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- Ouarante ans après la Marche verte et l’annexion de l’ex-colonie espagnole par le Maroc, le conflit qui oppose Rabat au Front Polisario, soutenu par Alger, est toujours bloqué
Cette scène du fin fond du désert frise l’irréel. A environ 300 mètres de
la frontière - un mur uniforme de sable et de pierre -, un artiste
sahraoui enfonce dans le sol une longue rangée de fleurs multicolores en
plastique. Sa façon à lui, sans doute dérisoire, de dénoncer l’existence de
cette séparation construite dans les années 80 par le Maroc. Il fait
environ 52 degrés en cette fin de matinée et, recouvert d’une darâa (tunique)
et d’un turban noirs, Mohamed Mouloud Yeslem, l’artiste en question, économise
ses efforts pour confectionner sa symbolique haie florale. Malgré la distance,
on observe nettement de l’autre côté un poste d’observation tenu par des
militaires marocains. De toute façon, impossible de s’approcher davantage : le
terrain est miné et hérissé de fil barbelé.
Venu en Jeep avec une délégation espagnole qui le soutient, l’artiste lâche
: «A chaque fois que je viens ici, j’éprouve le même sentiment d’absurdité.
Comment l’être humain a-t-il pu bâtir une telle balafre de haine au milieu de
ce nulle part ?» De ce côté-ci, on le dénomme le «mur de la honte», que
personne ne s’aventure à franchir. Haut de deux mètres, il est avec ses 2 720 kilomètres
le plus long de la planète. Dans un décor de Désert des tartares, il
sépare le Sahara-Occidental en deux parties très inégales : au-delà, la part du
lion (80 %), la partie occupée par le Maroc depuis 1976, avec son littoral
très poissonneux, ses quelques villes, ses riches gisements de phosphates et
ses supposées réserves en minéraux précieux et en hydrocarbures ; en deçà, la
part ingrate (20 %), un territoire inhospitalier parsemé de rares acacias, où
la vie humaine relève de l’exploit et où d’ailleurs presque personne ne réside.
Non loin de là où Mohamed Mouloud a installé sa rangée de fleurs, des éclats
d’obus et des mortiers d’un autre âge ont été entreposés dans une khaima
- une de ces tentes de Bédouins qui sont depuis des siècles l’habitat des
Sahraouis -, telles des cicatrices de l’Histoire.
En 1975, alors que Franco se meurt, la puissance coloniale
espagnole quitte soudainement le Sahara-Occidental, l’abandonnant à son
sort. Le roi marocain Hassan II y voit une trop belle occasion de faire
main basse sur cette vaste région stratégique que Rabat a toujours considérée
comme faisant partie de son territoire : le 6 octobre, il organise la
Marche verte, le débarquement massif de quelque 350 000 colons et soldats
destiné à mettre le monde devant le fait accompli. Même s’ils n’ont jamais
disposé d’État propre, les chefs autochtones se rebellent et, l’année suivante,
en février 1976, proclament la «République arabe sahraouie» avec le
soutien actif de l’Algérie. S’ensuit une guerre où les milliers de soldats du
Front Polisario obtiendront le retrait de la Mauritanie mais pas du Maroc, qui
n’hésite pas à bombarder les civils au napalm. Une partie de la population
locale doit fuir et se réfugier à des centaines de kilomètres de là, à l’est,
dans le désert algérien, autour de Tindouf. En 1991, un cessez-le-feu est
décrété, et les Nations unies, assumant la responsabilité d’un règlement,
créent la Minurso, dont la mission consiste à organiser la tenue d’un
référendum. Depuis, celui-ci a été plusieurs fois différé par Rabat, arguant de
différends quant au recensement. Aujourd’hui, dans «le Sahara-Occidental
occupé», la population d’origine marocaine est majoritaire. Le statu quo règne.
Depuis quarante ans.
Maladies intestinales
Les Sahraouis, qui avaient fui les bombardements, ont élu domicile en
territoire algérien. Ils sont désormais entre 150 000 et 200 000 à vivre dans
six camps autour de la ville de Tindouf, dans la hammada (le désert
des déserts), un des territoires les plus inhospitaliers au monde que certains
dénomment ici «le jardin du diable». Après quatre décennies, ces agglomérations
très étendues sont de monotones alternances de khaimas traditionnelles et de
maisons basses en terre séchée, égayées par quelques édifices en dur servant de
centres culturels ou de réunion. Dans cet air brûlant, des camions-citernes
alimentent des puits où les habitants viennent se servir, même si cette eau
saumâtre est à l’origine de maladies intestinales. D’ici à 2017, l’Algérie
aura fini d’électrifier ces villes de fortune - pour l’instant, seuls les
poteaux ont été posés ; d’ici là, on recourt à la bougie, aux plaques solaires
et à quelques générateurs.
Séparées entre elles par des dizaines de kilomètres de reg aux teintes
noirâtres, sur un total de 6 000 km2 (un département
français), ces grosses bourgades informes constituent un espace singulier.
Nulle part ailleurs des camps de réfugiés conforment une entité
politico-administrative aussi définie. C’est à Rabuni, le camp le plus proche
de Tindouf, reconnaissable à ses décharges de pneus usés et à ses pyramides de
conteneurs d’aide humanitaire vides, que se situe le gouvernement sahraoui en exil,
lui-même dirigé par un parti unique, le Front Polisario.
El-Aioun, Ausserd, Samra, Bujador, Dajla : ailleurs, chaque camp porte le
nom d’une ville de la partie «occupée», en signe de désir de retour. «Dans
le monde, vous ne verrez pas de réfugiés aussi organisés !» lance depuis
son vaste et rudimentaire bureau le ministre des Affaires étrangères, Mohamed
Solam Salak. De fait, ce territoire alloué par l’Algérie - sans date butoir -
est géré comme un État, avec son armée, sa gendarmerie, son hôpital et ses
écoles. «C’est un cas unique d’autonomie politique, écrit le géographe
Julien Dedenis, qui a reproduit la structure administrative de l’Algérie, l’État, la "vilayat" [préfecture, ndlr] et la "daira"
[village].» Reconnu par quelque 80 pays (dont les 54 de l’Union
africaine, à laquelle le Maroc refuse logiquement d’appartenir), cet exécutif
en exil vit exclusivement de l’aide de nations amies et d’organisations
humanitaires.
«Il y a des fois où je me réveille le matin en me demandant si je rêve»,
enrage Hamida Abdullah, la soixantaine, chargé d’une ONG pour promouvoir
la lecture. Grand brûlé lors d’un combat en 1981, il réside dans le camp
de Dajra, le plus éloigné, le moins équipé, et raconte avec nostalgie son
enfance à La Guera, une bourgade de pêcheurs, aujourd’hui en «zone
occupée». «Ne croyez pas qu’on s’y habitue ! poursuit-il. Quarante ans ont
passé mais, tous les jours, je désire revenir dans mon pays. Ici, c’est un
paysage de mort, la mer est si loin, la végétation aussi. Pas un de nous ne
veut rester ici. Oui, on a un gouvernement, mais on a perdu notre terre.»
Résolutions onusiennes
Revenir au «pays» ? Impensable en l’état, pour la plupart des réfugiés. Sauf
une minorité qui part en douce, on refuse de fouler une terre «annexée par
le Maroc». En 2011, le royaume chérifien a proposé une «large
autonomie» au Sahara-Occidental, mais le Front Polisario refuse de
transiger, réclamant la tenue d’un référendum d’autodétermination au nom des
résolutions onusiennes. Le bras de fer s’est enkysté, sans solution à
l’horizon.
«Au total, ce sont quinze ans de guerre et vingt-cinq ans de fausse
paix», résume à sa manière Salek Alemin, 43 ans dont une dizaine à
Cuba, un des pays qui donnent des bourses aux jeunes Sahraouis. «C’est une
défaite politique, le Maroc a pleinement gagné. D’innombrables manifestations
pacifiques, réunions, rencontres diplomatiques, et tout cela pour rien !» En
décembre 2014, Salek a fait partie des rares Sahraouis qui, une fois un
passeport algérien obtenu, a été autorisé par le Maroc à rendre une courte
visite à ses trois frères à Al Aioun, la capitale, dans la «partie
occupée». «Ça a été vraiment émouvant, car je les avais quittés tout petit.
J’ai nagé comme un fou dans l’océan. Revenir a été d’autant plus dur.»
«Devoir baiser la main du roi Mohammed VI ?»
Dans les camps sahraouis, l’impatience est palpable. Chacun est persuadé que
jamais le Maroc ne cédera aux exigences de la mission onusienne Minurso. Avis
partagé par Anouar Boukhars, spécialiste en relations internationales et membre
du think tank européen Fride : «Pour Rabat, la perte de ce territoire qu’il
considère comme sien serait une tragédie nationale. C’est l’un des rares
consensus nationaux. Il ne faut pas s’attendre à un référendum ; la seule
solution serait l’octroi d’une plus large autonomie.»
«Une autonomie ? Devoir baiser la main du roi Mohammed VI ? Après
le sacrifice de tous nos martyrs ? Mais ce serait me couper un bras !» s’enflamme
Daha Bulahi, 52 ans, qui a déjà perdu l’œil gauche et cinq doigts
en 1994, alors qu’il participait à une opération de déminage à la
frontière. On estime qu’entre 7 millions et 10 millions de mines
antipersonnel ont été posées pendant la guerre par l’armée marocaine et
les combattants sahraouis. D’après son association, on dénombrerait 2
000 victimes civiles, 22 depuis 2014, outre les chèvres et les
chameaux. Sous une khaima voisine, Fadili Sidate, 29 ans, turban blanc et
regard véhément, a la détermination chevillée au corps. A chaque fin de mois,
lui et quelques centaines de jeunes Sahraouis se rendent devant le long mur de
sable et de pierre qui fait office de frontière, et y manifestent
symboliquement leur colère. «Pour moi, c’est comme le mur qui sépare
Israéliens et Palestiniens. Il faut l’abattre. Jamais je ne foulerai ma terre
tant que notre drapeau n’y sera pas planté !»
Ces dernières années, grâce à Internet, photos et vidéos circulent entre
Sahraouis des deux côtés de la frontière. «Tout ce que nous recevons de
là-bas montre que nos compatriotes sont poursuivis et persécutés par les forces
de l’ordre marocaines», dit Omar Ahmed, responsable culturel. Un rapport
publié à la mi-mai par Amnesty International parle de «173 cas de
torture depuis 2010» et d’une «totale impunité quant aux
violations des droits de l’homme» au Sahara-Occidental marocain. Rabat, de
son côté, affirme que «ce ne sont que des cas isolés». Et dénonce la
présence de militants d’Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) au sein du Front
Polisario.
En parcourant les différents camps, une phrase revient sans cesse : «Il
ne nous reste que le recours aux armes.» José Taboada, un Espagnol qui
défend depuis trois décennies la cause sahraouie, renchérit : «Oui, la
jeunesse se radicalise, elle sait que seule la violence fera parler à
l’étranger de ce conflit oublié. Les vétérans du Front Polisario ne pourront
pas la freiner longtemps. L’ONU et la communauté internationale doivent
réfléchir : ou bien une solution est trouvée avec le Maroc, ou bien certains
régleront leur compte par la voie terroriste, ou bien encore un conflit armé va
éclater dans ce Sud saharien !»
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