1962 ?
à l’époque, j’avais 12 ans et nous habitions la rue Témara à Diour Jamaâ à Rabat. Je me rappelle que, quand mon père était à la maison, il y avait toujours en face, près du marchand de beignets, une Volvo noire. Quand mon père sortait, la voiture le suivait... Et puis, un jour de novembre 1962, sur la route de Casablanca, près de Bouznika, cette filature s’est transformée en tentative d’assassinat. Sur un virage, une voiture conduite par des policiers heurte la voiture de Mehdi et la fait tomber dans un ravin. Les occupants de la première voiture descendent avec la volonté de finir le boulot. Heureusement, des paysans, qui ont reconnu Mehdi, sont venus s’interposer, ce qui a provoqué la fuite des policiers.
 Et en 1964 à Genève ?
Là, c’est tout un commando qui attendait Ben Barka à l’étage, près de son appartement. Mehdi s’en est rendu compte à temps et a pu s’enfuir avec les militants qui assuraient sa protection. Il a été poursuivi dans les rues de Genève, mais il a réussi à semer le commando. On ne connaît pas ces gens-là car ils circulaient avec de faux papiers, mais il s’agissait bien de membres du CAB1, la police politique de Hassan II.
 À un certain moment, on avait l’impression qu’un pays comme la France était devenu une zone de non-droit pour la police de Hassan II. Qu’en pensez-vous ?
Mais c’est sûr, et cela a duré jusqu’en 1981 ! Jusqu’à l’avènement de François Mitterrand, on avait l’impression que la police marocaine pouvait agir sans aucun problème sur le territoire français. Que ce soit pour surveiller la communauté marocaine installée en France, harceler les militants, les leaders en exil,
etc. Le phénomène s’est quelque peu atténué à partir de 1981, mais c’était une réalité que vivaient des centaines de milliers de Marocains installés en France. Il y avait en permanence cette crainte des agents marocains.
 L’arrivée de François Hollande peut-elle donner un nouveau départ à l’affaire Ben Barka ?
Chaque fois qu’il y a un nouveau président de la république, nous effectuons les démarches auprès de toutes les autorités compétentes pour faire avancer le dossier. Nous l’avons donc fait avec Hollande. Pour l’instant, nous attendons des réponses. Nous avons de nouveau approché les autorités françaises pour la levée du secret défense. Nous attendons, nous espérons…
 Revenons à l’histoire : en 1965, quelques jours après la disparition de Ben Barka, Mohamed Oufkir et Ahmed Dlimi, qui figurent parmi les principaux accusés, assistent à une réception officielle en France. Ils arrivent à Paris et en repartent sans être inquiétés. Etonnant, le laxisme des autorités françaises, non ?
Les deux hommes sont venus pour assister à une cérémonie en l’honneur des gouverneurs en stage d’observation en France. A cette réception, organisée à l’ambassade du Maroc à Paris, avaient aussi été conviés les agents du CAB1, eux aussi impliqués dans l’affaire Ben Barka... Roger Frey, ministre français de l’Intérieur, s’était excusé. Mais, à cette époque, le préfet de police de Paris et lui savaient à peu près ce qui venait de se passer. Ils savaient que mon père a été interpellé et par qui. Ils savaient surtout le rôle des services marocains dans cette affaire et pourquoi ils étaient présents en France. Ce qui veut dire que si les autorités françaises avaient fait leur travail comme dans n’importe quelle enquête criminelle, Oufkir, Dlimi et les agents marocains auraient pu être interpellés ou, au moins, interrogés. Il n’en a rien été. Mais quelque chose a du se passer, dans la nuit du 3 au 4 novembre, parce que Oufkir et Dlimi sont repartis de manière précipitée. Ils ont fait des mains et des pieds pour trouver un avion et sont partis à 2 h du matin. Les autres ont suivi. Ce n’est qu’après le départ de tout le monde que les autorités françaises ont bloqué les frontières. Je ne sais pas si en agissant à temps, les autorités françaises auraient sauvé mon père. Ce qui est sûr, c’est qu’elles ont laissé s’enfuir les responsables d’un acte criminel commis sur le territoire français. 
 En voulez-vous toujours à Hassan II ? Pourquoi parlez-vous toujours de lui en l’appelant Hassan tout court ?
Tout le monde, même au sein de la classe politique, l’appelait El Hassan ! Et puis, la question n’est pas de lui en vouloir ou non. Il n’y a pas d’esprit de vengeance ou de ressentiment. Je ne peux pas en vouloir à une personne. Mais j’en veux à ce système qui a mis à mal le Maroc pendant des décennies et qui a abouti à des crimes non seulement contre des personnes, mais contre la société marocaine. 
 Quelles étaient, par ailleurs, les relations entre Ben Barka et Mohammed V ?
Ils avaient des relations de confiance. Le fait que Mehdi ait été désigné président de la commission nationale consultative était d’ailleurs très significatif de cette confiance. Cette commission devait préparer la première Constitution du pays et l’embryon des institutions démocratiques du Maroc. En plus, les projets que Mehdi présentait étaient toujours acceptés, que ce soit, par exemple, pour la Route de l’Unité ou pour la lutte contre l’analphabétisme.
 Votre père parlait-il des deux rois en votre présence ?
Il ne mélangeait jamais les affaires politiques et sa vie privée. Mais on savait qu’il y avait beaucoup de respect mutuel avec Mohammed V. Et surtout des relations naturelles, avec très peu de protocole. Mehdi avait pour Mohammed V le respect dû au roi, et il avait, en retour, l’estime pour quelqu’un qui faisait avancer le pays.
Et avec Hassan II ?
Leurs relations étaient différentes par nature. Cependant, elles ont commencé à se détériorer vers fin 1958 quand Hassan poussait son père à certains choix politiques, comme le renvoi du gouvernement Abdellah Ibrahim.
 Juste avant son enlèvement, Mehdi Ben Barka était en négociations avec Hassan II par le biais de Moulay Ali, cousin du roi et ambassadeur à Paris. Hassan II souhaitait-il vraiment le retour de votre père au Maroc ou était-ce simplement une manœuvre pour “endormir” la vigilance de Ben Barka ?
Il y a eu un terrible constat d’échec après les sanglantes manifestations de mars 1965 à Casablanca. Face à cette impasse, Hassan a pensé alors faire appel à la gauche. Entre-temps, des milliers de cadres de l’UNFP ont été arrêtés, torturés ou condamnés à de très lourdes peines de prison. C’est dans ce climat que Hassan avait envoyé son cousin demander à Mehdi de rentrer pour trouver une solution politique. Mehdi, en accord avec ses amis de l’UNFP, n’a pas dit non. Il a toutefois émis des conditions : une amnistie personnelle et totale, un gouvernement homogène conduit par l’UNFP et sur la base d’un programme politique de deux ans. Les négociations se sont poursuivies sur cette base jusqu’au début de l’été quand tout a été arrêté.
 Pourquoi ? à qui la faute ?
Mehdi et Hassan devaient se voir au début de l’été de 1965 mais le rendez-vous a été annulé sur initiative du roi. Il a dit à Mehdi et à l’UNFP que “c’était trop tard”. Hassan a décrété l’état d’exception juste après. Il insistait pour que Mehdi rentre au Maroc tout de suite alors que mon père avait d’autres engagements et d’abord la tenue de la Tricontinentale. Mais, parallèlement aux négociations, les services secrets marocains se donnaient les moyens pour attirer Mehdi dans un guet-apens. Ils montaient le coup du film Basta ! avec Chtouki et Figon qui se présente comme producteur et qui se déplace même à Genève et au Caire pour voir Mehdi... Le reste de l’histoire, tout le monde le connaît.
Comment expliquer que Ben Barka, avec son intelligence légendaire, n’ait pas vu le coup venir ?
Il était toujours sur ses gardes, c’est sûr. Mais là où le piège a fonctionné, c’est que son interpellation a eu lieu à Paris, en plein jour, et par des policiers français. Par de vrais policiers. Donc, cela n’avait pas l’apparence d’une tentative d’enlèvement ou d’assassinat. Il faut aussi savoir qu’à l’époque, Mehdi avait un rendez-vous avec les conseillers de Charles De Gaulle au sujet, justement, de la Tricontinentale. Il savait aussi que les agents secrets marocains pouvaient faire ce qu’ils voulaient en France, mais il avait une relative confiance dans les autorités françaises, surtout qu’il avait rendez-vous avec le chef de l’Etat. C’est là où le piège a pu fonctionner. Mehdi a insisté pour voir les papiers des policiers français et ils se sont exécutés. Cependant, ces mêmes policiers ne nous ont jamais révélé ce qu’ils avaient exactement dit à Mehdi pour qu’il les suive. Il avait un rendez-vous à 20 mètres de là, à la Brasserie Lipp, avec le réalisateur et le producteur du film. Il n’a rien fait pour demander à aller s’excuser. Logiquement, il aurait demandé aux policiers de lui laisser le temps d’aller annuler son rendez-vous. Mehdi n’était pas du genre à se faire attendre ou à se défaire d’un engagement.
 Vous rappelez-vous, au sein de la famille,  ce jour-là ?
C’était un vendredi et on était à la maison au Caire, mais les moyens de communication n’étaient pas aussi développés pour qu’on nous mette tout de suite au courant de ce qui venait de se passer…
 Honnêtement, comment ne pas voir que le crime a profité à Hassan II, qui voulait avoir les coudées franches pour asseoir sa domination sur le pays ?
L’action de Mehdi Ben Barka pour organiser la solidarité des peuples du Tiers-Monde représentait un danger pour les forces réactionnaires, néocoloniales et impérialistes, et en particulier pour le régime de Hassan II. Ces forces avaient intérêt à neutraliser le danger Ben Barka. Hassan II a bien entendu profité du crime. Et, au-delà, il ne faut pas oublier que, après la disparition de mon père, le mouvement tricontinental n’a pas atteint ses objectifs et le mouvement progressiste marocain s’est retrouvé très affaibli.
Sur la base des éléments en votre possession, n’avez-vous jamais conclu à une implication directe de Hassan II ?
Bien évidemment, Hassan II n’était pas présent à Paris, ni à Fontenay-le-Vicomte (ndlr : le lieu vers lequel Ben Barka a été conduit après son enlèvement à Paris) le 29 octobre 1965. Cependant, une décision politique a été prise au printemps 1965 : mettre fin aux activités de Mehdi Ben Barka par “des méthodes non orthodoxes”. Les milliers de victimes des années de plomb au Maroc savent ce que signifient ces méthodes. Durant son règne - Hassan II l’a souvent répété - toutes les décisions importantes étaient prises à son niveau, et uniquement à son niveau. C’est pour cela que, même en l’absence de preuves matérielles concluant à son implication personnelle, il n’y a aucun doute quant à sa responsabilité politique dans la décision qui a abouti à l’enlèvement de mon père.
 Une dernière question. Que pensez-vous des dernières déclarations de Mustafa Ramid, le ministre de la Justice, affirmant que le sort des disparus n’était pas une priorité pour son département ?
J’étais très surpris. Les fondations d’une justice indépendante ne peuvent pas se faire sur les oublis du passé, sur des injustices. Le fait de minimiser l’affaire des disparus au Maroc et les attentes des familles ne peut que fragiliser cette construction. On ne peut pas solder le passé de cette manière. On ne peut pas, d’un revers de main, dire qu’on va oublier les disparus. Il s’agit de la mémoire de tout un pays.
 Rétro. Traque tous azimuts
Avant de disparaître, le 29 octobre 1965, Ben Barka a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat perpétrées par les services marocains. Celles de 1962 (accident de voiture près de Bouznika) et de 1964 (course-poursuite et coups de feu en Suisse) sont les plus connues. Elles ne sont pas les seules… Que ce soit au Maroc ou dans ses nombreuses terres d’exil, en France, en Suisse, en Algérie ou en Egypte, “on” a longtemps et systématiquement cherché à éliminer Ben Barka. En employant tous les moyens imaginables : en Algérie, par exemple, on a tenté… de l’empoisonner. à 45 ans à peine, au moment de sa disparition, l’homme ressemblait déjà à un vieux rescapé. Traqué dans le monde entier, filé par les services marocains et suivi par tous les espions du monde, Ben Barka avait aussi, cerise sur le gâteau, écopé d’une condamnation (à mort, évidemment) prononcée par la justice marocaine en 1963 pour “complot et tentative d’assassinat contre Hassan II”. Sa disparition définitive en 1965 n’est donc que l’aboutissement logique d’une persécution ininterrompue et reportée de pays en pays.
 De rabat à paris. Les services vous saluent bien
Ami de Nasser, du président algérien Ahmed Ben Bella, de Fidel Castro, autant d’ennemis personnels de Hassan II, Ben Barka avait aussi le don d’irriter les Etats-Unis en se positionnant rapidement, durant son exil, comme leader tiers-mondiste. Ce qui laisse croire que l’enlèvement du leader marocain a pu bénéficier, au moins, de la bienveillance des services américains. La CIA détient d’ailleurs une part de la vérité concernant le sort de Ben Barka : une part qui est toujours consignée dans des documents jamais déclassifiés par l’agence américaine.
De leur côté, les services français n’ont jamais daigné déclassifier les documents les plus sensibles du dossier Ben Barka. Les quelques documents “lâchés” ont été, au préalable, et comme nous l’explique le fils du célèbre disparu, dûment “noircis”, en d’autres termes, leur contenu a été effacé. Et le Maroc ? Non seulement les autorités marocaines n’ont jamais ouvert la moindre enquête sur la disparition d’un ressortissant marocain (alors qu’une plainte contre X a bien été déposée), mais elles ont constamment “snobé” les commissions rogatoires diligentées par les juges français chargés d’instruire l’affaire. Comment ? En répondant officiellement ne pas connaître l’identité des personnes recherchées, ou ne pas être en possession de leurs adresses. Etonnant quand on sait que ces personnes sont de hauts responsables de l’appareil sécuritaire, connues de tous...
Autre détail plaidant clairement pour l’implication directe des autorités marocaines dans la disparition de Ben Barka : les truands français qui ont servi d’intermédiaires à divers niveaux, à leur tête le célèbre George Boucheseiche, ont choisi, après l’éclatement du scandale, de se réfugier… dans le plus beau pays du monde, le royaume de Hassan II. Sans oublier que les policiers impliqués ont bénéficié, de leur côté, de nombreux privilèges : promotions, agréments de transport routier, etc.
Lignes rouges. Benzekri avait promis…
On oublie souvent de le préciser, la famille de Ben Barka, déjà en exil au moment de sa disparition, n’a plus remis les pieds au Maroc tant que Hassan II était vivant. Ce n’est qu’en 1999 que Bachir, le porte-parole de la famille, a choisi de mettre fin à cet exil volontaire, peu de temps après le décès de Hassan II. Pour l’anecdote, on rappelle aussi que, dans les premières années suivant la disparition de Ben Barka, la police de Hassan II avait pour consigne de piétiner systématiquement toutes les gerbes de fleurs déposées devant le domicile du disparu, à Diour Jamaâ à Rabat, et de disperser toute manifestation dédiée au célèbre opposant. Ce n’est que vers la fin du règne de Hassan II et, plus encore, dans les premières années du règne de Mohammed VI, qu’un léger retour à la normale a été entamé.
Enfin, au tout début de la création de l’Instance équité et réconciliation, le défunt Driss Benzekri assurait à qui voulait l’entendre “avoir des garanties personnelles de Mohammed VI”. Quelles garanties ? Celles de pouvoir tout révéler, tout dire, sur les responsabilités marocaines dans la disparition de Ben Barka et de remonter tout en haut, jusqu’à Hassan II s’il le fallait. Il n’en a finalement rien été…

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