Dans les murs des anciens abattoirs
de Casablanca, la Fabrique culturelle est un espace voué à la création
artistique, un lieu toléré sans être officiellement reconnu. Le
reportage du New York Times.
Un
cliché des Abattoirs de Casablanca pris lors des journées du
patrimoine, le 6 avril 2013 - La Fabrique Culturelle/Abattoirs de
Casablanca
Le soleil se couche sur une banlieue de
Casablanca tandis que les mouettes tournent autour d'un bâtiment délabré. Au
premier regard, le vieil abattoir de la ville, un complexe de bâtiments néomauresques
des années 1920, étonnamment séduisant, semble abandonné. Ce n'est pas le cas.
A l'intérieur, un ruban impressionnant de
graffitis et de fresques court sur les murs. Dans l'un des bâtiments,
quelques personnes regardent un documentaire lyrique sur trois vieux
Marocains qui
continuent, malgré leur âge, à exercer le métier qu'ils ont commencé
dans leur
enfance. Dans une cour, des enfants jouent sur des cages à écureuil
construites par des étudiants en design danois en collaboration avec des
artisans locaux.
J'ai découvert la Fabrique culturelle la
dernière fois que je me suis rendu au Maroc, il y a trois ans. Ce projet a été
lancé il y a cinq ans par des artistes marocains qui souhaitaient transformer
ce vaste espace délabré, situé au milieu du quartier populaire de Hay Mohammadi,
en centre culturel où les jeunes Marocains pourraient à la fois produire et
consommer leur propre art.
Les associations culturelles qui
administrent le site voulaient qu'il soit gratuit, accessible et ouvert à
toutes les formes d'art contemporain. La Fabrique accueille régulièrement des
événements – concerts de nombreux bons groupes de la ville, défilés de mode,
concours de hip-hop et projections de films. Tout le monde peut y organiser un
événement, il y a de la place pour des ateliers et des répétitions. "La
nouvelle scène du théâtre, de la musique et de la danse est très dynamique,
explique Dounia Benslimane, la coordinatrice du projet, mais il lui manquait un
espace."
Les artistes ne peuvent pas collecter de fonds
Toute cette activité prometteuse est
pourtant précaire et ne fonctionne qu'à l'optimisme et à la détermination. Les autorités
de la ville, qui sont propriétaires de l'abattoir et avaient encouragé sa
reconversion, traînent des pieds pour officialiser l'arrangement. Or sans
arrangement officiel avec la ville, les artistes ne peuvent pas rénover les
lieux ni collecter de fonds. "On a frappé à toutes les portes, confie
Benslimane, mais personne ne répond."
C'est peut-être parce que ce qui se passe
à l'abattoir n'entre pas dans la vision étroite que les autorités ont de la
culture. Les festivals de musique, qui sont fréquents dans le pays, présentent
en général des groupes de musique traditionnelle marocaine ou de grands noms
occidentaux pour attirer les touristes et donner une image soignée du pays. Le rap, en
revanche, qui est l'une des formes les plus répandues de la culture des jeunes, est
considéré comme peu recommandable et dangereux. El Haqed (L'Enragé), un rappeur
célèbre, a été condamné à un an de prison en 2012 en raison d'une chanson dans laquelle il insultait la police.
Cette année, l'une des associations qui
gère la Fabrique culturelle a invité des représentants des différents partis
politiques à débattre de leur conception de la culture en une série de
conférences. Elles ont posé trois questions aux participants : Quels espaces
choisiriez-vous pour des activités culturelles ? Comment les financeriez-vous ?
Et comment feriez-vous pour toucher des publics différents ?
Des espaces ouverts
et abordables
Malheureusement, déclare la journaliste
Kenza Sefrioui, qui était l'un des organisateurs des conférences, les réponses
ont été pauvres en détails et riches en platitudes. Et le Parti de la justice
et du développement, le mouvement islamiste qui dirige le gouvernement, n'a pas
envoyé de représentant.
Pour Mme Sefrioui, la philosophie de la
Fabrique culturelle – indépendance, participation et "démocratie
citoyenne" – prend les autorités dans le mauvais sens du poil. "Elles
ont décidé que nous n'avions le droit d'exister que de façon informelle."
Dans tout le monde arabe, les artistes
sont coincés entre des bureaucrates qui ont une conception hiérarchique de la
culture – celle-ci étant pour eux une activité que l'Etat finance et contrôle –
et les islamistes qui veulent souvent que les arts soient censurés pour manque
de respect ou obscénité. Il est très difficile de trouver des espaces ouverts
et abordables dans les villes surpeuplées de la région.
Pourtant les jeunes Arabes seront
probablement de moins en moins enclins à accepter que leur voix ne soit pas
entendue. La transformation officielle de l'abattoir de Casablanca en espace de
création est un projet important pour le Maroc comme pour toute la région.
Les autorités ont tort de ne pas la soutenir davantage. Elles ne devraient pas
avoir peur de l'idée que les jeunes se réunissent et s'expriment librement. Ce
qui est dangereux, c'est de ne leur donner aucun espace pour cela.
http://www.courrierinternational.com/article/2013/08/25/ces-artistes-qui-derangent
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