Pierre Duquesne, l'Humanité, 13/4/2016
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la parole, et donc le pouvoir, est une obsession des assemblées Nuit
debout. Si elles ont l’apparence de traditionnelles AG, elles sont en
réalité un lieu de rénovation des méthodes existantes pour renforcer
l’intervention populaire, la capacité d’agir des citoyens. Décryptage.
C’est
Paul, un historique du PSU, qui nous a mis la puce à l’oreille, samedi,
sous les bâches de Nuit debout. Jamais ce militant autogestionnaire,
qui a commencé à militer contre la guerre d’Algérie, n’avait vu un tel
mouvement. « Ils ont un sens de la démocratie jusque dans le moindre
détail », avait expliqué ce retraité, âgé de 80 ans. À l’autre bout de
l’assemblée populaire, Rémi, 20 ans, se disait impressionné par «
l’autodiscipline volontaire » de la foule. « Il y a un tour de parole
très chargé. Le micro est ouvert à tous. Le SO, qu’on appelle ici la
commission sérénité, n’est pas massif. Et pourtant, tout le monde
respecte les règles », explique cet étudiant à Sciences-Po, traumatisé
par les dysfonctionnements des AG dans son école.
« On peut réaliser des choses sans leaders »
« Il y a une attention, des petits gestes pour partager
équitablement la parole », répète Paul, ébahi, devant des centaines de
citoyens aux bras levés. Au début, les activistes aguerris sourient
quand ils voient les mains s’agiter dans le ciel.
Ils hésitent à faire les moulinets avec leurs bras pour indiquer à l’orateur qu’il se répète. À les mettre en croix pour dire non. Ils s’étonnent de voir les filles, comme les garçons, faire un triangle avec leurs doigts pour dénoncer des propos machistes. Mais l’appréhension ne dure pas longtemps. Une large partie de l’assemblée utilise ces gestes provenant du langage des signes, déjà employés par Act Up dans les années 1990, popularisés par les Indignés de la Puerta del Sol, à Madrid, et réimportés en France par les rencontres Alternatiba, nées au Pays basque.
Ils hésitent à faire les moulinets avec leurs bras pour indiquer à l’orateur qu’il se répète. À les mettre en croix pour dire non. Ils s’étonnent de voir les filles, comme les garçons, faire un triangle avec leurs doigts pour dénoncer des propos machistes. Mais l’appréhension ne dure pas longtemps. Une large partie de l’assemblée utilise ces gestes provenant du langage des signes, déjà employés par Act Up dans les années 1990, popularisés par les Indignés de la Puerta del Sol, à Madrid, et réimportés en France par les rencontres Alternatiba, nées au Pays basque.
Cette « communication non verbale » n’est pas du folklore,
prévient un nuitdeboutiste anonyme : « L’idée, c’est de gagner du temps
en évitant les applaudissements, d’empêcher que des personnes soient
intimidées ou que des tribuns s’imposent. »
Et ça marche. « Tout le monde s’y est mis », confirme
Camille, qui ne veut pas donner son vrai prénom. Hors de question qu’une
tête dépasse, ou qu’un leader s’impose à Nuit debout. En recherche
d’emploi, ce jeune homme, 27 ans, est l’un des six « facilitateurs » en
charge d’organiser les assemblées populaires. Disons plutôt qu’il l’a
été lundi soir. Car ceux qui tiennent le micro alternent chaque soir.
Des formations à la modération sont organisées chaque jour pour assurer
un roulement à la tribune. « Seule condition : il ne faut pas prendre
part au vote, rester neutre. Ne pas laisser les intervenants parler plus
de deux minutes pour permettre au plus grand nombre de s’exprimer »,
explique Sophie. Des volontaires chronomètrent l’intégralité des prises
de parole pour veiller à l’égalité entre hommes et femmes. Une
démocratie minutieuse, en somme. Méticuleuse, diront les esprits
critiques.
« Une personne peut débarquer à 16 heures et tenir le
micro toute la soirée », souligne le premier Camille, qui milite aussi à
Europe Écologie-les Verts. Mais ça, personne ne le sait. Car les
appartenances partisanes s’effacent sur la place de la République. Des
communistes discutent avec des trotskistes du NPA, des anarchistes
libertaires, mais surtout, avec de nombreuses personnes non encartées.
Exit les dérives sectaires… pour l’instant. Car les débats commencent
tout juste à émerger. Quelle attitude vis-à-vis des comportements
violents ? La question a surgi de façon spectaculaire lundi, alors que
la place était ceinturée par les forces de l’ordre. En attendant, des
commissions se créent chaque jour sur tous les thèmes, créant un
formidable bouillon de culture politique : éducation, économie
politique, féminisme, LGBT, écriture de la Constitution…
Des cahiers de doléances offrent la possibilité à ceux qui
n’ont pas la capacité d’intervenir devant 2 000 personnes de participer
par écrit, explique Annabelle. « Beaucoup ont critiqué le nom de la
commission, car le mot doléances faisait penser à revendication. Or,
ici, on n’attend pas que nos demandes soient satisfaites par quelqu’un
au-dessus de nous. On prend. » D’autres ont aussi expliqué que les
doléances n’avaient jamais été utilisées pendant la Révolution. Vont-ils
réussir là où les révolutionnaires de 1789 ont échoué ? En tout cas,
ils s’en donnent les moyens. Toutes les doléances sont publiées, presque
en temps réel, sur une page Facebook afin que tout le monde puisse s’en
saisir.
Aux bonnes vieilles recettes (agit-prop, manif…), les
jeunes activistes, nés avec Internet, ajoutent la maîtrise des outils
numériques. Des applications mobiles, telles que Telegram, sont
massivement utilisées pour animer le travail en commissions. Deux
programmeurs planchent aussi sur un gigantesque forum 2.0 pour faire
converger toutes les discussions, via le logiciel Gethub. Ils ont déjà
créé un site très efficace qui centralise les comptes rendus d’AG et les
infos pratiques.
Le problème, « c’est aussi de savoir comment on avance »
L’obsession de l’horizontalité explique le succès des
Nuits debout, analyse Camille l’écolo. « Beaucoup de militants syndicaux
ou politiques ne sont pas satisfaits de leurs organisations, qui sont,
pour la plupart, très verticales. D’autres ne veulent passer six mois à
militer à la base pour avoir voix au chapitre. » Camille ne se fait pas
non plus d’illusion. Si le partage de la parole, et donc, du pouvoir,
est bien réel, le problème, « c’est aussi de savoir comment on avance.
Nous ne devons pas faire comme Occupy Wall Street, un mouvement qui est
tombé amoureux de lui-même. Il faut qu’on se structure, qu’on remporte
une première victoire. L’occupation n’est pas une fin en soi ».
Au fond de l’assemblée, Serge Guichard, militant bien
connu dans l’Essonne, venu avec des camarades du Réseau Éducation sans
frontières, regarde tout cela avec bienveillance. « On nous a expliqué
pendant trente ans qu’il fallait arrêter de parler de démocratie mais de
gouvernance. Cette nouvelle génération montre qu’il n’y a pas besoin
d’être expert ou spécialiste pour décider. Et affirme que c’est mieux de
ne pas l’être pour délibérer. » En même temps, explique cet ancien élu
communiste, « ils sont très politisés, et ont une claire conscience des
changements sociaux. Ils sont fans des Pinçon-Charlot, et savent qu’il y
a d’un côté une oligarchie financière et de l’autre, tout un peuple
précarisé. Ils ne se concentrent pas sur les échéances électorales,
parce qu’ils ont conscience qu’il faut d’abord gagner la bataille
culturelle ». Mais surtout, conclut Serge Guichard, ils disent
massivement : « Le pouvoir, c’est nous. Et ça, dit-il, c’est fabuleux ! »
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