A
déguster lentement et délicatement pour en savourer les effluves de
mordant, de causticité, d'ironie, de dérision... et surtout de lucidité.
Posté par Jocegaly à 12:36 - SYRIE Guerre mondiale HOLLANDE - Commentaires [3] - Permalien [#]
Sur "les invités de mediapart", 7/9/2013
Pierre Charasse
Diplomate de carrière de 1972 à 2009, Pierre Charasse fut ambassadeur [1],
notamment au Pakistan, en Uruguay et au Pérou, et a représenté la
France dans de nombreuses instances internationales. Depuis le Mexique
où, retraité, il réside, il vient d’adresser une lettre aussi ironique
que cinglante à François Hollande sur la crise syrienne.
Mexico, le 2 septembre 2013
Monsieur le Président de la République
Dans l’épreuve que subit actuellement l’humanité du fait de la
présence d’armes chimiques en Syrie, vous avez pris la tête d’un grand
mouvement mondial au nom de « l’obligation de protéger » les populations
civiles menacées. Vous avez très bien expliqué dans votre discours du
27 août devant vos Ambassadeurs que c’était là la vocation de la France,
comme elle l’a fait en Libye récemment, et qu’elle ne manquerait pas à
son devoir. Votre détermination exemplaire devrait rapidement convaincre
vos partenaires européens flageolants et les opinions publiques
pleutres, en France, en Grande Bretagne, aux États-Unis et partout dans
le monde, du bien-fondé d’une intervention militaire chirurgicale en
Syrie.
Naturellement, comme vous l’avez rappelé le 27 août, « l’obligation
de protéger » s’inscrit dans une démarche très règlementée par les
Nations Unies et incombe en premier lieu aux États concernés : protéger
leur propre population. En cas de défaillance de leur part, c’est au
Conseil de Sécurité qu’il appartient de décider des modalités de mise en
œuvre de ce principe. Sous votre conduite, la France s’honorera si elle
fait respecter à la lettre cette avancée importante du droit
international. Je suis sûr que le Président Poutine sera sensible à vos
arguments tout comme le Président Xi Jiping et qu’ils ne feront pas
obstacle à vos projets en opposant un veto au Conseil de Sécurité. Peu
importe que l’objectif final soit encore un peu flou, ce qui compte
c’est la défense énergique de principes clairs.
De même, je suis sûr que d’autres pays suivront la France dans son
intention de livrer des armes aux rebelles syriens, malgré les risques
que cela comporte. M. Laurent Fabius, Ministre des Affaires Étrangères, a
annoncé qu’il exigerait des destinataires des armes françaises qu’ils
signent un « certificat d’utilisateur final ». Avec une telle fermeté
nous aurons l’assurance que nos armes ne tomberont pas entre les mains
des combattants Jihadistes du Front Al Nusra-Al Qaeda, qui font partie
de la Coalition rebelle (encore très hétéroclite mais que avez le mérite
de vouloir unifier, bon courage !) et ne se retourneront pas contre les
pays occidentaux qui les ont aidés ou leurs rivaux au sein de la
Coalition, voire des populations civiles.
Nous voilà rassurés. Al Qaeda devrait comprendre le message fort que
vous lui envoyez. Il est important de bien expliquer que notre ennemi
reste le Terrorisme International, même si de temps en temps il faut se
montrer pragmatique, comme disent nos amis anglo-saxons, et tendre la
main à ceux qui veulent notre perte. Ceux-ci ne devraient pas être
insensibles à nos gestes amicaux. Vos services devraient pouvoir sans
peine démentir l’information diffusée par l’agence Associated Press
selon laquelle des armes chimiques livrées par notre allié l’Arabie
Saoudite (le Prince Bandar Bin Sultan, chef des services saoudiens de
renseignement) au Front Al Nusra-Al Qaeda auraient été manipulées
maladroitement par ces apprentis-sorciers.
Une fois ce point éclairci vous aurez les mains libres pour agir sur
la base des informations fournies par les États-Unis et Israël qui ont
toute votre confiance. Toutefois il ne serait pas inutile d’éviter que
se reproduise le scénario de 2003 aux Nations Unies lorsque Colin Powell
a exhibé des photos truquées et un flacon de poudre de perlimpinpin
comme preuves irréfutables de la présence d’armes de destruction massive
en Irak ! Principe de précaution élémentaire. On vous fait confiance,
c’est la crédibilité de la France qui est en jeu.
Quant aux objectifs militaires de cette opération, il paraît évident
qu’ils doivent être en priorité de détruire par des moyens aériens les
dépôts d’armes chimiques sans les faire exploser au nez de la population
civile, ce qui serait un véritable désastre, et de neutraliser tous les
engins qui permettent leur utilisation (missiles, chars,
lance-roquettes etc.), sans mettre en péril la vie de nos soldats sur un
terrain incertain. Si les Américains ont du mal à identifier les
cibles, les services français de renseignement se feront un plaisir de
leur fournir toutes les informations dont ils disposent, de telle sorte
que l’opération soit courte et cinglante et que grâce à vous les armes
chimiques soient définitivement éradiquées de la planète.
Les populations que nous allons protéger auront un prix à payer pour
le service rendu et doivent accepter d’avance les quelques centaines ou
milliers de morts que peuvent provoquer les effets collatéraux de cette
opération et leurs conséquences en cascade. Mais c’est pour leur bien.
Si vous prenez la tête de la manœuvre à la place de vos collègues Obama
et Cameron, qui semblent rétropédaler avant même que le coup d’envoi n'ait
été donné, Bashar Al Assad comprendra très vite à qui il a affaire.
L’Occident ne doit pas mollir, ce serait un mauvais signal au reste
du monde, on compte sur vous pour tenir la barre fermement.
Lorsque cette mission humanitaire sera terminée et que Bashar Al
Assad aura fait amende honorable après la tripotée qu’on va lui mettre
tout en le laissant au pouvoir, vous aurez la satisfaction d’avoir
contribué à appliquer en Syrie la théorie du « chaos constructif »
élaborée par des « think tanks » américains à l’époque de George Bush,
en espérant que les grandes entreprises américaines, principales
bénéficiaires du chaos, auront la bonté de laisser aux entreprises
françaises la possibilité de tirer quelques avantages du désordre
institutionnalisé qui a désormais vocation à se substituer à des États
forts comme c’est le cas en Irak ou en Libye. Quelques contrats
pétroliers feraient bien l’affaire de nos grands groupes.
Après cette victoire pratiquement acquise d’avance, il vous
appartiendra de porter ailleurs le message humanitaire universel de la
France. Les crises sont nombreuses dans le monde, la liste des
dictateurs sanguinaires est longue, et des millions d’hommes, de femmes
et d’enfants attendent avec joie que la France puisse les protéger comme
elle s’en est donnée la mission. On pense toujours à l’Afrique qui
arrive au premier rang de nos préoccupations. Mais il y a le feu dans de
nombreuses régions du monde. Une intervention humanitaire en Palestine
serait la bienvenue, vous y songez certainement.
Au Mexique, on estime à 70.000 les morts provoqués par la violence
des groupes criminels et des forces de sécurité et 26.000 disparus
durant de sexennat du Président Calderón (2006-2012). Après la première
année du mandat du Président Peña Nieto, on dénombre déjà 13.000 morts.
En toute logique avec de tels chiffres la population civile mexicaine
devrait être éligible aux bénéfices du programme « obligation de
protéger » concocté par la « communauté internationale », même si
celle-ci se réduit aujourd’hui à la France seule. Au point où nous en
sommes, il faut bien qu’un pays se dévoue pour être l’avant-garde
agissante d’une communauté internationale amorphe et irresponsable,
« ensemble gazeux et incertain » comme a dit Hubert Védrine à propos de
l’Union Européenne. Mieux vaut être seul que mal accompagné. S’agissant
du Mexique, on pourra tirer les leçons de l’intervention militaire
française de 1862 et ne pas répéter l’erreur qui a conduit à la
déconfiture les armées de Napoléon III : déclencher des opérations
militaires injustifiées et lointaines qui dépassent nos forces.
Pour cela il faudra, mais vous l’avez évidement prévu, programmer
davantage de moyens budgétaires, par exemple pour la construction de
nouveaux porte-avions nucléaires, les avions et missiles qui vont avec.
Le « Charles de Gaulle » rend de brillants services lorsqu’il n’est pas
immobilisé dans nos arsenaux pour de trop longues périodes de révision,
mais il aura du mal à répondre seul à toutes les demandes d’intervention
surtout lorsqu’il devra croiser dans des mers lointaines, exotiques et
dangereuses. Je suis sûr que vous saurez persuader nos compatriotes que
dans les circonstances actuelles, le monde occidental, pour poursuivre
sa mission civilisatrice, pilier de la globalisation, devra s’en donner
les moyens budgétaires.
On se souvient des contraintes qui ont empêché les forces françaises
de frapper encore plus massivement la Libye. Leurs stocks de missiles se
sont rapidement épuisés et le budget de la Défense n’avait pas prévu
que l’abominable Khadafi, pourtant ami intime de votre prédécesseur,
serait aussi peu sensible à nos problèmes budgétaires en opposant une
résistance aussi farouche qu’inutile. La population, si elle est bien
informée, acceptera certainement de bon gré l’augmentation des impôts et
les coupes dans les dépenses publiques, notamment sociales, comme les
bourses scolaires pour les français de l’étranger, ainsi que la
réduction des moyens du réseau diplomatique, consulaire, éducatif et
culturel français dans le monde si c’est le prix à payer pour que la
France garde son statut de grande puissance mondiale. Tout est question
de pédagogie.
Monsieur le Président, vous n’êtes pas sans savoir que nos amis et
alliés américains n’ont pas toujours une très bonne image dans le monde.
La France, avec les Présidents De Gaulle, Mitterrand et Chirac, a joui
d’un grand prestige international, justement parce ce qu’elle parlait
d’une voix différente de celle de ses alliés occidentaux. Le Président
Sarkozy a mis fin à cette tradition diplomatique, pensant que la France
avait tout intérêt, dans le contexte de la mondialisation et face à la
montée en puissance de nouveaux acteurs, à se fondre dans « la famille
occidentale » et à réintégrer l’appareil militaire de l’OTAN, c’est à
dire à mettre ses forces conventionnelles sous le commandement
américain.
« O tempora ! O mores ! » comme a dit Ciceron en son temps. Mais vos
Ambassadeurs ont déjà du vous signaler que dans de nombreux pays la
France est désormais perçue comme un relais servile de la politique
américaine. Des épisodes récents, comme l’affaire Snowden avec
l’interception du Président Evo Morales lors de son survol de l’Europe,
ont pu donner cette impression fâcheuse, mais je suis convaincu que vous
n’aurez aucun mal à persuader vos interlocuteurs du monde entier que
cette perception est erronée, car c’est en toute indépendance que vous
avez confirmé l’ancrage de la France dans sa « famille occidentale ».
Enfin, je pense que vous avez réfléchi à la meilleure manière de
protéger les populations mondiales des catastrophes humanitaires
provoquées par le capitalisme mafieux et prédateur à l’origine des
dernières crises économiques et financières. Il est probablement dans
vos intentions de proposer à vos collègues du G7 et du G20 que vous
allez rencontrer au Sommet de Saint Pétersbourg de changer de cap pour
mettre fin à l’économie-casino et à l’empire de la finance sans
contrôle. L’opinion publique mondiale, les chômeurs en Grèce, au
Portugal, en Espagne, en France et ailleurs, apprécieraient
vraisemblablement des frappes chirurgicales sur le FMI, la Banque
Centrale européenne, la City de Londres, quelques paradis fiscaux
« non-coopératifs » ou d’improbables agences de notation qui font plier
les gouvernements.
Une telle cohérence dans l’application de « l’obligation de
protéger » honorera la France et son Président. En continuant sans
relâche sur cette voie et en défendant comme vous le faites le droit
international et les normes fixées par les Nations Unies, il ne fait
aucun doute qu’avant la fin de votre mandat vous rejoindrez votre
collègue et ami Barack Obama dans le club très sélect des Prix Nobel de
la Paix. Vous l’aurez bien mérité.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’assurance de ma très haute et respectueuse considération.
Pierre Charasse, Français de l’étranger, contribuable et électeur.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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