Ali Amar, demainonline, 23/1/2013
Au Maroc, la Fnac et Virgin s’accommodent de la censure
Les deux enseignes de produits culturels récemment installées au
Maroc ne proposent pas les best-sellers qui critiquent le royaume
pourtant en tête de gondole dans leurs magasins français. Petit tour à
Casablanca et Marrakech.
Il a la forme d’un Nautilus géant échoué sur la plage. Le Morocco Mall
est l’un des plus imposants centres commerciaux du continent dit-on. Ce
temple de la consommation au superlatif est à l’image du Maroc
d’aujourd’hui, occidentalisé en façade et très consensuel en dedans.
Sous sa verrière monumentale des milliers de Marocains déambulent,
fascinés par l’orgie des enseignes internationales de prêt-à-porter et
de fast-foods, par son parc de loisirs à l’américaine pour enfants, son
aquarium géant et ses jets d’eau façon Vegas. Même les Galeries Lafayette,
les grands magasins parisiens très prisés par la bourgeoisie aisée, y
ont été transplantés. Mais l’appel à la prière diffusé par mégaphones
plusieurs fois par jour rappelle que nous ne sommes pas en bords de
Seine, mais sur la corniche de Casablanca.
En face des Galeries Lafayette, la Fnac a ouvert son
premier magasin en Afrique. La chaîne française spécialisée dans la
distribution de produits culturels y propose toute sa gamme son, image
et jeux vidéos.
Sa librairie revendique près de 35000 références «la plus grande du pays» annonce fièrement son site internet. «Des livres jeunesse aux bouquins d’histoire ou de psychologie, il y en a pour tous et pour toutes les bourses» écrivait Le Soir Echos à son inauguration. Vraiment?
Plutôt exigu, son espace est largement dédié à la littérature
religieuse. Corans et textes d’exégèse de l’Islam y tiennent une place
prépondérante. Des livres d’enfants, de cuisine etc. et quelques romans
populaires francophones complètent l’offre mise en valeur. De rares
documents d’actualité donnent la part belle aux essais politiques
français. Ceux notamment qui traitent de la débâcle de Sarkozy ou de la
victoire de Hollande et de ses péripéties conjugales sont exposés en
tête de gondole.
«Nous ne l’avons pas en catalogue»
Un vendeur du rayon livres s’affaire à mettre en place des BD de Tintin. L’occasion de le questionner.
-«Bonjour, je cherche «Le roi prédateur», le best-seller sur Mohammed VI paru il y a quelques mois au Seuil»
-«Ah oui, euh, nous ne l’avons pas monsieur»
-«Ah bon? Pourtant il cartonne à la Fnac à Paris»
-«Oui, oui, mais nous ne l’avons pas en catalogue»
-«Pourquoi donc? Il est censuré au Maroc , c’est bien ça ?»
-«Je n’ai pas de réponse à votre question, il faut voir avec l’éditeur ou avec le distributeur local»
-«Mais je crois savoir que vous importez directement vos livres, je me trompe?»
-«Écoutez, nous ne l’avons pas en catalogue, c’est tout ce que je peux vous dire. Il y a «Le jour du roi», si vous voulez une sortie récente sur le Maroc»
-«Je ne cherche pas ce roman mais un essai dont tout le monde parle au Maroc»
-«Désolé monsieur » conclut quelque peu agacé l’employé de la Fnac.
Direction Marrakech. La ville s’est offert aussi un
centre commercial avec fontaines et escalators. A Al Mazar situé dans le
nouveau quartier touristique et résidentiel, Carrefour a inauguré un nouveau supermarché. Dans la même galerie marchande, Virgin a ouvert ses portes.
Et là aussi, la même scène se répète :
-«Bonjour, je cherche «Paris-Marrakech», paru chez Calmann-Lévy en janvier dernier»
-«Regardez dans le rayon des livres touristiques au fond»
-«Non, non, c’est un livre politique qui traite des relations
incestueuses entre élites françaises et marocaines, la presse en a
beaucoup parlé vous savez»
Le vendeur pianote un instant sur son clavier.
-«Répétez-moi le titre s’il vous plaît»
-«Paris-Marrakech, luxe, pouvoir et réseaux»
-«Non, il n’est pas disponible»
-«Ah bon, il parle pourtant de Marrakech, je me suis dit qu’ici il
serait naturellement très demandé…Et il était classé parmi les
meilleures ventes dans votre magasin des Champs-Elysées… »
-«Oui, mais ici il n’existe pas»
Comme pour la presse, les livres qui écornent la sacro-sainte trinité
monarchie-religion-sahara sont passés systématiquement par un bureau de
censure du ministère de la communication. «Il n’y a pas de liste
officielle. L’intervention dépend des contenus de chaque livre :
omission volontaire ou involontaire de l’expression «Sahara marocain»
dans les ouvrages contenant des cartes géographiques, contenu à
caractère pornographique, propagande anti-Islam ou encore des livres
touchant aux sacralités du pays. Une fois ces livres détectés ou
commandés, nous les exposons à Monsieur le ministre pour qu’il décide de
leur sort… » avouait une responsable dudit ministère.
«Comme vous embarquez pour Rabat… »
Retour à Paris à la Fnac rue de Rennes. Au rayon Maghreb, les deux livres introuvables au Maroc sont estampillés «Coup de cœur des vendeurs».
A l’un d’eux qui manipule une pile du «Roi prédateur»:
-«Bonjour, ce livre se vend bien n’est-ce pas ?»
-«Oui, beaucoup»
-«Et quel genre de clientèle l’achète?»
-«Je ne saurais vous dire, mais nos clients marocains de passage à
Paris en prennent souvent plusieurs exemplaires à la fois, çà c’est
sûr»
-«Saviez-vous qu’il est introuvable à la Fnac de Casablanca?»
-«Non, en fait je ne savais pas qu’il y avait une Fnac au Maroc à vrai dire»
Aéroport d’Orly-Sud au passage à la caisse dans un kiosque Relay pour
l’achat de «Mohammed VI, le grand malentendu» paru chez Calmann-Lévy en
2009: Il en reste encore une jolie pile.
-«Vous voulez que je vous l’emballe dans un papier cadeau? »
-«Non, c’est pour moi»
-«J’ai bien compris monsieur, mais tout le personnel navigant de
la Royal Air Maroc me demande de l’emballer. Vous savez, il est interdit
là-bas, ils préfèrent être discrets…et comme vous embarquez pour
Rabat… Ce sera tout?»
-«Oui, ce sera tout, merci»
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