14 novembre 2015 | Par Edwy Plenel - Mediapart.fr
Vendredi 13 novembre, toute une société fut, à Paris et à Saint-Denis,
la cible du terrorisme : notre société, notre France, faite de diversité et de
pluralité, de rencontres et de mélanges. C’est cette société ouverte que la
terreur voudrait fermer ; la faire taire par la peur, la faire disparaître sous
l’horreur. Et c’est elle qu’il nous faut défendre car elle est notre plus sûre
et plus durable protection.
Un vendredi soir d’automne, sous un temps
clément. Fin de semaine, temps de sortie, moment de détente. Joies des
retrouvailles amicales, des concerts musicaux, des matchs sportifs. Sociabilités
populaires et juvéniles. Hommes et femmes mêlés, jeunesses sans frontières,
plaisirs variés où l’on peut, selon les goûts ou les envies, boire, fumer,
danser, se côtoyer, se mélanger, se séduire, s’aimer, bref aller à la rencontre
des uns et des autres.
Il suffit d’aligner ces mots simples, sans
grandiloquence, pour partager ce que nous ressentons tous depuis hier : tout un
chacun, nos enfants, nos parents, nos amis, nos voisins, nous-mêmes, étions dans
le viseur des assassins.
Parce qu’ils ne visaient pas des lieux
manifestement symboliques comme lors des attentats de janvier, exprimant leur
haine de la liberté (Charlie Hebdo) ou leur haine des juifs (l’HyperCacher), il
s’est dit que les terroristes auteurs des carnages parisiens n’avaient pas de
cible. C’est faux : armés par une idéologie totalitaire, dont le discours
religieux sert d’argument pour tuer toute pluralité, effacer toute diversité,
nier toute individualité, ils avaient pour mission d’effrayer une société qui
incarne la promesse inverse.
Au-delà de la France, de sa politique
étrangère ou de ceux qui la gouvernent, leur cible était cet idéal démocratique
d’une société de liberté, parce que de droit : droit d’avoir des droits ;
égalité des droits, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance ; droit
de faire son chemin dans la vie sans être assigné à sa naissance ou à son
appartenance. Une société d’individus, dont le « nous » est tissé d’infinis «
moi » en relation les uns avec les autres. Une société de libertés individuelles
et de droits collectifs.
Prendre la juste mesure de ce que menace cette
terreur sans précédent sur le territoire hexagonal – les attentats les plus
meurtriers en Europe après ceux de Madrid en 2004 –, c’est évidemment mesurer
aussi le défi que nous ont lancé les assassins et leurs commanditaires. C’est
cette société ouverte que les terroristes veulent fermer. Leur but de guerre est
qu’elle se ferme, se replie, se divise, se recroqueville, s’abaisse et s’égare,
se perde en somme. Cest notre vivre ensemble qu’ils veulent transformer en
guerre intestine, contre nous-mêmes.
Quels que soient les contextes,
époques ou latitudes, le terrorisme parie toujours sur la peur. Non seulement la
peur qu’il répand dans la société mais la politique de la peur qu’il suscite au
sommet de l’État : une fuite en avant où la terreur totalitaire appelle
l’exception démocratique, dans une guerre sans fin, sans fronts ni limites, sans
autre objectif stratégique que sa perpétuation, attaques et ripostes se
nourrissant les unes les autres, causes et effets s’entremêlant à l’infini sans
que jamais n’émerge une issue pacifique.
Aussi douloureux qu’il soit, il
nous faut faire l’effort de saisir la part de rationalité du terrorisme. Pour
mieux le combattre, pour ne pas tomber dans son piège, pour ne jamais lui donner
raison, par inconscience ou par aveuglement. Ce sont les prophéties
auto-réalisatrices qui sont au ressort de ses terrifiantes logiques meurtrières
: provoquer par la terreur un chaos encore plus grand dont il espère, en retour,
un gain supplémentaire de colère, de ressentiment, d’injustice… Nous le savons,
d’expérience vécue, et récente, tant la fuite en avant nord-américaine après les
attentats de 2001 est à l’origine du désastre irakien d’où a surgi
l’organisation dite État islamique, née des décombres d’un État détruit et des
déchirures d’une société violentée.
Saurons-nous apprendre de ces
erreurs catastrophiques, ou bien allons-nous les répéter ? C’est peu dire qu’à
cette aune, dans un contexte de crises déjà cumulatives – économique, sociale,
écologique, européenne, etc. –, notre pays vit un moment historique où la
démocratie redécouvre la tragédie. Où la fragilité de la première est au péril
des passions de la seconde. Car l’enjeu immédiat n’est pas au lointain, mais ici
même, en France. Nous savions, au lendemain des attentats de janvier, que la
véritable épreuve était à venir. Cet automne, au moment de quitter ses
fonctions, le juge antiterroriste Marc Trévidic nous l’avait rappelé – « Les
jours les plus sombres sont devant nous » (lire ici son interview à Paris-Match)
–, dans une alarme qui ne ménageait pas nos dirigeants : « Les politiques
prennent des postures martiales, mais ils n’ont pas de vision à long terme. (…)
Je ne crois pas au bien-fondé de la stratégie française. »
Car, devant
ce péril qui nous concerne tous, nous ne pouvons délaisser notre avenir et notre
sécurité à ceux qui nous gouvernent. S’il leur revient de nous protéger, nous ne
devons pas accepter qu’ils le fassent contre nous, malgré nous, sans nous.
Il est toujours difficile, tant elles sont dans l’instant inaudibles,
d’énoncer des questions qui fâchent au lendemain d’événements qui saisissent
tout un peuple, le rassemblant dans la compassion et l’effroi. Mais,
collectivement, nous ne saurons résister durablement à la terreur qui nous défie
si nous ne sommes pas maîtres des réponses qui lui sont apportées. Si nous ne
sommes pas informés, consultés, mobilisés. Si l’on nous dénie le droit
d’interroger une politique étrangère d’alliance avec des régimes dictatoriaux ou
obscurantistes (Égypte, Arabie saoudite), des aventures guerrières sans vision
stratégique (notamment au Sahel), des lois sécuritaires dont l’accumulation se
révèle inefficace (tandis qu’elles portent atteinte à nos libertés), des
discours politiques de courte vue et de faible hauteur (sur l’islam notamment,
avec ce refoulé colonial de « l’assimilation »), qui divisent plus qu’ils ne
rassemblent, qui alimentent les haines plus qu’ils ne rassurent, qui expriment
les peurs d’en haut plus qu’ils ne mobilisent le peuple d’en bas.
Faire
face au terrorisme, c’est faire société, faire muraille de cela même qu’ils
veulent abattre. Défendre notre France, notre France arc-en-ciel, forte de sa
diversité et de sa pluralité, cette France capable de faire cause commune dans
le refus des amalgames et des boucs émissaires. Cette France dont les héros,
cette année 2015, étaient aussi musulmans, comme ils furent athées, chrétiens,
juifs, francs-maçons, agnostiques, de toutes origines, cultures ou croyances. La
France d’Ahmed Merabet, d’origine algérienne, ce gardien de la paix qui a donné
sa vie au pied de l’immeuble de Charlie Hebdo. La France de Lassana Bathily,
d’origine malienne, cet ancien sans-papiers qui a sauvé nombre d’otages à
l’HyperCacher. Cette France qu’ont illustrée, dans cette longue nuit parisienne,
tant de sauveteurs, de soignants, de médecins, de policiers, de militaires, de
pompiers, de bonnes volontés, mille solidarités elles aussi issues de cette
diversité – humaine, sociale, culturelle, confessionnelle, etc. – qui fait la
richesse de la France. Et sa force.
En Grande-Bretagne, lors des
attentats de 2005, la société s’était spontanément dressée autour du slogan
inventé par un jeune internaute : « We’re Not Afraid. » En Espagne, lors des
attentats de 2004, la société s’était spontanément rassemblée autour de ce
symbole : des mains levées, paumes ouvertes, tout à la fois désarmées et
déterminées.
Non, nous n’avons pas peur. Sauf de nous-mêmes, si nous y
cédions. Sauf de nos dirigeants s’ils nous égarent et nous ignorent. La société
que les tueurs voudraient fermer, nous en défendons l’ouverture, plus que
jamais. Et le symbole de ce refus, ce pourrait être deux mains qui se
rencontrent, se serrent et se mêlent, se tendent l’une vers l’autre.
Deux mains croisées.
URL source:
http://www.mediapart.fr/journal/france/141115/la-peur-est-notre-ennemie
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire