La mort du vendeur de poisson d'Al Hoceima a provoqué une colère qui s’est,
depuis, organisée autour de revendications socio-économiques
Manifestations et sit-in n'ont pas cessé depuis le mois de
novembre, d'abord au nom de la justice pour Mouhcine Fikri, puis pour protester
contre la marginalisation du Rif (AFP)
AL HOCEIMA – Il aura fallu de nouveaux affrontements entre
les manifestants et les forces de l’ordre pour qu’Al Hoceima, petite ville
côtière du nord-est du Maroc, fasse à nouveau parler d’elle dans les médias.
Pourtant, depuis la mort de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson de 31 ans
écrasé par une benne à ordures, cette région du Rif ne décolère pas.
Depuis
trois mois, des manifestations et des sit-in sont organisés dans la ville et
les villages alentour.
Dimanche, alors que les habitants d’Al Hoceima voulaient commémorer
l’anniversaire de la mort d’Abdelkrim el-Khattabi, icône de la région, figure militaire
de la résistance contre l’occupation espagnole et française, et fondateur d’une
éphémère République indépendante au début du XXe siècle, la
situation a dégénéré.
Le 5 janvier, les forces de l’ordre étaient intervenues pour disperser un
rassemblement place Mohammed VI
Dès le matin, les habitants se sont réveillés avec des barrages dans toute
la région. Les forces de l’ordre avaient été massivement déployées. Plus
l’heure de la marche approchait, plus les tensions étaient perceptibles.
Quand les manifestants sont partis des villages pour rejoindre Al Hoceima et
se sont retrouvés bloqués, les affrontements ont commencé. Les plus violents,
qui ont eu lieu à Boukidan, ont duré huit heures. Selon des sources officielles
citées par l’AFP, le bilan serait d’une trentaine de blessés parmi les
policiers.
À Al Hoceima, l’ambiance est restée très tendue. Les gens se sont vus interdire
de filmer avec leur téléphone portable.
En réalité, l’ambiance a commencé à tourner le 5 janvier. Les forces de
l’ordre étaient intervenues pour disperser un rassemblement place Mohammed VI.
Elles ont par la suite tenté d’interdire les manifestations dans toute la
région et relevé le niveau d’alerte.
« Ce sont les attaques contre nos acquis sociaux, économiques et
politiques et l’adoption d’une politique d’exclusion et de marginalisation
contre les habitants du Rif qui ont provoqué cette dynamique populaire, comme
une réaction collective contre la hogra [humiliation et injutice], la
précarité et l’exclusion », analyse Mohamed al-Atabi, un militant de la
région, pour Middle East Eye.
Un hôpital et une antenne universitaire
L’étincelle de cette colère s’appelle Mouhcine Fikri. Si bien que les médias
l’ont comparé à Mohammed Bouazizi, à qui l’on attribue le déclenchement de la
révolution tunisienne. Le vendeur de rue tunisien s’était immolé après la
saisie de son matériel. Le vendeur de poisson marocain, lui, s’était jeté dans
un camion à ordures pour récupérer la marchandise que les autorités avaient
jetée. Et la benne s’était mise en marche, avalant son corps devant des
dizaines d’habitants qui suivaient la scène.
Il y eut les funérailles et la visite du ministre de l’Intérieur Mohammed
Hassad. Mais les promesses d’enquête pour punir les responsables n’ont pas
calmé la colère des habitants. Les protestataires n’ont pas seulement demandé
que justice soit faite, ils ont aussi réclamé le respect de leurs droits,
notamment économiques et culturels.
Les militants ont créé des comités pour gérer le mouvement, des comités
populaires se sont formés et les protestations sont devenues quotidiennes.
« La tragique disparition de Mouhcine Fikri a permis d’organiser la
colère et de la transformer pour formuler des revendications sociales et
économiques comme la construction d’un hôpital régional pour soigner le cancer,
une antenne universitaire, la priorité de l’emploi pour les enfants de la région
ou encore le désenclavement de la région par du développement », explique
Mohamed al-Yakhloufi, un activiste, à MEE.
« Nous refusons simplement le despotisme »
Ce sentiment d’exclusion est amplifié par la marginalisation de la langue et
de la culture qui font l’identité amazighe (berbère) de la région. Même si la
langue amazighe n’a été reconnue dans la Constitution marocaine qu’en 2011, son
utilisation dans l’espace public et les médias reste très limitée.
Le drapeau amazigh est d’ailleurs toujours présent lors des marches, aux
côtés des photos de Mouhcine Fikri ou du drapeau de la République du Rif fondée
par Khattabi. Certains veulent même voir dans ce symbole une tentation
séparatiste. Leïla Achabar, une militante, dément : « Ce drapeau
n’est pas un message séparatiste, il symbolise notre attachement aux valeurs de
la résistance, de la justice et de la dignité qu’incarnait la république de
Khattabi. Nous ne sommes pas des séparatistes, nous sommes des patriotes. Nous
refusons simplement le despotisme. »
Le portrait de Mouhcine Fikri et le drapeau amazigh,
symboles de la hogra et de la marginalisation pour les manifestants
« Comment peut-on accepter que la région d’Al Hoceima, dont la baie est
considérée comme parmi les plus belles au monde, soit une région militaire et
qu’elle soit aussi longtemps marginalisée ? »
C’est aussi l’argument d’Achraf Idrissi, un autre militant. « Il faut
annuler le décret qui fait de la région d’Al Hoceima une région militaire.
Présenter toutes les personnes impliquées dans la mort de Fikri devant la
justice, mener une enquête complète et faire toute la vérité sur les cinq
martyrs de la Banque populaire [cinq jeunes retrouvés morts lors des
manifestations du 20 février 2011]. »
Au centre d’Al Hoceima, la place Mohammed VI a été rebaptisée place des
Martyrs. C’est là que les militants de la région se réunissent pour organiser
leur manifestation hebdomadaire. À la tribune, un trentenaire harangue la
foule. Il s’appelle Nasser Zafzafi et il est devenu le leader et le visage de
la protestation. Très populaire chez les Rifiens, les Marocains sur les réseaux
sociaux le comparent à Khattabi.
À Tamasint, un village plus au sud, voilà des semaines que les habitants
tiennent tous les jours un sit-in. « Depuis le 18 janvier, nous nous
plaçons face au bureau local de l’administration. Mais les responsables n’ont
pas réagi à nos revendications », regrette Mohamed Atabi, l'un des
habitants. « Les autorités essaient de faire imploser le mouvement de
l’intérieur en pariant sur l’effet du temps et en essayant d’employer des baltagias
[voyous payés par les autorités] pour semer la discorde. »
Le fossé s’est creusé
Après deux mois de silence, voyant les protestations s’étendre,
l’État a décidé d’opter pour une intervention des services de sécurité.
Il aurait dû se souvenir que, dans l’histoire du pays, la contestation est
dans le Rif une tradition.
Il y a eu Abdelkrim al-Khattabi, devenu héros de la lutte anticolonialiste.
Et puis, deux après l’indépendance, la région s’est enflammée contre le pouvoir
royal parce que les habitants se considéraient exclus de la gestion du pays. La
révolte fut violemment réprimée. Depuis, le fossé s’est creusé de plus en plus
entre la région et le système central marocain.
En 1984, de nouvelles protestations ont éclaté contre la cherté de la vie et
la hausse du chômage, résultat de l’application d’une politique de réajustement
structurel. Cette fois aussi l’État marocain a répondu par la répression.
Lors des manifestations de 2011, dans le vent des révoltes arabes, Al
Hoceima fut aussi l’un des principaux foyers de contestation.
Ce qui fait la force de ce mouvement, c’est aussi qu’il embrasse toutes les
générations de la région. Une femme d’une cinquantaine d’années, qui manifeste
avec son fils, témoigne : « Nous continuons à sortir et à manifester
pour dire au Makhzen [l'État marocain] : halte à la tyrannie. On
veut la dignité et on doit transmettre cela à nos enfants. »
Depuis le début des protestations, l’État marocain a agi calmement, en
essayant de désamorcer la crise, surveillant les marches de loin, misant sur
l’effet du temps qui calmerait les choses.
Les militants doutent de la sincérité de l'État
Le lendemain des affrontements, Charki Draiss, ministre délégué auprès du
ministre de l’Intérieur, est parti à Al Hoceima pour rencontrer des
responsables locaux et des élus et leur dire « toute la tendresse du roi
pour la région ». Le comité du mouvement a répondu dans un communiqué,
exprimant « sa disposition à dialoguer mais après avoir créé les
conditions favorables ».
« Nous demandons à l’État marocain de cesser la militarisation de la
région, d’enlever tous les barrages autour d’Al Hoceima et des autres
zones », indiquait le communiqué. « Nous dénonçons la violence des
appareils de sécurité et les insultes humiliantes envers les militants, leurs
mères et leur symbole historique. »
« Nous demandons à l’État marocain de cesser la militarisation de la
région »
Dans les faits, jusqu’à maintenant, aucune invitation officielle au dialogue
n’a été adressée par l’État, si bien que les militants doutent de sa sincérité
et en veulent pour preuve la poursuite des pressions sécuritaires et le fait
que le militant Nasser Lari soit toujours détenu après les affrontements à
Boukidan.
Concernant l’affaire Fikri, l’enquête avait amené à la présentation de responsables de
l’administration des Pêches et des employés du ministère de l’Intérieur devant
un juge d’instruction. Privilégiant l’hypothèse d’un homicide volontaire,
l’enquête s’est achevée fin janvier et un procès devrait avoir lieu
prochainement, selon la presse marocaine.
Hier jeudi, soit cent jours après le déclenchement du mouvement populaire
dans la région, Nasser Lari était présenté au tribunal. Des habitants de
Boukidan ont appelé à une marche pour dénoncer cette arrestation et des
militants se sont réunis pour décider des prochaines actions.
Cent jours après le début des manifestations, la même colère se lit sur les
visages des habitants du Rif.
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