Journalistes soupçonnés de chantage : une aubaine pour le régime marocain
LE MONDE
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Par Charlotte Bozonnet
Du pain bénit pour le Palais royal. L’affaire impliquant les deux journalistes français Eric Laurent et Catherine Graciet, accusés d’avoir voulu faire chanter le roi du Maroc, est une aubaine pour un pouvoir marocain qui ne goûte guère les critiques sur sa gestion. Au-delà du fait divers, l’affaire jette un voile de suspicion sur ceux, journalistes notamment, qui enquêtent de façon indépendante sur le régime. Désormais, le Palais royal aura beau jeu de discréditer les critiques venues de l’étranger.
Les éléments aujourd’hui connus sont accablants pour les deux journalistes. Aucun doute que des rencontres
ont bien eu lieu, qu’un accord financier a été scellé entre l’émissaire
du Palais, l’avocat Hicham Naciri, et les deux journalistes, et que la
contrepartie était la non-publication d’un ouvrage critique sur le
makhzen. L’enquête
et l’affrontement des avocats porteront sur l’origine de la transaction
: qui le premier a été à l’initiative du deal financier ? Les deux
journalistes dénoncent un piège tendu par le Palais qui, lui, affirme
n’avoir fait que répondre
à la demande des accusés.
Sur le plan judiciaire, la question est
cruciale – les deux journalistes étant poursuivis pour extorsion de
fonds et chantage –, mais sur le fond, il est secondaire : chantage ou
pas, des journalistes ont été prêts à taire des informations contre de l’argent. Le mal est fait.
L’affaire touche deux nerfs sensibles d’un pouvoir marocain qui,
après des débuts encourageants, renâcle à s’ouvrir : la presse et
l’image du régime à l’étranger. La presse marocaine d’abord. L’espoir
d’une ouverture était apparu après l’arrivée en 1999 sur le trône de
Mohammed VI, un roi jeune, moderne. Des journaux avaient alors vu le
jour. Ce fut la grande époque du Journal hebdomadaire, créé en 1997 (sous Hassan II) et réputé pour son indépendance. Las, la vis s’est resserrée dès 2001 après les attentats du 11-Septembre,
puis plus durement après ceux de 2003 à Casablanca. De pressions
financières en ennuis judiciaires, nombre de journalistes indépendants
ont cessé d’exercer ou sont allés vivre à l’étranger.
Incessantes tracasseries
La critique venue de l’étranger, ensuite : c’est la bête noire du système marocain, qui met un soin tout particulier à préserver
sa réputation internationale. Le pouvoir met en avant l’image d’un pays
stable, sûr et ouvert, doté d’une économie émergente, un pays en
transition vers la démocratie, à rebours d’une région en plein chaos.
Sur la liberté d’expression et d’association ou la politique migratoire, les autorités n’apprécient pas du tout les rapports d’organisations internationales qui peuvent mettre
en cause certaines de ses pratiques. En matière de droits de l’homme,
le royaume a signé plusieurs conventions internationales, mis sur pied
un Conseil national, il a même organisé en 2014 le Forum mondial des
droits de l’homme. Sans convaincre pour autant.
Ceux qui contribuent à brouiller
cette image sont mal vus. En particulier, les structures qui
bénéficient d’un écho au-delà des frontières du royaume. La première
d’entre elles, l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH),
principale association de défense
des droits de l’homme du pays, fait l’objet depuis un an d’incessantes
tracasseries. Près d’une centaine de ses activités ont été empêchées
sous des prétextes divers. En 2011, l’AMDH avait soutenu le mouvement du
20 février et ses revendications pour plus de démocratie, dans le
sillage des « printemps arabes ». Avec ses 93 sections locales
implantées dans tout le pays, l’association est aussi une mine
d’informations pour toutes les ONG internationales.
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Anicroches régulières
Dans cette logique,
la presse française, dont les relations avec le makhzen ont souvent été
tumultueuses, cumule toutes les tares. La publication en 1990 du livre
de Gilles Perrault, Notre ami le roi, qui révélait la face
sombre du règne d’Hassan II, avait fait l’effet d’une bombe dans les
relations franco-marocaines. Les anicroches sont régulières. En février,
deux journalistes français ont été expulsés du pays au motif qu’ils
n’avaient pas d’autorisation administrative de travail.
Dans l’affaire Eric Laurent-Catherine Graciet, l’impact est d’autant
plus dommageable que les deux auteurs avaient déjà publié un livre
critique sur le roi et son entourage en 2012, Le Roi prédateur. Désormais, les journalistes, marocains ou français, qui voudront enquêter sur le makhzen seront confrontés à un diffus soupçon de malhonnêteté.
L’affaire a, pour le Maroc, un parfum de revanche après l’année de brouille diplomatique qui l’a opposé à la France. Rabat avait décidé, en février 2014, d’interrompre sa coopération judiciaire avec Paris après que son chef du contre-espionnage, Abdellatif Hammouchi, eut été convoqué par la justice
française, à cause de plusieurs plaintes pour torture déposées par des
ONG françaises. L’affaire a provoqué l’ire des autorités marocaines et
perturbé les relations bilatérales pendant un an, jusqu’à la signature
d’un nouvel accord de coopération judiciaire, en février, clairement
conçu pour éviter qu’une telle mésaventure ne se reproduise.
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Officiellement, le Palais n’a pas commenté l’affaire Laurent-Graciet. Il faut, pour mesurer sa satisfaction, lire la presse et les titres connus pour être proches du pouvoir. Depuis une semaine, les portraits des deux journalistes barrent la « une » de nombreux quotidiens du pays. « A l’hégémonie et l’emprise des médias occidentaux sur l’opinion publique et les décideurs au Maroc, la presse marocaine dit… basta ! », titrait en début de semaine le quotidien Aujourd’hui le Maroc.
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Charlotte Bozonnet
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