Par Chakib Alami pour L'Express, 17/2/2012
Manifestation à l'appel du Mouvement des Jeunes du 20 février à Rabat, le 30 juin 2011.
En 2011, la vague protestataire marocaine a révélé le désir de la jeunesse de s'impliquer dans la vie politique et sociale du royaume. Mais comment apprendre à intervenir dans le débat public ? L'Express a rencontré six "jeunes engagés", acteurs de demain.
C'était il y a tout juste un an, le 20 février 2011. Un mois après la chute, en Tunisie, de la dictature, un groupe de cybermilitants appelle sur Facebook les jeunes Marocains à manifester dans les rues des grandes villes du royaume, pour une "monarchie parlementaire démocratique". Festives, les premières manifestations rassemblent internautes laïques, gauchistes et islamistes. Surfant habilement sur la vague, le roi annonce dès le mois de mars une réforme des institutions qui répond partiellement aux attentes de la rue. Le mouvement va alors perdre sa cohésion et finalement s'essouffler. Sans doute était-il trop hétéroclite pour s'inscrire dans la durée. Cette prise de parole collective aura au moins eu le mérite de poser publiquement la question du renouvellement des élites dans un pays dont la classe politique, sclérosée, peine à accueillir les générations montantes (Lire la génération Internet au Maroc). Elle aura aussi mis en évidence l'existence d'une jeunesse formée et citadine, désireuse de s'engager dans le débat politique et social.
la fondation friedrich-ebert
Créée en 1925 pour perpétuer l'héritage politique du social-démocrate Friedrich Ebert, la fondation qui porte son nom est la plus ancienne fondation politique allemande. Fermée par les nazis en 1933 et recréée en 1946, elle a notamment pour objectif de promouvoir une éducation politique et sociale "dans un esprit de démocratie et de pluralisme". Reconnue d'utilité publique, elle est présente dans une centaine d'Etats. Ses programmes visant au renforcement des sociétés civiles dans les pays en transition sont très largement financés par le ministère allemand de la Coopération économique et du développement.
Qui sont ces jeunes militants ? L'Express est allé à la rencontre de quelques-uns d'entre eux inscrits dans le programme Réseau des jeunes marocains engagés, mis en place par la fondation allemande Friedrich-Ebert. Ce projet vise à qualifier, à travers une formation adaptée, des jeunes de 20 à 30 ans, préalablement sélectionnés pour leur aptitude à devenir des acteurs de la vie sociopolitique du royaume. Conférences, débats, conception de microprojets : il s'agit pour les formateurs de la fondation de les aider en leur donnant les outils et les méthodes qui souvent font défaut dans l'action militante. La sélection s'opère à partir d'un entretien individuel, mais aussi sur la base du comportement des candidats au sein d'un groupe. Des programmes similaires existent, ou sont en passe d'être créés, en Algérie, en Tunisie, en Jordanie, au Liban et en Egypte.
Au Maroc, où l'opération a été lancée en 2010, une douzaine de lauréats faisait partie de la première promotion. Pour la seconde, 26 candidats ont été sélectionnés en décembre. Ils se sont retrouvés le 28 janvier dernier à Rabat pour leur première session de formation. Pendant un an, d'un week-end à l'autre, ils affûteront leurs capacités d'analyse, apprendront la dynamique de groupe, la gestion de projets, l'organisation d'événements, la modération d'un débat ou la communication. Ils auront aussi à débattre, avec des personnalités diverses, de questions d'actualité, à commencer par le changement issu des élections législatives de décembre 2011 ou les perspectives des mouvements de protestation et participeront à des tables rondes avec d'autres jeunes, au Maghreb et en Allemagne.
L'Express a rencontré une demi-douzaine de ces "jeunes engagés", acteurs de demain. Quatre d'entre eux sont issus de la première promotion, deux font partie des candidats retenus pour la session 2012. Voici leurs histoires.
Mehdi Benkhouja : refonder La Gauche
Mehdi Benkhouja, 25 ans, étudiant en sciences politiques à Salé, veut construire une alternative au conservatisme.
Mehdi Benkhouja, 25 ans, étudiant en sciences politiques à Salé, veut construire une alternative au conservatisme.
Chakib Alami pour L'express
La politique, il est tombé dedans quand il était petit. Issu d'un milieu plutôt intellectuel, fils d'un militant communiste, il vient de terminer, à 25 ans, un master de sciences politiques à l'université de Salé. Convaincu que le vrai changement passe par les formations politiques, il adhère en 2007 à l'Union socialiste des forces populaires (USFP), le grand parti de la gauche gouvernementale marocaine. Très vite, il inscrit son action au sein de l'aile réformatrice de ce parti largement dominé par ses apparatchiks. Dès le début de l'année 2011, il s'engage à fond dans le Mouvement du 20 février. Il est de toutes les manifestations et devient l'un des principaux animateurs des jeunes "usfpéistes févriéristes". Le petit groupe de militants s'efforce à la fois d'exister aux côtés des partis et groupuscules de gauche et d'extrême gauche qui animent le "printemps marocain", et d'aiguillonner les caciques de l'USFP, davantage tentés par les strapontins ministériels que par l'aventure de l'opposition. Un activisme payant, puisqu'en décembre les instances du parti décident finalement, après quelques hésitations, de ne pas participer au gouvernement de l'islamiste Abdelilah Benkirane. Aujourd'hui, Mehdi est engagé dans un autre combat : refonder un grand parti social-démocrate capable de rassembler les différents courants de la gauche et l'ensemble des forces populaires, afin de créer "une alternative au conservatisme".
Lhoussaine Aït Brahim : à l'écoute de la base
Lhoussaine Aït Brahim, 28 ans, n'exclut pas de se présenter aux élections communales d'Azizal, sa ville d'origine.
Lhoussaine Aït Brahim, 28 ans, n'exclut pas de se présenter aux élections communales d'Azizal, sa ville d'origine.
Chakib Alami pour L'express
Originaire d'Azilal, au coeur du pays berbère, il revendique fièrement son identité amazigh. A 28 ans, après des études de droit, Lhoussaine Aït Brahim a fait partie de la première promotion d'agents de développement social formés par l'université de Marrakech. Très attaché à ses racines locales, il a créé avec quelques autres, à Azilal, une association de développement local qui multiplie les initiatives en direction des jeunes : lutte contre le tabagisme et la drogue, accès à Internet, insertion dans le débat public, activités sportives... Lui qui n'a jamais voté et ne s'est même jamais inscrit sur les listes électorales n'exclut pas de se présenter aux prochaines élections communales. A Azilal, bien sûr. "La démocratie, dit-il, doit partir de la base. Ces élections-là touchent le citoyen, elles le concernent directement." Pour cela, il lui faudra sans doute choisir l'étiquette d'un parti, et c'est bien ce qui le fait hésiter car il avoue ne pas vraiment savoir où se positionner sur un échiquier politique qui ne l'enthousiasme pas. S'il franchit le pas, il ne rejette pas l'idée de briguer d'autres mandats, régionaux ou nationaux. Mais il estime "indispensable" d'avoir d'abord une expérience locale.
Naoufal Bouzid: "Citoyen du monde"
Naoufal Bouzid, 23 ans, a fondé un club des droits de l'homme dans son école. Il rêve d'une carrière internationale.
Naoufal Bouzid, 23 ans, a fondé un club des droits de l'homme dans son école. Il rêve d'une carrière internationale.
Chakib Alami pour L'express
Après un passage sur les bancs de la faculté de médecine, ce fils de fonctionnaire est aujourd'hui, à 23 ans, en quatrième année à l'Ecole nationale de commerce et de gestion d'El Jadida. Naoufal Bouzid avoue préférer, et de loin, le marketing et la communication à la vente et rêve d'une carrière internationale. "Je me sens, dit-il, un citoyen du monde." Membre, depuis quelques années déjà, d'Amnesty International, il dit apprécier que cette ONG ait choisi de mener le combat des droits de l'homme à l'échelle de la planète. En 2011, il a mis sur pied un club des droits de l'homme dans son école, avec le soutien d'Amnesty. Via une pétition, ce club a participé, au printemps dernier, à une campagne menée par plusieurs associations pour demander que l'embauche d'aides ménagères de moins de 15 ans - les "petites bonnes" - soit interdite. Naoufal est resté à l'écart du Mouvement du 20 février : "Le mouvement était essentiellement composé d'extrémistes de gauche et d'islamistes, je ne me reconnais dans aucun de ces deux camps." Ce qui ne l'a pas empêché de boycotter le référendum sur la Constitution, parce qu'il trouvait que le roi n'était pas allé assez loin dans les réformes. "Je suis, dit-il, un monarchiste critique."
Jihane Hannane: la cause des femmes
Jihane Hannane, 20 ans, étudiante en mathématiques, milite à l'Association démocratique des femmes du Maroc.
Jihane Hannane, 20 ans, étudiante en mathématiques, milite à l'Association démocratique des femmes du Maroc.
Chakib Alami pour L'express
A 16 ans, elle adopte le hidjab, sans trop se poser de questions. Elle a toujours vu sa mère le porter... A 20 ans, en jean et blazer, elle milite pour la cause des femmes, se dit "plutôt laïque" et rêve d'une carrière politique. C'est en terminale que tout a basculé. Jihane Hannane enlève son voile. "Quand je me regardais dans la glace, explique-t-elle, j'avais l'impression que c'était une autre, que cela ne correspondait ni à ce que j'étais, ni à ce que je voulais devenir." Grande lectrice, elle découvre aussi de nouveaux auteurs : Simone de Beauvoir et son Deuxième Sexe, puis Elisabeth Badinter. Aujourd'hui, l'étudiante partage son temps entre la faculté des sciences de Rabat, où elle prépare un master en mathématiques et informatique appliquée, et l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) qui a fait de la parité entre les sexes et de la participation des femmes à la vie publique l'un de ses principaux chevaux de bataille. Un combat qui est loin d'être gagné : le nouveau gouvernement, à majorité islamiste, ne compte dans ses rangs qu'une seule femme... Jihane est bien décidée, plus tard, à faire de la politique. Après son master d'informatique, elle envisage déjà de s'inscrire en droit pour compléter son cursus. Le plus difficile sera de choisir une formation. "Ce sera forcément un parti progressiste. Mais aucun de ceux qui existent actuellement ne m'attire. Pour l'instant, je ne me vois nulle part", confie la jeune femme.
Mehdi Bouchoua: changer le système
Mehdi Bouchoua, 23 ans, étudiant en droit, est l'un des fondateurs du mouvement du 20 février.
Mehdi Bouchoua, 23 ans, étudiant en droit, est l'un des fondateurs du mouvement du 20 février.
Chakib Alami pour L'express
Tignasse bouclée, blouson à capuche, Mehdi Bouchoua est, depuis le 20 février, de toutes les manifestations. Ce fils de militant - son père, opposant de gauche et grand admirateur de Mehdi Ben Barka, a fait sept ans de prison dans les années 1970 - est, à 23 ans, l'un des initiateurs du Mouvement du 20 février. Très impliqué, depuis le lycée, dans l'Association marocaine des droits humains (AMDH) découverte lors d'une colonie de vacances, membre du Parti de l'avant-garde démocratique et socialiste, une petite formation de la gauche radicale, il est de ceux qui militent dès le début de l'année 2010 pour que le Maroc ne reste pas à l'écart de la vague protestataire née en Tunisie. Il fait partie, en février, du petit noyau - une quinzaine de jeunes - qui se réunit dans un local de l'AMDH à Rabat pour organiser la première manifestation et lancer, sur une vidéo diffusée sur la Toile, le premier appel à descendre dans la rue. Il est aussi de ceux qui décident de continuer en dépit de la nouvelle Constitution octroyée par le roi. "Dans le contexte actuel, affirme-t-il, un démocrate ne peut pas être dans le système. Il doit être dans la rue." L'essoufflement du mouvement ne l'inquiète pas. "Au Maroc, nous sommes confrontés à un régime semi-autoritaire qui sait aussi réagir sur le terrain politique. Ce sera donc, forcément, un processus long." Quand il ne milite pas, il poursuit ses études à la faculté de droit de Marrakech où il devrait terminer cette année un master en droit de l'homme et libertés publiques. Avant, peut-être, de s'inscrire en doctorat. Les mécanismes internationaux de défense des droits de l'homme l'intéressent et il se verrait bien, plus tard, travailler pour une organisation internationale spécialisée dans ce domaine.
Majdouline Lyazidi: contre le harcèlement sexuel
Majdouline Lyazidi, 21 ans, passionnée de théâtre, milite activement pour la défense des libertés individuelles.
Majdouline Lyazidi, 21 ans, passionnée de théâtre, milite activement pour la défense des libertés individuelles.
Chakib Alami pour L'express
A 21 ans, après une licence de français, elle espère décrocher, à la fin de cette année universitaire, un master en médiation culturelle. Passionnée de théâtre, Majdouline Lyazidi a joué dans une troupe amateur et pratiqué un peu la mise en scène, comme assistante. Mais actuellement, sa principale préoccupation est ailleurs : cette militante des droits de l'homme, membre depuis quatre ans d'Amnesty International, projette d'organiser au Maroc une marche des femmes contre le harcèlement sexuel.
Si elle y parvient, ce sera une première dans le royaume. Il y a quelques mois, ayant appris que des féministes avaient organisé à Toronto (Canada) la première slut walk - ou "marche des salopes" - et que d'autres allaient suivre, dans d'autres villes, elle a pris contact avec les organisatrices. Forte de leurs encouragements, elle a mobilisé d'autres jeunes, via les réseaux sociaux sur Internet, puis convaincu une association marocaine, l'Union de l'action féminine, de parrainer son projet. La marche, baptisée Women Choufouch (ce dernier terme, populaire, fait référence à la drague), aura lieu en principe en avril à Rabat... si les autorités donnent leur accord. Un combat que Majdouline inscrit dans la défense des libertés individuelles, la cause qui lui tient le plus à coeur. La jeune femme, qui avoue une certaine méfiance vis-à-vis de la politique politicienne, "trop loin de la réalité des gens", ne se voit pas faire une carrière politique. Mais elle compte bien poursuivre son engagement dans la vie associative.
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