Idées
Le Monde.fr |
Par Tewfik Bouzenoune, Joseph Breham et Richard Sédillot
Le 23 juin prochain, un protocole à la convention franco-marocaine d’entraide judiciaire en matière pénale sera soumis au vote de l’Assemblée nationale. Sous le prétexte officiel mais fallacieux d’une amélioration de la coopération judiciaire entre les deux pays, ce protocole n’a en réalité d’autre objet que de tordre le bras de la justice française et de favoriser l’impunité des dignitaires marocains même soupçonnés de graves violations des droits humains, notamment en leur permettant d’échapper à toutes poursuites engagées sur le territoire français.
Signé près d’un an après la convocation par une juge d’instruction française du chef du contre-espionnage marocain Abdellatif Hammouchi (visé par plusieurs plaintes pour torture), cet accord apparaît en réalité comme une réponse diplomatique sur mesure pour assurer l’impunité de ce dignitaire : une fois en vigueur, ce protocole constituera une pression politique forte sur la magistrate française pour qu’elle se dessaisisse au profit d’un magistrat marocain.
La France, qui se prévaut d’un devoir d’exemplarité sur la scène internationale en matière de protection des droits de l’homme, renie sans vergogne ses valeurs et sacrifie l’efficacité de sa justice répressive au nom d’un « partenariat d’exception »qui n’est que le faux nez honteux de marchandages aux gouts amers.
Trahison de la justice française
En effet, les effets délétères de cet accord sont nombreux. D’abord, il entrave l’accès des victimes à la justice française en imposant aux magistrats français de renvoyer prioritairement aux juges marocains les plaintes concernant des crimes commis au Maroc par des Marocains, même si la victime est Française quand bien même le crime en question serait aussi grave que la torture. Une abdication judiciaire qui s’opère au détriment des victimes qui se sont justement tournées vers la justice française car elles n’ont pas obtenu gain de cause au Maroc. Au-delà du cas Hammouchi, ce sont plusieurs victimes de tortures au Maroc qui feront les frais du verrou procédural savamment négocié par les autorités marocaines.
Plus encore, les conséquences désastreuses de ce texte ne se limiteront pas aux seules affaires de torture. Le protocole prévoit en effet le renvoi prioritaire au Maroc de toutes les plaintes déposées en France par des victimes franco-marocaines, quel que soit le crime qu’elles ont subi au Maroc, introduisant ainsi une différence de traitement injustifiable entre les Français – seulement français - et les Franco – également marocains - dont les plaintes seront traitées différemment par une autre justice. La compétence extraterritoriale de la justice française pour connaître des infractions commises contre des Français à l’étranger, et partant la protection des ressortissants français à l’étranger, s’en trouvera affaiblie, pour ne pas dire compromise.
Aujourd’hui, alors que le sentiment de déclassement de certains citoyens français d’origine étrangère est indéniable, l’autorité judiciaire se voit fortement invitée à considérer que, parmi nous, certains méritent tous les égards de notre justice alors que pour les autres, la justice Chérifienne suffira bien. Au-delà du message humain désastreux, il s’agit d’une violation patente de notre Constitution qui impose de ne pas faire de différence entre les Français selon leur religion, leur ethnie ou leur origine.
Un grand sacrifice pour la diplomatie
Cette dernière est d’ailleurs mise à mal à bien des égards par le protocole. Exemple parmi d’autres, le Protocole fait obligation aux juges français d’informer immédiatement la justice marocaine de toute procédure ouverte en France concernant un crime ou un délit commis au Maroc par des Marocains. Une telle atteinte au secret d’enquête et à l’indépendance des magistrats français est inédite dans le paysage de la coopération interétatique en matière judiciaire.
En signant ce protocole avec le Maroc, la France sacrifie une partie de sa souveraineté, de l’indépendance de sa justice et des droits fondamentaux de ses citoyens. Il est d’autant plus fondamental de rejeter ce texte que celui-ci établirait un précédent. S’il était adopté, d’autres pays demanderont bien assez tôt des accords équivalents. La France aura alors deux types de partenaires sur la scène internationale : les pays dont les ressortissants suspectés de crimes graves pourront être jugés par des tribunaux français, et ceux avec qui la France aura accepté, pour soigner ses relations, de conclure des accords dérogatoires qui permettront de remiser les droits fondamentaux au placard.
L’idée simple selon laquelle il ne saurait y avoir de refuge pour les auteurs des crimes les plus graves – fondement de la justice internationale- est aujourd’hui en péril, au nom de la protection de tel ou tel bourreau. Nous ne pouvons l’accepter.
Tewfik Bouzenoune, Joseph Breham et Richard Sédillot sont avocats à la Cour.
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