Par Jaouad Mdidech. La Vie éco, 29/3/2011
Deux ans et demi après sa création, l’Instance centrale de prévention de la corruption se sent à l’étroit dans les limites fixées par son décret de création. Elle ne dispose pas de pouvoir d’investigation et se révèle être incapable d’aller plus loin que la sensibilisation. Son président réclame une transformation majeure.
Nommé en septembre 2008 à la tête de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC), Abdeslam Aboudrar juge, deux années et demie après, cette instance incapable dans son état actuel de remplir pleinement son rôle. Il demande sa restructuration sur de nouvelles bases, en la dotant d’une autonomie et d’une autorité suffisantes, de prérogatives larges, et de ressources financières conséquentes. Toutes les conditions sont maintenant réunies, considère-t-il, pour introduire ces changements et faire de l’instance une structure institutionnellement forte en phase avec la dynamique démocratique que connaît le Maroc depuis le 20 février et le discours du Roi du 9 mars.
L’actualité interpelle votre instance. L’une des revendications du mouvement du 20 Février est la lutte contre la corruption, ces jeunes crient halte à l’impunité, que répondez-vous ?
Il faut dire que ce que demandent ces jeunes, nous l’avons nous-mêmes constamment appelé de nos vœux. Quand l’ICPC a été mise en place, nous avons estimé que l’un des gages pour la réussite de son entreprise est justement l’existence dans la société et dans les institutions publiques d’un sentiment d’urgence face à ce fléau qu’est la corruption. Tout changement en profondeur commence par là, par ce sentiment d’urgence. «Trop c’est trop» et tout le monde se dit qu’il faut faire tout ce qui est en notre possible pour réussir notre challenge. Ce qui est à noter maintenant, c’est que ce sentiment d’agir d’urgence devient général, au sein de l’Etat comme au sein de l’opinion publique, donc c’est un acquis et ça nous conforte dans notre mission : doter le pays d’une stratégie, c’est-à-dire d’objectifs clairs, des responsabilités bien définies et bien réparties, avec des ressources suffisantes et des délais pour concrétiser chacune de ces actions. Sans cela, tous les plans que nous échafaudons ne serviront qu’à la consommation extérieure, des vœux pieux. Cette effervescence que vit notre société est un atout pour aller de l’avant et mettre réellement en œuvre ce que nous avons proposé dans la création de cette instance depuis un peu plus de deux ans.
Vous vous plaignez d’insuffisance de moyens pour mener votre travail, serait-ce la seule entrave ?
Ce n’est pas qu’une question d’insuffisance de moyens, tout est lié en fait. Notre rapport, je vous le rappelle, contient pas moins de 113 mesures concrètes et prêtes à être appliquées. Elles couvrent depuis le champ juridique jusqu’aux actions sectorielles, en passant pas la moralisation et la transparence dans la vie politique, par la responsabilisation et la dynamisation du rôle du Parlement. Tous les champs sont couverts dans ce rapport. La volonté politique du gouvernement existe, certes, mais nous avons besoin de plus que cela, nous avons besoin d’actes concrets. Doter en premier lieu l’instance de véritables prérogatives qui lui permettent d’assumer ses missions et lui donner en deuxième lieu l’indépendance et l’autorité suffisantes pour bien faire son travail.
Il s’agit plus d’autorité que d’indépendance en fait : nous avons certes, le droit de réclamer des informations, mais nous n’avons aucune garantie que ces informations nous soient fournies. En troisième lieu, donner plus de moyens à l’instance. Nous élaborons des programmes; pour les appliquer, il faut des ressources. Il y a des milliards de dirhams, soit de détournement, de manque à investir, de manque à gagner pour la population, on pourrait bien dégager quelques dizaines de millions de dirhams annuellement de plus pour faire des enquêtes, des études, mettre en place des délégations régionales pour surveiller de près ce qui se passe dans les régions. Doter l’instance donc de l’autorité et des ressources, voilà ce que nous réclamons, ni plus ni moins.
Si je comprends bien, vous ne voulez plus rester une simple instance de prévention…
Au début, nous étions convaincus que dans la prévention, il y a déjà beaucoup à faire. En un mot, la prévention c’est la mise en place d’un système national d’intégrité. C’est un champ énorme, qui induit des réformes structurelles majeures, économiques dans le sens de la démonopolisation, politique dans le sens de la transparence, administrative dans le sens de la simplification des procédures et l’administration électronique, judiciaire dans le sens de la réforme de la justice. Ce sont des réformes de base qui font les fondations de ce système. Il y a des piliers dans ce système d’intégrité, c’est la volonté politique du gouvernement et son action, le rôle du Parlement, des institutions de gouvernance, du secteur privé, de la société civile, des médias… c’est déjà énorme. Mais nous nous sommes rendu compte que la prévention sans la sanction ne fait que verser de l’eau dans le moulin de l’inapplication des lois. Je rappelle toujours cet exemple : le meilleur code de la route ne peut être appliqué s’il n’y a pas de sévérité nécessaire pour le faire respecter. Sans cela, il se transforme en décor. C’est exactement la même chose en matière de corruption. Il faut absolument que le volet application de la loi et sanction suivent.
Voulez-vous dire qu’il faut lutter contre l’impunité et que la justice doit rouvrir les dossiers que l’on connaît en matière de corruption et d’abus de pouvoir ?
Bien entendu, il y a des dossiers comme ceux du CIH, de la CNSS, de la BNDE et d’autres, ouverts depuis une décennie ou plus, qui n’aboutissent pas encore à des conclusions, par des sanctions contre les contrevenants et/ou des acquittements. Mettre fin à l’impunité est un passage obligé vers plus de transparence et de lutte contre la corruption : c’est une revendication de tout le mouvement des droits de l’homme marocain et même de l’opinion publique en général.
C’est l’essence même de votre travail, et le décret de création de votre instance ne dit pas autre chose, et vous le saviez dès le départ. Sinon il faudra adopter un autre texte…
Justement, c’est cette impuissance qui nous a amenés à réfléchir à notre texte de création et dire qu’il faut absolument que notre champ d’action soit élargi pour embrasser ne serait-ce qu’une capacité d’investigation, un droit effectif d’information auprès de tous les acteurs publics et privés, avec une obligation juridique de nous répondre pour que nous puissions assurer notre rôle. Nous avons préparé à cet égard une plate-forme que nous avons remise au gouvernement, mais toujours pas de réponse.
C’est dire qu’il s’agit moins de manque de moyens que de volonté politique…
C’est lié en fait. La volonté politique n’est effective que si elle est suivie par des actes. Cela veut dire traduire des slogans en actions concrètes, avec un plan d’action et des ressources meilleures…Le volet ressources est très important. Certains disent qu’on peut prendre des mesures sans engager le moindre sou, cela n’existe nulle part. Une simple communication autour d’une action coûte de l’argent, soyons clairs là-dessus.
Une nouvelle donne : le discours du Roi du 9 août sur la réforme constitutionnelle. En quoi interpelle-t-il votre instance ?
Les sept axes traités par le Roi interpellent d’une façon ou d’une autre notre instance. Renforcer le pouvoir du Premier ministre lui donnera plus de latitude à agir pour renforcer notre mission. Idem pour un Parlement et une justice dotés de pouvoirs élargis. Cela dit, deux axes nous interpellent particulièrement dans le discours royal: la moralisation de la vie publique, et l’érection au niveau de la constitution d’instances de gouvernance. Nous estimons que l’ICPC en est une, et capitale. Cette instance est créée par décret, comme vous dites, ce qui n’est pas sans importance, mais si elle est érigée en organe constitutionnel cela lui donnerait le pouvoir et l’autonomie dont elle a besoin pour être plus efficace. Partout dans le monde, les institutions qui sont créées par la force de la Constitution ont davantage d’autorité pour assumer leur rôle. Cela ne suffit pas, j’en conviens, encore faudra-t-il que le texte même de création, qu’il soit une loi ou un dahir, stipule cette indépendance et dote l’instance des prérogatives, de l’autorité et de la structuration nécessaire pour qu’elle soit à la hauteur de cette mission constitutionnelle.
La constitutionnalité de l’instance est-elle une recommandation de la Convention des Nations Unies de lutte contre la corruption ?
Elle ne le stipule pas expressément, elle laisse plutôt la liberté aux Etats de choisir leur système institutionnel et juridique, mais elle insiste beaucoup sur l’autorité, l’indépendance et les moyens suffisants pour que ce genre d’organes joue son rôle comme il se doit. Ces institutions existent à travers le monde il y a plus d’une dizaine d’années, et l’expérience a montré que leur échec ou leur succès en matière de lutte ou de prévention contre la corruption sont fonction de la force institutionnelle que l’Etat leur donne. Un positionnement institutionnel faible ne peut que conduire à l’échec. Un décret du Premier ministre laissera toujours notre instance à la merci de la Primature, elle sera toujours dépourvue de l’autonomie et de l’autorité dont nous avons besoin. Cela dit, ériger notre instance en organe constitutionnel n’est pas une sinécure, il ne fera que nous donner davantage de responsabilités.
Concrètement, que proposez-vous pour pousser à ce changement de statut ?
Il y a eu une coïncidence heureuse : notre assemblée plénière, qui a lieu tous les trois mois, s’est tenue quatre jours après le déclenchement du mouvement du 20 Février, et dans cette même réunion nous avons eu comme plat de résistance deux textes majeurs. Un projet de loi sur la protection des victimes, des témoins et des dénonciateurs de corruption. L’autre texte est justement une plate-forme pour la réforme des pouvoirs de l’ICPC. Ces deux textes ont été débattus et approuvés, et nous les avons remis au gouvernement. Nous avions débattu aussi un document que j’ai moi-même préparé, rappelant notre rapport de 2009. Ce dernier, rappelons-le, est une pièce maîtresse de notre action, toutes les mesures qu’il contient sont prêtes à être mises en œuvre, et le Premier ministre s’est engagé dans ce sens. Jusqu’à aujourd’hui, rien n’a été fait, aucun résultat. On a bien eu l’annonce par le gouvernement d’un Plan d’action de lutte contre la corruption, mais il n’a jamais été suivi d’effets, aucun calendrier, aucune mesure sur la stratégie annoncée, encore moins sur le renforcement des prérogatives de l’instance et de ses moyens.
Nous avons donc rappelé les cinq axes, d’une importance majeure : le premier concerne la démarche elle-même, car on ne peut plus se contenter de catalogues de mesures lancés sans suivi. Nous demandons des engagements, avec des objectifs, des acteurs désignés, des ressources allouées, des délais et des indicateurs de mesures. Le deuxième axe : mettre fin à l’impunité. Les corrupteurs et les corrompus ont pignon sur rue, dans le domaine judiciaire, de l’habitat, et dans d’autres. Ce sera un signal très fort que de mener des actions contre ceux-là. Nous n’appelons pas à une énième campagne d’assainissement, mais à l’application de la loi tout simplement. Troisième axe : de nouvelles institutions sont créées, le CES et le CNDH, d’autres existent déjà, il serait inadmissible que chacune d’elles travaille dans son coin, sans se concerter avec les autres. Il faut qu’elles travaillent ensemble et en symbiose, au lieu de se marcher sur les pieds ou de s’ignorer. Autre axe : la réforme de la justice. Qu’attendons-nous pour le faire ? Dernier axe : il y a une multitude de programmes d’actions, comme la simplification des procédures ou l’administration électronique, les numéros verts, la transparence dans la vie politique, qu’attendons-nous pour mettre tout cela en œuvre ?
Nous assistons actuellement à une effervescence démocratique et citoyenne qui appelle des réformes majeures. Le discours royal en est une bonne porte d’entrée. D’emblée, il s’attaque à la réforme institutionnelle, mais la démocratisation générale a aussi beaucoup d’autres aspects, dont celui de la bonne gouvernance. Il faut se mettre au travail tout de suite ; des chantiers comme la lutte contre la corruption sont de longue haleine.
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