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samedi 11 octobre 2014

Prix Nobel / Pourquoi pas à Abdellatif Laâbi?


Rien que pour ce texte rayonnant d'humanité (pour ne pas parler de son œuvre monumentale), je donnerais le Prix Nobel à Abdellatif Laâbi... en laissant de côté son apport inédit à la littérature universelle, très long à relater ici....


Manifeste
 
Ici la Voix des Arabes libres. La voix de ceux, celles qui ont décidé de briser la loi du silence, combattre le mensonge, redonner la voix aux sans-voix, faire entendre le cri des suppliciés, rejeter les chaînes de la soumission, dénoncer les grandes et petites lâchetés, démasquer les assassins et leurs commanditaires, mettre à nu les mécanismes de la corruption et du pillage, lever le voile sur les misères matérielles et morales, bref, s’insurger contre la fatalité et libérer le cours de l’espoir.

Nous émettons de quelque part. D’un lieu inconcevable pour l’imagination courte des tyrans, de leurs sbires et des paternalistes de tout acabit. Désert primordial où la parole rebelle fut conçues, où l’arbre de la mémoire surgit, plongea ses racines dans la terre assoiffée de justice, déploya sa frondaison pour accueillir la palabre des chercheurs de vérité aux lèvres gercées d’énigme, à la face inspirée par le message d’errance.

Ici la Voix des Arabes libres. Hommes et femmes refusant l’uniforme simiesque, le garde-à-vous, l’hymne vengeur, les bruits de bottes, les marches forcées, les barbelés de la patrie, la bêtise des consensus, la peste de l’orgueil, la prison de l’unique langue, de la religion unique, le folklore débilitant des signes distinctifs : coiffures, couvre-chef, fichus, barbes, maquillage, médaillons, pendentifs, anneaux, chapelets, amulettes et toute la quincaillerie-bimbeloterie ayant servi depuis belle lurette à berner les peuples innocents. Autant de linceuls prévus pour nous dès le berceau que nous lacérons par plaisir pur et jetons à la face hideuse des molochs qui ont voulu nous enterrer vivants.

Car vivants, nous le sommes, et nous aimons la vie au-delà du supportable. D’autres ne se rendent pas compte qu’il sont vivants. La vie s’offre à eux en pure perte, par distraction, et c’est par distraction qu’il la prennent, ou alors par routine, comme les piètres copulateurs du vendredi ou du dimanche.

Nous les désirants, les languissants, les brûlés à l’intérieur, les fous d’amour, nous suivons la vie à la trace, à l’odeur, et même à la rumeur. « Nous faisons nos ablutions avec notre sang », et nous psalmodions son nom jusqu’à l’évanouissement. Nous mendions à sa porte sans rien perdre de notre dignité. Ah ! quel festin, les miettes qu’elle daigne nous jeter !

Ici la Voix des Arabes libres. Frères et sœurs siamois de tous les humains libres. Comme eux candidats à l’arrachement et aux exils.

L’intérieur d’abord, quand on répugne à hurler avec les loups, applaudir avec la claque, courber l’échine avec les larbins, et que le partage se réduit à la portion congrue, aux petits plaisirs glauques et leurs lendemains qui déchantent. Quand l’identité s’arrête à un lieu de naissance, un nom, une croyance. Quand la différence exclut et stigmatise. Quand le tribut versé à la quiétude de l’appartenance vide inexorablement le trésors de l’âme. Quand la marge extrême devient l’unique lieu vivable et vous condamne au carrousel aveugle du malheur.

L’extérieur ensuite. O les chemins minés de l’exil ! Et au terme de l’exode, la terre promise qui se dérobe immédiatement sous vos pieds. La fêlure qui s’installe. Vous ne serez jamais vraiment ici, ni vraiment là-bas. Œil schizophrène. Battement du cœur et son double. Fantômes de l’enfance à chaque coin de rue. Amertume de la dernière gorgée du meilleur cru dans le plus beau des calices. Mais, peu à peu, vous vous faites une raison. Dur préapprentissage. Vous habitez l’abri flottant du provisoire. Et surtout vous découvrez que vous n’êtes pas seuls. Vous faites partie dorénavant d’un peuple mutant, d’une tribu fraternelle exemptée du pris du sang, se riant des frontières, éprise de questions, hantée par l’infini, non celui géographique des horizons, mais l’humain pétri de chair et d’esprit, et que l’on ne peut scruter qu’avec l’œil du cœur.

Ici la Voix des Arabes libres. Nous vous parlons de quelque part, et le temps nous est compté : Car, n’hésitons pas à le dire, nous faisons partie d’une espèce menacée de disparition. L’air se raréfie autour de nous tant la pollution est généralisée, la pire pour nous étant celle du langage. Que d’oiseaux-lyres mazoutés peinent à remuer leurs ailes dans nos gorges. Que de roses assiégées par les immondices n’ont plus à cœur de libérer leur parfum. Que de mot nobles et sincères sont traînés dans la boue, prostitués et vendus à la criée sur les panneaux de réclame.

Nous nous insurgeons contre cette aphasie programmée dont le dessein, cousu de fil blanc, est le conditionnement des consciences avant leur mise à mort.

Aussi notre message, s’il doit y en avoir un, se résume-t-il en un seul mot-tocsin : résistance ! Oui, les périls montent, y compris dans « la maison de l’âme ».

Nous en appelons au sursaut de l’humain en l’homme. Il s’agit de reconquérir, dans le noyau enténébré de l’identité humaine, cette part lumineuse que bien des messagers se sont évertués à nous révéler et dont il est arrivé à nos prédécesseurs les mieux inspirés de faire bon usage, érigeant ainsi de rares Andalousies qui n’attirent plus de nos jours que des cyclopes à la gâchette facile, consommateurs effrénés du fugace et du rien, ne captant du grand œuvre de beauté que des images orphelines, exsangues, dépourvues d’écho, coupés de leur assise ombilicale.

Ici la Voix des Arabe libres. Pour des raisons d’éthique, nous émettrons de nuit plutôt que de jour. Tant d’étoiles se meurent et s’éteignent en nous à notre insu. Nous voulons honorer notre serment de veilleurs de la condition humaine. Garder pour cela les yeux ouverts, les facultés aux aguets, cultiver l’insomnie, entretenir le feu sacré, les pâturage du rêve, le don de la vision, sans cesse affûter le tranchant de la parole pour accueillir à l’heure dite ses vagues inspirées, sa coulée primitive, ses vaticinations et sa transe, ses tambours de rappel à l’insoumission, ses violons et ses flûtes faisant se dresser les mamelons, ses luths égrenant la trouble chamade des chrysalides au bord de l’élan vital.

Chaque nuit, nous émettons jusqu’à l’aube. Contrairement aux haut-parleurs du matraquage sonore, nous entrecouperons nos programmes de plage de silence. Car il n’est de parole vraie que celle fécondée par le silence consenti. Espace et temps du retour sur soi, de l’examen, du doute, des petites lumières et de l’illumination, du souffle évanescent de la grâce.

Voici donc. La main de l’aube va bientôt effacer la planche inspirée de la nuit. C’est le moment pour les descendants de Shéhérazade de se retirer sur la pointe des pieds. Et demain, il faudra recommencer. Car le glaive sera de nouveau suspendu sur nos têtes. Jusqu’à quand ?

Abdellatif Laâbi  (Créteil, 5 août 2001)




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