demainonline.com, 28/10/2014
Jean-Pierre Riera, professeur d’histoire au lycée Lyautey de
Casablanca, co-auteur d’Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux
guerres mondiales (1), revient sur l’engagement des Marocains au sein de
l’armée française durant la Grande Guerre.
Au début de la Grande Guerre, l’armée française a besoin de
soldats. Elle souhaite mettre à contribution le Maroc, sous protectorat
français depuis 1912. Pour le résident général Lyautey, il s’agit d’un
défi stratégique : le Maroc n’a pas encore été entièrement pacifié, il a
besoin de maintenir une force militaire sur place. Qui sont les hommes
envoyés pour combattre en France en 1914 ?
Pour le résident Lyautey, c’est une double guerre. Il
doit à la fois envoyer des hommes en France, mais aussi tenir au Maroc
qui est loin d’être pacifié. La première année du protectorat français
au Maroc a été marquée par la révolte de Fès. Début 1912, l’armée du
sultan du Maroc est en pleine réorganisation, celle-ci est menée par une
poignée d’officiers français. En avril 1912, une partie des troupes
stationnées à Fès se mutinent, une chasse à l’Européen a lieu dans la
ville. Une cinquantaine d’entre eux sont tués, dont des officiers
français. C’est avec difficultés que les troupes françaises parviendront
à redresser la situation.
A partir de ce moment-là, Lyautey cherche à réorganiser
une armée totalement fidèle à la France et au sultan. Il récupère une
partie des troupes qui avait déserté. Une autre partie des troupes est
radiée, une autre encore jetée en prison. Les officiers français
bâtissent une nouvelle armée composée de tirailleurs et de spahis
(cavaliers). Tout cela se fait dans l’improvisation la plus totale. Ces
troupes composées dans un premier temps de bric et de broc rassemblent
des hommes qui sont parfois dans une médiocre condition physique et
souvent fort mal équipés et habillés. En France, ces troupes marocaines
ont une réputation épouvantable. Elles sont considérées comme
indisciplinées, se livrant à des razzias, au viol, au pillage permanent
et se retournant très facilement contre leur commandement.
Mais en août 1914, la France a besoin du plus grand
nombre de soldats pour affronter l’Allemagne, il est donc hors de
question de se passer de qui que ce soit. A Paris on a besoin de ces
soldats mais en même temps on s’en méfie. Lyautey connaît bien la
qualité de ces troupes qui ont été totalement réorganisées, il plaide
leur cause. Paris finit par acquiescer, mais du bout des lèvres.
Très rapidement, le doute est levé : ces troupes marocaines se distinguent lors des combats sur l’Ourcq, déclinaison de la bataille de la Marne, début septembre 1914. Au fil de la guerre, Paris demande de plus en plus de soldats marocains. Pour Lyautey, cela devient compliqué parce qu’une grande partie du territoire est insoumis et qu’il a besoin d’hommes pour tenir le pays si ce n’est encore le « pacifier ».
Combien d’hommes sont envoyés en France ?
85 000 soldats des troupes coloniales tenaient le Maroc.
Dès que la guerre éclate, Paris demande au résident général Lyautey
d’envoyer toutes les troupes d’active disponibles, donc les 85 000
hommes. On envisage alors sérieusement de se replier sur les villes du
littoral.« Le sort du Maroc se jouera en Lorraine », lui écrit
un parlementaire. Lyautey refuse énergiquement car il comprend que le
moindre retrait entrainerait la perte irrémédiable de l’ensemble du
Maroc. Il met alors en place une stratégie audacieuse qu’il baptise la
« coquille d’œuf ». En fait, il s’agit de créer un rideau de fumée : une
présence minimale de soldats qui aura pour but de donner l’impression
que la France est là en laissant des troupes dans les zones sensibles.
L’idée est aussi de faire beaucoup de bruit en montrant de façon
ostensible la présence française. Au final, ce sont 50 000 hommes qui
partent au front, 35 000 restent sur place. Ces troupes d’active en
partance sont peu à peu remplacées par des colons, des tirailleurs
sénégalais et des territoriaux en provenance de France et d’Algérie ce
qui permet de boucher les trous. De nombreux défilés et revues
militaires sont organisés pour impressionner la population et montrer la
force des armes françaises.
Lyautey à court de troupes dans un premier temps voit
les effectifs rapidement remontés pour revenir à environ 80 000 hommes
(soit pratiquement les effectifs antérieurs à la guerre). La
pacification est pour l’instant mise entre parenthèse, mais ce qui est
conquis est acquis. Cela n’empêchera pourtant pas les Français de subir
d’importants revers, comme le 13 novembre 1914 à El Herri dans le Moyen
Atlas où, des soldats français tombent dans le piège tendu par Moha Ou
Hamou, chef de la tribu des redoutables guerriers Zaïans. Ce jour là, le
désastre est total, 33 officiers et 590 hommes de troupe perdent la
vie.
Autre facteur que Lyautey doit prendre en
considération : les officiers français désespèrent d’aller combattre en
France et se sentent inutiles au Maroc alors que le sort de la patrie se
joue en Europe. Dans les unités de spahis (cavaliers), certains
cherchent même à acheter la place de leurs heureux camarades désignés
pour servir en France. Lyautey insiste sur la difficulté de commander à
des hommes démoralisés. Il considère qu’en France, on ne se rend pas
bien compte de ce qui se passe au Maroc, on a trop tendance à considérer
que les soldats en poste là-bas sont des planqués, alors qu’il y a des
combats tous les jours et que les pertes sont lourdes.
Environ 40 000 soldats marocains serviront pendant la
Première Guerre mondiale dont les deux tiers seront envoyés en France.
Cet engagement demeure modeste par rapport à l’énormité des troupes
engagées dans l’armée française, c’est également peu par rapport aux
effectifs recrutés dans les autres colonies. Mais il faut rappeler que
cet effort de guerre est celui d’un pays sous protectorat français
depuis seulement 1912 et encore très largement insoumis.
C’est un premier contingent de quelque 4 500 tirailleurs
marocains qui prend le chemin de la France début août 1914. Ces soldats
font partie du « régiment de marche de chasseurs indigènes à pied » qui
devient en janvier 1915 « régiment de marche de tirailleurs marocains »
après que le Maroc soit officiellement entré en guerre au côté de la
France.
De même, environ un millier de Spahis prend le chemin de
la France en août 1914 pour être engagés à de multiples occasions. Puis
au début de 1917, ils partent rejoindre l’armée d’Orient. Débarqués à
Salonique en Grèce, ils se battront dans les Balkans au cours de combats
souvent très durs dans les rudes montagnes du nord de la Grèce aux
confins de la Macédoine et de l’Albanie contre des troupes autrichiennes
et allemandes, mais également contre des partisans albanais.
Comment ces soldats sont-ils acheminés vers le front ?
Début août 1914, retirés de l’intérieur du Maroc où ils
combattaient, les hommes sont acheminés vers les ports : Oran (Algérie),
Rabat, Kenitra, Casablanca… L’embarquement est souvent difficile, les
installations portuaires étant plus que sommaires. A Casablanca, ils
doivent monter dans d’énormes barques avec armes, bagages et chevaux,
pour franchir la barre et rejoindre les navires qui mouillent au large.
Débarqués à Sète et Bordeaux aux alentours du 20 août, Tirailleurs et
Spahis, tous combattants de grande valeur, aguerris aux combats dans le
bled, sont engagés sans délais dans la grande bataille de la Marne.
A partir d’octobre, novembre 1914, les pertes dans
l’armée française sont telles que Paris ordonne d’accélérer le
recrutement des soldats marocains, sont alors engagés des hommes qui ont
bien peu d’expérience militaire. Pour parer au plus pressé, on n’hésite
pas à aller chercher dans les prisons du royaume d’anciens soldats de
l’armée du Sultan faits prisonniers après la révolte de Fès en 1912. En
échange de leur liberté, ces hommes s’engagent à combattre en France
pour la totalité de la guerre.
La France a-t-elle recouru à des recrutements forcés au Maroc ?
On fait feu de tout bois pour recruter des soldats.
C’est compliqué, les Marocains ne se bousculent pas pour s’engager.
Beaucoup d’hommes partent mais on ne les voit pas revenir. Cela ne donne
pas envie de s’engager. Des primes d’engagement sont proposées pour
appâter d’éventuelles recrues. Mais ce système apporte peu de résultats
car il entre en concurrence avec les grands travaux d’aménagement lancés
par le protectorat. Les Marocains optent plus souvent pour ces travaux
de chantier mieux payés et surtout bien moins risqués, d’où les graves
difficultés de recrutement que rencontre Lyautey. En France, on hésite
beaucoup avant de renvoyer les blessés et les amputés au Maroc par
crainte de démoraliser la population et de nuire encore un peu plus au
recrutement.
Les recrutements forcés se font par l’intermédiaire des agents qui représentent le Makhzen
(l’Etat). Ils offrent des primes d’engagement pour appâter les jeunes.
Les chefs de tribu ralliés à la France et les grands caïds jouent le
rôle d’intermédiaire et usent de leur influence pour recruter. Ceux qui
veulent échapper au recrutement forcé s’enfuient dans les territoires
insoumis.
Les tirailleurs marocains ont souvent été utilisés comme troupes
de choc. Mais selon vous, elles n’auraient pas servi de chair à canon…
Les pertes sont telles que Lyautey s’en veut d’avoir
livré autant d’hommes. Il est gêné qu’on les ait « mis à toutes les
sauces ». Les tirailleurs marocains ont participé à toutes les grandes
batailles de la guerre : la bataille de l’Ourcq ; on les retrouve
écrasés sous le feu des Allemands lors de la bataille d’Artois en 1915,
puis lors des batailles de Verdun et de la Somme en 1916. Lors de la
dramatique journée du 16 avril 1917 au cours de l’offensive du Chemin
des Dames, ils percent plusieurs lignes allemandes mais en pointe dans
le dispositif et trop avancés, ils reçoivent l’ordre de s’arrêter.
Mais l’idée de Marocains chair à canon n’est à mon avis
pas exacte. D’abord, ils ne combattent bien que dirigés, menés et
précédés par leurs officiers et sous-officiers, en témoignent les pertes
très importantes subies par ces derniers au cours des grandes
offensives. L’image assez commune de cadres embusqués à l’abri et
d’hommes de troupe qui montent seuls au « casse-pipe » est donc fausse
dans ce cas. Même si ils sont souvent utilisés en première ligne comme
troupes de choc, ce n’est pas pour le plaisir ou pour les punir. C’est
parce qu’ils sont expérimentés. Ils ont fait leurs armes dans le bled
marocain. Très bons marcheurs, ils sont très endurants. Les spahis eux
aussi s’adaptent rapidement aux réalités de la guerre à pied. Ils
descendent de leurs chevaux et savent se plier aux exigences de la
guerre des tranchées, habitués aux combats au corps à corps ils sont
utilisés pour mener de nombreux coups de main. La nuit, ils partent en
commando ramper vers les lignes ennemies pour tuer des Allemands et
rapporter armes et trophées. S’ils sont certes habitués au climat rude
des montagnes du Maroc, cela n’a pas de rapport avec les conditions
hivernales du nord et de l’est de la France, ils souffrent bien sûr des
rigueurs du climat et des maladies qui y sont liées.
Les pertes globales pour les troupes marocaines sont de l’ordre de 11
000 hommes tués, blessés et disparus, soit 26% soit un peu plus que les
troupes françaises (24%).
Comment les soldats marocains se sont-ils adaptés à la vie au front ? Ont-ils écrit sur leur expérience de guerre ?
Pas grand chose parce que les soldats marocains
n’avaient pas vraiment une grande maîtrise de l’arabe à l’écrit. Quant
aux témoignages oraux, ils se sont perdus. Ce qui m’a permis de
travailler, ce sont les écrits où l’on parle des tirailleurs : quelques
romans écrits par des officiers ou sous-officiers. Certains récits
décrivent des soldats marocains qui littéralement « pètent les plombs »,
qui s’en prennent à des soldats français par lassitude ou suite à une
vexation.
Il est également question de l’éloignement, du choc
culturel pour ces Marocains qui découvrent la France. Jamais, ils
n’avaient pris le train, le bateau, la voiture ou même pour certains
tiré avec une arme. Les habitants de Bordeaux sont étonnés lorsqu’ils
les voient débarquer du bateau et installer leur étrange campement sur
la place des Chartrons. Les Marocains attisent la curiosité des
villageois qui viennent écouter les airs joués par la nouba du régiment
lors de séjours à l’arrière. Le colonel Dupertuis, chef légendaire des
spahis, vantent leur « rusticité », ils sont capables de dormir à même
le sol sans jamais se plaindre et ils tiennent sans alcool, eux. Il
décrit leur émerveillement à la vue de la campagne française, les spahis
appellent la France « le jardin » parce que tout y est vert et bien
cultivé.
Les écrits du commandant Georges sont très éclairants
sur la proximité qui existait entre les chefs et leurs hommes. Ses
rapports étaient certes très paternalistes, mais sincères et
bienveillants. A l’époque, la plupart des officiers de la coloniale
parlaient arabe, ils avaient fait leur carrière dans la coloniale et
avaient vécu dans le bled. Au cours des déplacements du régiment
Dupertuis demande à ses gradés d’empêcher que les civils qui offrent du
café aux soldats n’y mettent trop de petits coups de gnôle. Le
commandant Georges s’indigne que des paysans français n’hésitent pas à
rouler les tirailleurs marocains en leur vendant à des prix exorbitants
objets et denrées.
Même si il existe un fort paternalisme dans les rapports
qui s’instaurent entre officiers, sous-officiers et hommes de troupe,
voire même parfois, une certaine camaraderie entre frères d’armes, les
rapports demeurent le plus souvent assez distants. Ces rapports sont
fixés bien sûr par le règlement militaire mais aussi par la différence
entre français et soldats marocains venus d’un jeune protectorat.
L’historien n’est évidemment pas là pour juger de ces rapports et la
société militaire apparait au final comme moins inégalitaire que la
société coloniale. Les scènes de camaraderie que l’on retrouve dans les
illustrations de l’époque ont été exagérées par la propagande et bien
sûr chacun reste à sa place. Il y a également beaucoup de racisme, mais
il faut se garder de juger le passé avec nos yeux d’aujourd’hui. Dans un
petit extrait de film tourné par le service cinématographique des
armées en août 1918 au camp de Bois l’Evêque, à l’occasion d’une remise
de décorations à des hommes du 2e RMTM, on voit « la
maréchale Lyautey » épouse du résident général, lancer à la volée de
petites friandises à des tirailleurs marocains qui se précipitent pour
les recueillir. La scène laisse pour le moins une impression désagréable
même si la bonne humeur est partagée et qu’au Maroc Mme Lyautey ne
ménage pas ses efforts pour rassembler des produits destinés à soulager
les souffrances des combattants marocains.
Propos recueillis par Antoine Flandrin.
(1) Jean-Pierre Riera et Christophe Tournon, Ana ! Frères d’armes marocains dans les deux guerres mondiales. 487 pages. Senso Unico. Seconde édition. 2014. Disponible chez l’Institut du Monde Arabe et la librairie L’Harmattan-Méditerranée de Paris.
Source : M Blogs
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