Abderrahmane Boujeldli et le « groupe de Fès » : bientôt 20 ans dans le couloir de la mort à la prison de Kenitra
par Luk Vervaet, 5/6/2014
Première
partie : le procès.
Les
événements datent d'il y a vingt ans. Avec en filigrane : les
années de plomb du Roi Hassan II ; la guerre américaineTempête
du désert, « Desert Storm », en 1991 contre l'Irak ;
la guerre civile en Algérie qui débute en 1991, suite au coup
d'état de l'armée algérienne et l'annulation des résultats des
élections gagnées par le FIS.
C'est
dans ce climat politique que trois attaques à main armée ont été
commises au Maroc. Une en novembre 1993 à Oujda et Casablanca,
qui a fait deux blessés. Deux autres attaques, en août 1994 à
Casablanca et à un hôtel à Marrakech, faisant deux morts et un
blessé. Le ministre de l'intérieur marocain de l’époque, Driss
Basri, parle d'une opération téléguidée par « les
services algériens »,
puis « d'une
organisation marocaine islamique proche du FIS algérien »,
puis l'acte d'accusation se contente d'évoquer «un
réseau islamiste commandité de l'étranger».
Dans
la presse, on parle d'une « d'une
filière islamiste franco-maghrébine ayant lancé ses militants à
l'assaut du Maroc, après les avoir entraînés au Pakistan, avant de
confier à certains d'entre eux des missions en Bosnie et en Algérie.
L'histoire d'un réseau vraisemblablement infiltré par certains
services marocains »
(Libération, 18 janvier 1995).
Six
jeunes venus des banlieues françaises..
Sur
le bancs des accusés au tribunal de Fès, six jeunes venus des
banlieues françaises : Stéphane 23 ans, Redouane, 24 ans,
Kamel, 26 ans, Abdeslam, 25 ans, Abderrahmane, 24 ans, et Hamel, 28
ans.
Avec
eux, onze autres personnes, jugées en tant que leurs complices
marocains.
Encore
deux autres personnes : Tarek Falah, considéré comme le tireur
dans l'hôtel de Marrakech, et Abdelilah Ziyad (alias Rachid),
considéré comme le commanditaire de l'opération, ont été arrêté
en Allemagne puis extradé vers la France pour y être jugé.
En
France, toujours dans la même affaire, le juge antiterroriste
Jean-Louis Bruguière a inculpé et mis en prison une vingtaine de
personnes, complices présumés des accusés de Fès.
Un
procès inique.
Il
ne s'agit pas ici de refaire le procès sur la culpabilité ou non
des inculpés. Mais force est de constater que pour tout observateur
impartial, leur procès au Maroc a été un déni de l'état de droit
et un refus du respect élémentaire des droits des inculpés. Tous
les inculpés, pourtant accusés d'appartenir à différents
« groupes », ont été mis dans le même sac dans ce
procès spectacle. Alors que selon
Françoise
Germain-Robin dans L'Humanité :
« Plusieurs
journaux, comme « Al Ittihad Al Ichtiraki », organe de l’Union
socialiste des forces populaires (USFP - opposition de gauche), et «
l’Opinion », sont convaincus qu’il n’y a pas de lien entre les
« groupes » de Fès et de Marrakech ».
Dès
le début du procès, les avocats de la défense ont dénoncé les
conditions de l'instruction : ils n'ont pas d'accès aux
dossiers ni aux expertises. Il y a des témoignages retenus par la
police et la justice marocaine. Ils demandent dès lors que le procès
soit reporté. Refusé.
Puis,
ils demandent de pouvoir entendre les témoignages des deux inculpés,
détenus en Allemagne. Témoignages indispensables à la défense
pour ce procès : un d'eux aurait participé à la fusillade,
l'autre serait la personne ayant préparé l'ensemble des attentats
prévus au Maroc, et le seul à être accusé de faire partie d'une
organisation «Le Mouvement de la jeunesse islamique marocaine», et
d'être en même temps « un agent de la sécurité militaire
algérienne ». Refusé.
La
défense veut entendre les ministres de l'intérieur marocains et
algériens. Refusé. Ils dénoncent le fait que les gardes à vue des
inculpés ont dépassé le temps légal. Rejeté.
Ils
avancent les plaintes sur la torture. Rejetées.
Ils
dénoncent les procès-verbaux rédigés en arabe et signés par des
détenus, qui ne comprenaient pas l'arabe.. Toutes ces demandes de la
défense seront rejetées par la Cour.
Le
verdict impitoyable et décidé d'avance.
Voici
le verdict relaté par Maroc-chronique intérieure, annuaire de
l'Afrique du nord ( l'année magrébine page 662). Les peines à
l'américaine y sont résumées ainsi : « Après
un délibéré de sept heures et quinze minutes qui a pris fin à 4 h
30 du matin, les cinq magistrats de la Cour d'appel condamnent à
mort le Franco-Algérien Stéphane Ait Idir et le Franco-Marocain
Redouane Hammadi , originaires de la banlieue parisienne et membres
du commando de Marrakech qui a tué deux touristes espagnols à
l'hôtel Atlas-Asni le 24 août dernier. La même peine a été
prononcée contre Hamel Marzoug, Algérien, membre du commando de
Casablanca. Le Franco-Algérien Kamel Benakcha et les Marocains
Abdeslam Guerouaz et Abderrahmane Boujedli qui constituaient le
groupe de Fès ont de leur côté été condamnés à la prison à
perpétuité. Le septième principal accusé, le Marocain Mustapha
Meziane qui n'a participé à aucune des actions armées - a été
condamné à trois ans fermes. Enfin, pour les onze complices , les
peines vont de 10 ans fermes à six mois avec sursis ».
En
comparaison, les deux inculpés dans cette affaire qui étaient en
prison en Allemagne, puis extradés en France, ont été condamnés
par la justice française à cinq ans de prison pour Tarek et à huit
ans de prison (et dix ans d'interdiction de territoire) pour
« Rachid », considéré comme le « chef » du
réseau..
La
grâce royale pour certains...
En
janvier 2004, 33 détenus (dont 7 détenus, condamnés en 1998 à des
peines de 10 à 20 ans pour des chefs d’accusation identiques au
groupe de Fès), sont libérés à l’occasion d’une grâce
royale, avec laquelle, je cite, « le Roi, souhaite épurer les
dossiers des victimes des condamnations arbitraires et des atteintes
en matière de droits de l’Homme pour que les Marocains se
réconcilient avec eux-mêmes et avec leur histoire ».
L'enfer
sans fin pour d'autres..
En
avril 2005, Ahmed
Chadid, à ce moment-là le plus ancien prisonnier du monde arabe (il
avait été arrêté le 13 août 1983 à la ville de Mohammedia au
Maroc, condamné à mort pour avoir participé, avec des jeunes du
groupe Islamiste 71 à la distribution de tracts qui dénonçaient le
régime marocain, et sa politique de trahison à la cause
palestinienne) lance un appel de la Prison de Oukacha – Casablanca
pour la libération de tous les prisonniers politiques au Maroc. Il
écrit : ..Aux
associations internationales de défense des Droits de l’Homme, à
l’ensemble des forces démocratiques dans le monde, à tous ceux et
celles qui œuvrent pour le respect des droits humains au Maroc, nous
leur demandons d’être nos ambassadeurs pour demander notre
libération et celle de l’ensemble des prisonniers politiques au
Maroc, aidez-nous
à sortir de cette prison pour enfin vivre libres auprès de nos
familles. » Dans
sa liste de détenus politiques à mettre en liberté il cite le
groupe de Fès , condamné en 1995 : « Abdeslam
Guerouaz , Abderrahmane Boujedli et Kamel Benakcha ».Et il
ajoute : »L’ensemble des détenus sus-cités souffrent
de différentes maladies et sont privés des soins nécessaires ».
En
août 2008, les prisonniers d'opinion Ahmed Chahid et Ahmed Chaïb
sont libérés après 25 ans de détention.
Six
ans plus tard, le « groupe de Fès » se trouve toujours
dans le couloir de la mort à la prison de Kenitra. Avec
79 autres (sur un total de 115 condamnés à mort au Maroc (
statistique fin 2012).
Fin
mai 2014, on apprend que deux Français, faisant partie des détenus
du procès d'il y a vingt ans, ont commencé une grève de la faim
pour pouvoir sortir du couloir de la mort. « Stéphane
Aït Idir et Rédouane Hamadi, les Français auteurs principaux de
l’attentat terroriste contre l’hôtel Atlas Asni à Marrakech en
août 1994, sont en grève de la faim, pour revendiquer en premier
lieu le droit de sortir du couloir de la mort. Les deux hommes
détenus dans la prison de Kénitra, veulent bénéficier des mêmes
droits que les 22 Français incarcérés dans des prisons marocaines,
ayant entamé récemment une grève de la faim, pour revendiquer le
rétablissement des accords de coopération judiciaire suspendus
entre le Maroc et la France...Stéphane Aït Idir, Français
d’origine algérienne, 41 ans et le franco-marocain Rédouane
Hamadi, 42 ans, qui avaient grandi dans la cité des 4000 à La
Courneuve, avant de basculer dans le terrorisme, appellent le Roi
Mohammed VI à les sortir de l’isolement du couloir de la mort et à
étudier leur cas, disent-ils, exceptionnel, et remontant aux "années
de plomb", selon leurs propres dires. »
(bladi.net 29 mai 2014)
Voir
aussi :
http://www.leconomiste.com/article/902639-aveux-confidences-et-regrets-depuis-le-couloir-de-la-mort
Prochain
article : Abderrahmane
Boujeldli, une vie dans le couloir de la mort à la prison de
Kenitra.
vervaetluk@gmail.com tel: 0032 478 653 378).
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