"L'Algérie a l'intention de faire sortir la France de ses retranchements et de son appui feutré au Maroc", estime la politologue Khadija Mohsen-Finan.
Céline Lussato, 9/4/2016
Manuel Valls
se rend en Algérie les samedi 9 et dimanche 10 avril, avec une dizaine de
ministres, pour un voyage officiel au cours duquel est notamment programmée une
rencontre avec le président algérien Abdelaziz Bouteflika. Le ministre des Affaires étrangères
Jean-Marc Ayrault est, lui, retenu à une réunion des chefs de la diplomatie du
G7.
La question du Sahara occidental sera évoquée lors de ce voyage. Pour Khadija
Mohsen-Finan, politologue spécialiste du Maghreb (*), la France, "engagée au
Maghreb" est "obligée d'avoir un rôle" dans le règlement de la question
sahraouie. Interview.
La question du Sahara
occidental devrait être abordée lors des rencontres ministérielles
franco-algériennes. Pourquoi cette problématique marocaine interfère-t-elle dans
les rapports entre les deux pays ?
- C'est une sorte de boulet entre la France et l'Algérie. La question a toujours été présente dans la relation entre les deux pays, qui ne sont pas sur la même longueur d'onde sur la résolution du conflit sahraoui. La France a fait le choix d'appuyer la position marocaine et le plan d'autonomie proposé par Rabat en 2007, qu'elle trouve "sérieux". Plusieurs raisons expliquent le choix de la France. Elle a peut-être une proximité de vue avec les Marocains, mais elle a également le souci de soutenir le Maroc pour des raisons d'équilibre géopolitique régional. Enfin la France n’a jamais cru en un Etat sahraoui indépendant qui constituerait un Etat supplémentaire dans la région.
L'Algérie, elle, demande une autodétermination des
populations intéressées. Elle est elle-même devenue ainsi indépendante, elle
continue de soutenir cette manière de faire. Mais ce n'est pas tout. De façon
très politique, l'Algérie saisit aussi ce dossier pour affaiblir le Maroc au
niveau régional. Le contentieux entre Alger et Rabat remonte à l’indépendance de
l’Algérie (1962) et portait initialement sur la question des frontières.
Mais la donne géopolitique a désormais changé et la France a besoin des deux
grands acteurs régionaux du Maghreb. Elle dépend de l'Algérie dans son
engagement au Mali, notamment pour le survol de son territoire ; et du Maroc,
notamment pour les questions d'immigration en Méditerranée. Or, les solutions
proposées par le Maroc et Front Polisario soutenu par Alger sont antagonistes et
irréconciliables. Elles ne laissent aucune place à la négociation.
Pourquoi ce conflit vieux de 40 ans ressurgit aujourd'hui au niveau
international ?
- Il y a plusieurs raisons. Tout d'abord, Ban Ki-Moon termine son mandat à
l'ONU et part avec un sentiment d'échec sur ce dossier. Il veut peut-être
attirer l'attention de la communauté internationale sur son engagement dans ce
dossier, qui reste malgré tout bloqué. Il souhaite aussi mettre en avant les
limites du travail de l'ONU, poussé d'ailleurs en cela par son envoyé spécial au
Sahara, Christopher Ross.
Le donne géopolitique actuelle exige la résolution de ce conflit lattant.
Depuis quelques années, les deux grands acteurs du djihadisme international -
l'organisation Etat islamique et al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) - sont
actifs dans la région. Ils ont bénéficié du chaos libyen, de la porosité des
frontières et de l'affaiblissement des Etats pour se développer.
Pour la France, le problème de ce djihadisme est sa proximité avec l'Europe.
Pour mieux circonscrire, il ne faut pas donner à ses acteurs la possibilité
d'utiliser les éléments du Front Polisario, militants qui maîtrisent la région
et sont aguerris au plan politique. Le cocktail pourrait être explosif, même
s'il ne l'est pas encore : le Maroc affirme qu'il y a des connexions mais elles
ne sont pas avérées. Cette hypothèse ne peut en tout cas pas être écartée.
En outre, les deux capitales du Maghreb souhaitent traditionnellement avoir
Paris pour allié exclusif dans les dossiers considérés comme clés. Le Maroc part
du principe que la France est acquise à ses thèses sur le Sahara... et il n'a
pas tort. Et l'Algérie voudrait profiter de deux éléments pour retourner la
position française ou tout au moins faire en sorte qu’elle ne soit plus
inconditionnellement favorable au Maroc :
- les besoins de la France dans la région pour ses opérations militaires de
lutte contre le djihadisme d'une part ;
- et d'autre part, ce qui est moins avoué, l'écart entre la position
française sur le Sahara occidentale, tranchée, déjà expliquée, et celle de
François Hollande. Je pense en effet que le président français n'adhère pas
totalement à la position française sur le sujet. Il serait partagé entre une
consultation des populations par voie référendaire, et la fidélité aux
engagements de la France, défendue par ses équipes.
Enfin, ce conflit revient sur le devant de la scène en raison des changements
internes en Algérie, notamment au niveau du Renseignement intérieur, l'ex-DRS.
Il est en effet possible que les nouveaux acteurs aient changé de méthode et
veuille rendre visible la position algérienne. Cela s'est senti récemment avec
les jets de pierres sur les voitures du Secrétaire général des nations unies
lors de sa visite à Tindouf.
La France peut-elle vouloir jouer un rôle dans la résolution de ce conflit
?
- La France est obligée de jouer un rôle. Le Maghreb est son arrière-cour.
Elle n'a pas son mot à dire sur le conflit israélo-palestinien, mais elle ne
peut se désengager du Maghreb. Et même si elle le voulait elle est beaucoup trop
engagée et sollicitée par les acteurs de la région. L'Algérie avec ses nouvelles
méthodes dans sa politique saharienne, veut faire sortir la France de ses
retranchements et de son appui feutré au Maroc.
Les relations franco-algériennes sont empoisonnées par cette situation. La
France ne peut se permettre de montrer une préférence marocaine : elle est
présente sur le plan économique, politique, militaire et stratégique en Algérie ;
la communauté algérienne est très importante en France ; et Alger est un acteur
de premier plan dans la lutte contre le djihadisme. Les acteurs algériens l'ont
bien compris.
De plus, la position de la France dans ce conflit pèse d'autant plus lourd
qu'elle est membre du Conseil de sécurité. C'est bien le véto français qui a
bloqué les choses jusqu'à présent. La France a adopté de manière
inconditionnelle la position marocaine, y compris ses contradictions, optant
tantôt pour l’autodétermination, tantôt pour l’autonomie du Sahara. Les
Algériens veulent faire sauter ce verrou, et cela pourrait bien se produire au
moins partiellement. Jean-Marc Ayrault était récemment à Alger et a une nouvelle
fois affirmé que la situation était délicate, qu'elle méritait réflexion… Mais
la France ne pourra pas continuer longtemps à s'en sortir avec quelques petites
phrases.
Propos recueillis par Céline Lussato
(*) Khadija Mohsen-Finan enseigne à Paris-1 Panthéon-Sorbonne et a
récemment publié un dossier sur le Sahara dans le journal en ligne "Orient
XXI".
http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20160408.OBS8114/manuel-valls-a-alger-le-sahara-occidental-ce-boulet-entre-la-france-et-l-algerie.html
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