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mardi 7 octobre 2014

Les disparus de Gaza


 Par Pierre Puchot, MEDIAPART, 6/10/2014 

Personne ne sait où ils sont. Peut-être sont-ils enfouis sous les gravats de Chajaya. Peut-être sont-ils en Israël, capturés pendant la dernière guerre, ou bien sont-ils morts en pleine mer... Après l'offensive israélienne, des dizaines de familles cherchent un proche dont elles ont perdu la trace. Reportage, de notre envoyé spécial à Gaza.

De notre envoyé spécial à Gaza.- À Gaza, le sujet est tabou. Parce que personne, ni l’Onu, ni même les autorités locales, n'est capable de le quantifier ; parce qu'il suppose l'avènement d'un nouveau phénomène, la fuite clandestine en mer depuis Gaza ; parce qu'il impliquerait en majorité des membres des brigades Al-Qassam, le bras armé du Hamas, personne ou presque ne parle des disparus de Gaza. D’ailleurs, Maram Humaid, la jeune fille qui nous a mis sur la voie, ne s’en cache pas : « On ne va pas mentir, la plupart des habitants de Gaza qui ont disparu font partie des brigades Al-Qassam. N'ont-ils pour autant pas droit à un enterrement ? Leurs familles n'ont-elles, elles aussi, pas droit à la vérité sur le sort de leur proche ? Et qu'en est-il des autres, doit-on les laisser mourir dans l'oubli de tous ?»
Employée au bureau des médias du gouvernement, la jeune femme de 23 ans a eu notamment pour tâche de recueillir les témoignages de familles et de blessés à l’hôpital de Shifa durant toute la durée de l’offensive israélienne en juillet et août. Un cas particulier est demeuré dans sa mémoire : « Un jour, on a apporté le cadavre d’un enfant de trois ans, tué à Chajaya. Il avait perdu toute sa famille dans un bombardement. Personne n’a jamais pu l’identifier. Il est parti anonymement. Et si quelqu’un le cherche, personne ne doit savoir qu’il est mort là-bas. Mourir comme si vous n'aviez jamais existé, vous imaginez ? C'est terrible. »
Peut-être ses parents eux-mêmes sont-ils restés coincés sous les décombres que le Croissant-Rouge palestinien a renoncé à dégager, faute de temps, de matériel et de moyens, comme ceux de l'orphelin dont la photo trône désormais à l’entrée de l’hôpital de Shifa, à Gaza.
Hôpital de Shifa, à Gaza, septembre 2014Hôpital de Shifa, à Gaza, septembre 2014 © Pierre Puchot
Suite à l’offensive israélienne sur Gaza, 2 147 morts, en grande majorité des civils, ont été identifiés, de même que 11 000 blessés parmi les Gazaouis, contre 66 soldats et six civils tués côté israélien. Mais à Gaza, des dizaines de familles cherchent encore à comprendre ce qui est arrivé à leurs proches. C'est le cas d'Eïd Abdelmonem Youssef Manoum, dont le fils Khaled demeure introuvable depuis le 21 juillet. Une semaine auparavant, Israël avait bombardé leur maison de Jabalya qui, avec une population estimée à 100 000 personnes, constitue l’un des plus importants camps de réfugiés de Gaza.
Quelques minutes après un appel téléphonique de l’armée israélienne leur intimant l’ordre d’évacuer leur maison, Eïd a emmené sa famille chez celle de son frère, au bout de la rue, pour qu'elle y emménage. « Comme nous, Khaled n'a pas compris, soupire son père. Nous ne cachions aucune arme, pourquoi bombarder cette maison ?» Policier depuis que le Hamas a pris le pouvoir à Gaza après avoir remporté les élections en 2006, Eïd affirme ne pas faire partie pour autant du mouvement : « Ils m’ont demandé de prendre du service dans la police, explique-t-il. Je travaillais avant en Israël dans le BTP, avec le blocus, ce n’était plus possible de passer tous les jours en Israël. Mais je ne suis pas militant, c'est simplement un travail, et dans le contexte économique, ça ne se refuse pas. »
Quartier de Chajaya, Gaza, septembre 2014Quartier de Chajaya, Gaza, septembre 2014 © Pierre Puchot

Le 21 juillet, la radio et la chaîne de télévision Al-Aqsa appartenant au Hamas annoncent que son fils Khaled a été tué en même temps que dix autres soldats du Hamas, au cours d’une opération menée au-delà de la frontière israélienne, près d’un tunnel et du checkpoint d’Eretz. « Il était peintre, mais je me doutais bien qu’il évoluait dans les brigades Al-Qassam, depuis deux ans à peu près. Je n’avais toutefois aucune idée de son implication réelle. Depuis le bombardement de notre maison, on ne le voyait plus beaucoup, il voulait se venger, nous disait-il. »
Après l’annonce de la mort de son fils, Eïd Abdelmonem joint le Hamas et les brigades, qui lui annoncent avoir perdu le contact radio avec leurs dix combattants, et ne savent pas vraiment ce qui s’est passé. Eïd Abdelmonem appelle tour à tour les hôpitaux, médecins, organisations des droits de l’homme, puis se rend sur place les jours suivants pour tenter, malgré la guerre, de vérifier la mort de son fils, et de récupérer son corps. En vain. « Nous avons appelé le Croissant-Rouge pour avoir des nouvelles, ils nous ont dit qu’ils ne savaient rien, qu’ils ne pouvaient pas nous dire s’il était vivant ou mort. Dans les hôpitaux, certains nous disaient l’avoir vu vivant, d’autres étaient absolument sûrs qu’il était mort. Et puis, l’armée israélienne a diffusé une vidéo, montrant l’anéantissement du bataillon dans lequel figurait Khaled. »
Impossible pour la famille de reconnaître leur fils sur les images. Et contrairement aux autres proches des membres du bataillon, son père n’a jamais pu récupérer le corps : « Tous les autres ont pu enterrer dignement leur fils, nous, non, soupire-t-il. Et nous ne pouvons pas chercher sur place, car nous n’avons aucune idée précise de la position du tunnel où Khaled s’est peut-être réfugié lorsque l’armée israélienne a fait feu… Où est-il ? Est-il mort enseveli dans le tunnel ? Est-il prisonnier en Israël ? Nous n’avons plus d’option, mais parfois, je me prends à espérer qu’il est encore vivant, et prisonnier de l’autre côté… Mon fils, c’était un combattant, il voulait en sortir de cette vie, et faire mal à l’armée qui nous occupe et nous bombarde, plutôt que de ne rien faire et sniffer de la colle comme les jeunes ici, qui ont tant de mal à trouver suffisamment de travail pour pouvoir se marier. Il voulait devenir quelqu’un. Je suis fier de lui. »
Un quartier de Beit Hanoun, septembre 2014Un quartier de Beit Hanoun, septembre 2014 © Pierre Puchot

 

 

 

 


La fuite vers l'Europe par la mer

Depuis la fin du conflit, des centaines de familles se sont rendues à l’hôpital, dans les morgues, laissant le plus souvent les responsables et médecins désemparés par l’ampleur du phénomène : « Nous avons reçu pendant la guerre et depuis la fin du conflit, explique Iyad Zaqout, responsable administratif de l’hôpital de Shifa, des centaines de personnes qui cherchaient un proche. Mais nous n’avions la plupart du temps aucune information à leur fournir, du fait de l’état des corps que nous avons reçus, qui rendait bien souvent les personnes difficilement identifiables. Parfois, il restait suffisamment de vêtements pour qu’on puisse les montrer aux familles. Dans ces rares cas-là, nous sommes parvenus à identifier plusieurs personnes. »
Eïd Abdelmonem Youssef Manoum chez lui, devant la photo de son filsEïd Abdelmonem Youssef Manoum chez lui, devant la photo de son fils © Pierre Puchot
Combien sont-ils à avoir disparu de la sorte ? Le ministre de l’intérieur ne dispose d’aucun chiffre, de même que l’ONU, qui impose désormais le silence sur cette question à ses responsables de terrain. Seul le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) admet mi-septembre qu’il s’agit d’un « problème majeur », et fait déjà état de quinze « cas » détaillés encore non résolus, et pour lesquels l’équipe de la Croix-Rouge ne dispose d’aucune piste.
« Durant la guerre, des centaines de familles sont venues au bureau en espérant que l’on puisse les aider à retrouver la trace de leurs proches, explique Masadi Seif, l’une des responsables du CICR à Gaza.  Certaines victimes sont encore sous les décombres, et nous n’avons pas les moyens de les en extraire. D’autres ont été arrêtées durant l’opération terrestre et sont détenues en Israël. De par notre position de neutralité, nous avons un bon contact avec les autorités israéliennes, et nous encourageons toutes les familles palestiniennes qui souhaitent obtenir des informations à se manifester auprès de nous. Mais je ne peux pas vous dire de combien de détenus il s’agit, nous ne sommes pas autorisés à dévoiler cette information. Dans le même temps, nos équipes sur le terrain continuent de collecter le maximum d’informations sur les disparus de Gaza. »
Quartier de Chajaya, Gaza, septembre 2014Quartier de Chajaya, Gaza, septembre 2014 © Pierre Puchot

Pendant ce temps, des dizaines de familles continuent de chercher, espérant mettre la main sur une information que le chaos de la guerre aurait dissimulée. « Plusieurs familles de mon quartier sont dans cette situation, explique Fadi Abu Shammala, directeur de projet dans une ONG, l’Union générale des centres culturels de Gaza, et militant au sein du Front de libération pour la Palestine (FPLP, communiste). Je suis moi-même sans nouvelle de mon cousin depuis la fin de la guerre. Autant que je sache, il peut être sous les décombres, ou bien parti par la mer vers l'Europe. »
 Maram Humaid, avec les membres du club des jeunes journalistes de Gaza, septembre 2014.
Maram Humaid, avec les membres du club des jeunes journalistes de Gaza, septembre 2014. © Pierre Puchot



C’est la dernière option, le nouveau phénomène qui inquiète au plus haut point les autorités gazaouies. Le 15 septembre, un bateau transportant des migrants en direction de l’Italie a coulé dans les eaux internationales. Sur les 400 passagers qu'il transportait et qui se sont noyés, la moitié était des Palestiniens, venant de Gaza ou d’Égypte par laquelle les Gazaouis ont nécessairement transité.

« Ce phénomène, qui consiste à vouloir se rendre en Europe par des routes et moyens à hauts risques, coïncide à Gaza avec le début de dernière guerre, explique Rami Abdu, qui dirige à Gaza le bureau de l’observatoire Euro-Mid pour les droits humains au Proche-Orient. Nous sommes directement en contact avec les autorités de Gaza, qui n’ont pas encore décelé à Gaza de "mafia spécialisée" dans ce "business" comme celle présente en Égypte depuis des décennies. Il s'agit plutôt de passeurs isolés qui tentent de profiter de la situation et de la guerre, et font payer les habitants de Gaza de 2 000 à 4 000 dollars par personne pour passer en Égypte et monter dans le bateau. »
Mi-septembre, l’ONG a recueilli en Grèce le premier témoignage de la famille Al-Asouri. Le père de famille raconte comment il a perdu sa femme, sa fille et son fils. Depuis, sept autres témoignages leur sont parvenus. Autant de disparus que les familles de Gaza ne chercheront plus. Pour les autres, un mois après la fin de la guerre, l’espoir de découvrir la vérité sur leur sort s’amenuise chaque jour un peu plus.

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