- Écrit par Lakome, 9/9/2013
Entretien réalisé par Salah Elayoubi et Ahmed Benseddik
« La contestation formelle, sans projet alternatif réel, ne
fait parfois que renforcer la dictature », déclare Abdellah Chibani,
Membre du Conseil d’Orientation de la Jamaa Al Adl wal Ihssane (Justice
et Spiritualité), et mari de Nadia Yassine, fille d’Abdeslam Yassine,
fondateur de la Jamaa. Dans cet entretien avec Lakome.com, il expose la vision et la stratégie de son organisation pour un véritable changement au Maroc.
Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Au nom de Dieu, le Tout-Clément, le Tout-Miséricordieux, et que Sa
prière et Son salut soient sur notre Seigneur Mohammed, ses nobles
compagnons, ses frères et descendance.
Je suis quinquagénaire, natif d'Errachidia, père et grand-père, '
leadership & personal development trainer' et 'professional coach'
de métier, économiste de formation, je suis membre de la haute instance
de « Al Adl wal Ihssane » (Justice et Spiritualité) le « Majliss Al
Irchad » (Conseil d'Orientation) et du secrétariat du son Cercle
Politique. Je suis également responsable du « Leadership Training Center
» de la « Jamaa ».
J&S est elle une confrérie
soufie, un parti politique, un organisme social ou une association
culturelle ? Vous êtes et vous voulez quoi au juste ?
L'école J&S intègre, en fait, toutes ces dimensions et plus. Elle
est un mouvement organisé qui, à travers ses multiples institutions,
assure une éducation spirituelle, un renouveau intellectuel, un
enseignement moral, une action politique et un travail social. J&S
prône un projet de société global.
Pour insérer dans cet espace alloué les grands traits de notre projet de société, je dirais :
1. Le sous-développement multidimensionnel actuel de notre société
musulmane est marqué par la dictature à visage islamique qui a régné
depuis plusieurs siècles. Elle a pris la forme de monarchies
individuelle, tribale, familiale ou la forme de dictature de parti
nationaliste baathiste ou parti de gauche. Ces différentes dictatures
ont façonné la société par leurs idéologies islamistes, nationalistes ou
gauchistes. Tous les maux de notre société et tous les
sous-développements proviennent de ces idéologies. Le grand remède n'est
pas la réforme des idéologies dictatoriales irréformables, mais
l'installation d'un nouveau système de Justice.
2. Notre action est
en fait le déclenchement, l'entretien et la maintenance d'un processus
de changement de fond et de transformation de la société. Un Changement
des mentalités, des habitudes et des attitudes, qui mène la société de
cet état d'inertie et de soumission vers une dynamique de liberté et de
véritable participation.
3. Notre action bâtit un mouvement organisé
de leadership et d'avant-garde d'une élite pouvant initier ce changement
et cette transformation; d'abord sur elle-même ensuite dans la société.
Ce mouvement entrainerait la société vers une maturité intellectuelle
psychologique et comportementale qui provoquerait progressivement les
secousses provoquant la démolition de l'édifice de la dictature.
4. Notre action est multiple. Elle est intellectuelle, spirituelle, éducative, politique, militante et sociale.
5.
Notre mission peut se résumer par cet adage : « La Spiritualité au
service de la Justice et la Justice au service de la spiritualité »
6.
Nous ne sommes pas un parti qui exploite le religieux à des fins
politiques. Nous prônons la spiritualité qui moralise l'action politique
et sociale la protégeant de la corruption, du népotisme et de la
partialité. Nous comptons promouvoir la foi en Dieu qui immunise et
humanise l'action. Le responsable décideur donnerait comme preuve de sa
foi, le fait s'abstenir de voler, d'abuser, de falsifier, de conspirer
et de mentir au peuple.
7. Nous luttons pour un Islam humaniste ouvert et convivial.
Le cheikh Yassine avait proposé
à Hassan II, une sorte de "Triplice" ou "Triumvirat" entre la
monarchie, l'armée et la Jamaa. Ça évoque le régime iranien avec le
guide spirituel, le chef de l'Etat et les gardiens de la révolution.
Qu'en pensez-vous ?
On ne peut parler d'un triumvirat : Premièrement, lorsque notre
leader bien aimé a adressé la fameuse lettre ouverte « l'Islam ou le
déluge » en 1974 a feu Hassan II, il n y avait pas de « Jamaat al adl
wal Ihssane ». Cette lettre comportait une proposition de feuille de
route qui comportait sept points. Afin d'aboutir aux résultats de la
dite feuille de route, il lui a proposé de conforter son pouvoir par une
armée forte et munie d'un idéal islamique noble, et un conseil
d'oulémas sincères, honnêtes, crédibles et responsables. Nous sommes
aujourd'hui en 2013 sous le règne de Mohamed 6 qui a reçu sa lettre à
lui (Mémorandum à qui de droit, en 1999) mais qui comportait autre
chose.
D'un autre côté, l'idée de « triple alliance » est contraire au
principe et au projet de « pacte national » proposé par la Jamaa pour
gérer le Maroc après le changement par tous les marocains : partis,
associations et organisations qui se soucient de l'intérêt du pays sans
discrimination.
Est-ce-que vous comprenez ceux
des marocains qui vous ont accompagnés dans les marches du "Vingt
février" et qui vous accusent de les avoir amenés au milieu du gué et
les avoir abandonnés à la répression du régime ?
La jeunesse adliste a défilé, pour les soutenir, aux cotés des jeunes
marocains du «20 février» qui ont manifesté contre la dictature et la
corruption. Elle a encaissé elle aussi les coups de la répression. Elle a
supporté les exactions des courants laïques et gauchistes qui haïssent
notre action, soit par complexe de supériorité ou par complexe
d'infériorité qui a engendré le premier. Mais lorsque la main invisible
du makhzen a commencé à récupérer le mouvement pour le neutraliser en
l'orientant vers certaines prises de positions, nous avons révisé notre
décision.
Nous avons gardé le soutien sans manifester avec eux. Les courants
laïques et gauchistes veulent, eux aussi, instrumentaliser le mouvement,
profitant de sa popularité due en grande partie à notre présence. Ces
derniers continuaient à nous taxer d'obscurantisme et de fanatisme, et
refusaient tout dialogue avec nous. Le nombrilisme de ces courants et
leur rancune dogmatique envers notre référence islamique et nos
principes, rend tout travail collectif ou coordination avec eux très
difficile, voire impossible.
Comment expliquez-vous votre
silence, lorsque Mouad Belghouat, Younes Belkhdim, Samir Bradley et
d'autres militants du "Vingt février" qui ont défilé à vos côtés, ont
été arrêtes, tortures et condamnés dans des procès fabriqués de toute
pièce ?
Notre instance chargée des droits de l'Homme le CMDH (Le Comité
Marocain des Droits Humains) a dénoncé systématiquement ces arrestations
et ces tortures. Quoique notre mouvement ne peut pas suivre par des
manifestations les innombrables abus de pouvoir des autorités
makhzéniennes. Rappelons aussi que parmi ces crimes se trouvent le cas
de notre frère Kamal Amari de Safi, qui a rendu l'âme suite à la
violence de 7 agents du makhzen, et le frère Omar Mohib inculpé et
condamné à 10 ans de prison sans preuves.
Vous avez mobilisé des milliers
de vos partisans pour manifester pour la Syrie ou l'Egypte. Vous qui
affirmez que l'on ne s'incline que devant Dieu, comment expliquez-vous
que vous ne vous soyez pas mobilisés contre la "Bey3a", alors que cette
cérémonie provoque de plus en plus, une levée de bouclier, dans la
classe politique marocaine ?
L'essence de notre action politique est la remise en cause non pas de
la cérémonie mais de la légitimité de cette « bay3a ». Nous nous
mobilisons plus pour déraciner les fondements de la dictature, par un
travail de fond que par la dénonciation éphémère de ses apparences.
A travers notre instance de soutien des causes de la Oumma le CSCO
(Comité de Soutien aux Causes de la Oumma) nous devons assumer notre
responsabilité en tant que membre du corps arabe et musulman.
L'internationale dictatoriale solidaire doit être confrontée par
l'internationale populaire solidaire. L'enjeu de la liberté des peuples
se situe au niveau national et international.
Vous vous êtes à plusieurs reprises solidarisés avec la Palestine et Jerusalem, le troisième lieu Saint de l'Islam. Comment expliquez-vous le silence avec lequel vous avez accueilli la décoration par Mohammed
VI, du lobbyiste sioniste du Wissam Alaouite, Malcolm Hoenlein, lors de
la fête du trône et sa présence au Maroc, en tant qu'invité de ces
festivités ?
Vous savez très bien que notre silence ne signifie pas l'approbation
de l'acte de réception et de décoration dudit lobbyiste sioniste : Nos
positions envers le sionisme juif – dites et écrites - sont connues.
Ceci dit, les erreurs du régime sont si nombreuses qu'on peine à les
suivre. Dans tous les cas, nous sommes toujours prêts à rappeler et à
reconduire notre position quand il s'agit d'actes importants comme celui
de cette décoration pour le dénoncer voire le condamner.
Est-ce-que vous comprenez que
l'on puisse penser que vous avez passé un pacte avec le PJD, sinon avec
le Makhzen ou les deux, afin de laisser Benkirane et son équipe
tranquillement ?
Il n'y a aucun pacte passé avec quiconque : le gouvernement actuel,
le makhzen et les manifestations populaires ne représentent qu'une
partie de nos activités nationales. Notre agenda est beaucoup plus
rempli : Nous agissons par des actions et des prises de positions
politiques stratégiques que nous rappelons de temps à autre, mais nous
continuons à travailler sur les autres chantiers de fond qui préparent
les alternatives de demain.
Comprenez-vous également que
votre disparition des radars de la contestation renforce la dictature et
fait de vous les complices objectifs de la répression qu'elle mène
contre les militants démocrates, les opposants les esprits libres et les
journalistes ?
Il est un risque que la contestation formelle sans projet alternatif
réel ne fait parfois que renforcer la dictature : Elle lui offre la
possibilité de redorer la façade de liberté d'expression et de
protestation qu'il clame. Encore une fois, notre décision de manifester
ou de dénoncer est soumise à un processus démocratique interne soupesant
l'ampleur des faits, la priorité et la pertinence de nos actions.
Il y a toujours un risque d'être un allié objectif mais pas réel. Les
protestations contre les éventuelles frappes américaines en Syrie,
taxent les laïques et les nationalistes de complices du régime de
Bachar, et d'ennemis du peuple martyr syrien.
Que manque-t-il à votre avis
pour que le rapport de force au Maroc puisse flancher au profit d'un
véritable changement démocratique ?
Une élite politique sincère et mûre, allégée des haines et rancunes
dogmatiques, prête à collaborer sans complexes et accepter les
différences. Une élite vraiment démocratique prête à participer à un
dialogue national qui réunit les forces vives marocaines autour d'un
pacte civil. Un pacte qui aura comme projet l'édification d'un Etat
démocratique participatif ouvert à toutes les tendances sans
discrimination. Nous avons depuis toujours proclamé cette voie pacifique
et nous continuons à le faire à qui veut bien écouter. Dans ce sens,
une partie de notre élite laïque – s'auto-proclamant « démocrate » -
doit se racheter de ses prises de positions opportunistes récentes
envers le coup d'état en Egypte et le massacre de « Rabiaa ».
Quel est selon vous le seuil
politique de base sur lequel vous pouvez vous entendre avec les autres
tendances de l'opposition à la monarchie marocaine ? Une monarchie
parlementaire peut-elle constituer pour vous ce seuil minimum sur le
plan tactique sachant que vous aspirez à long terme à un Kalifat
islamique ?
Et pourquoi ne pas faire de la politique-fiction !! Sachant que la fiction n'est qu'une question de temps..
Il
faut rappeler, d'abord, que notre régime, héritier d'une culture et des
pratiques centenaires de domination, est une monarchie qui règne,
gouverne et s'accapare les richesses de tous les marocains ; c'est sa
raison d'exister. Il ne peut pas changer de nature.
La monarchie parlementaire ainsi que les autres concepts d'origine
occidentale, ne sont adoptés par le makhzen royal que pour donner un air
de modernité à l'archaïsme de sa dictature. Le makhzen n'accepterait
une monarchie parlementaire, constitutionnelle ou autre qu'en lui
donnant sa propre définition.
Il peut, toutefois, adopter l'appellation à condition de garder tous les pouvoirs réunis entre les mains du monarque !
Un
roi, un président ou un général dans nos pauvres pays arabes et
tiers-mondistes ne pourra pas ne pas « Assumer Sa Responsabilité », il
est « le plus intelligent », « le plus compétent », « le plus sincère »,
« le plus responsable » et «le plus tout », arbre généalogique et
génétique obligent.
Nous avons tous vu comment le roi respecte les changements apportés à
la « nouvelle » constitution se rapportant à ses prérogatives !! Il
redésigne les notables et il réforme ce que les autres ne savaient pas
faire, enfin, il reprend «la Responsabilité ». Le makhzen est expert en
gesticulations et en acrobaties qui le rendent toujours à sa place. Il
ne peut offrir que des parodies de changement.
Les jeunes du « 20 février » ou les jeunes du printemps arabe en
général, ne peuvent imaginer, de part leur naïveté ou plutôt leur
sincérité, à quel point ces régimes peuvent être aussi sanguinaires et
sans foi ni loi, ni parole.
Nous ne jouons pas le jeu politicien du
makhzen en procédant à des gesticulations, acrobaties et propos qui
donnent l'impression qu'on fait de la politique. Feu Hassan II a voulu
que le parlement soit un cirque et, bien entendu, les politiques des
acrobates ; et cela fut ainsi !
Au-delà d'une stratégie politique réaliste, le deuxième Califat est
avant tout une promesse prophétique véridique – et non pas un rêve
vague- que nous voulons avoir l'honneur d'initier, d'y participer et de
concrétiser sur la terre de Dieu nous et les générations après nous.
A votre avis, pensez-vous qu'une révolution peut toucher le Maroc à l'instar de la Tunisie et de l'Egypte ?
Je crois en l'exception marocaine, mais autrement. Notre régime
monarchique makhzénien alaouite est vieux d'environ quatre siècles. Son
espèce comporte les traits communs à toute dictature, mais la nôtre est
plus expérimentée, plus fine, plus rusée, plus manipulatrice. Elle
excelle dans l'instrumentalisation de l'Islam, des oulémas, des
intellectuels et d'autres élites. Elle sait bien manier la soupape de
sécurité. Elle est plus enracinée dans l'inconscient collectif du
peuple, y compris un bon nombre de notre élite qui ne peut pas se passer
de roi.
La révolution dans ce cas de figure nécessite autant de profondeur
dans la pensée révolutionnaire, et plus de temps pour la cultiver et
l'entretenir. Comme tout processus social naturel, la révolution, elle
aussi, est soumise et doit obéir à la Loi Naturelle Divine. Ce type de
révolution multidimensionnelle, lente, douce, forte et sûre, nous
l'appelons nous : « Qawmah». Avec l'aide inévitable de Dieu et l'effort
soutenu et continu des porteurs et promoteurs de ce projet, le fruit ne
tardera à venir. Néanmoins les protestations, les soulèvements, les
émeutes, et les manifestations qui prépareront la révolution, et
auxquels nous participerons, ne manqueront pas. C'est un élan et une
destinée divine que personne ne peut arrêter.
Ceux qui croient que le processus est très lent doivent revoir leur
paradigme au vu de l'ampleur et de l'accélération des bouleversements en
Europe soviétique au 20ème siècle et au vu des révolutions actuelles à
travers le monde arabe et surtout de leur accélération.
Quelles sont à votre avis, les réformes que le Makhzen doit opérer pour éviter sa perte ?
Je n'ai pas de conseils à donner à une classe qui a formé un système
de domination et de contrôle du peuple et de ses richesses. S'ils
étaient prêts à écouter quelqu'un, ils auraient pris pour conseiller un
de leurs princes que je pense intelligent et cultivé, qui ne cesse dans
ses interventions de sonner l'alarme à ses proches pour sauver leur
règne du déluge. Le makhzen a trop confiance dans sa capacité à
manipuler, à récupérer, à corrompre, à réprimer et à se travestir avec
les concepts de modernité. Sa chute est inévitable tôt ou tard, ses
magouilles ont une fin et les peuples mûrissent.
Si le roi vous appelle un jour
pour l'aider à sauver le pays, accepteriez-vous son invitation ? Quelles
seront alors vos conditions ?
En pleine phase d'euphorie, d'orgueil et même dans l'ivresse du
pouvoir absolu, protégés par les FAR et les multiples forces de police
et de vigiles, et forts par tous les moyens de domination, les monarques
ne demandent pas d'aide, surtout à des « hors-la-loi » comme nous.
Malgré cela dans l'histoire de notre action politique, il y a eu
plusieurs initiatives de Lettres-Conseil adressées aux deux derniers
rois alaouites par notre leader Abdessalam Yassine – que Dieu l'ait en
Sa Sainte Miséricorde-. Il leur a servi un conseil franc et sincère, qui
leur profiterait dans la vie d'ici-bas et dans la Vie Dernière.
Hassan
II, là-haut devant Dieu, regretterait-il de ne pas écouter le conseil ?
Seul Dieu sait. La monarchie le regrettera bientôt lorsque le déluge
économico-social l'aura emporté.
La principale condition que Abdessalam Yassine – que Dieu l'ait en Sa
Sainte Miséricorde- recommande au roi, est de commencer par donner
l'exemple en reprenant le pouvoir par la voie légitime, et en rendant
les richesses confisquées illégitimement au peuple. Il peut dans ce cas
initier un processus crédible et avoir notre aide et l'aide de toutes
les forces sincères et honnêtes du peuple. C'est un exercice très
difficile digne de grands hommes, comme Omar ibn Abdelaziz, qui marquent
l'histoire par un changement de fond. Le peuple mérite une telle
aventure mais cela nécessite beaucoup de courage et, avant et après
tout, une foi sincère en Dieu.
Mr Abdellah Chibani, merci.
Entretien réalisé par Salah Elayoubi et Ahmed Benseddik
https://fr.lakome.com/index.php/maroc/1332-abdellah-chibani-il-n-y-a-de-pacte-passe-avec-personne
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