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lundi 16 mars 2015

Visite à Naama



Visite à Naama
Rabat-Salé 12-16 Janvier 2015
Quelques impressions de Maryse

Je fais aujourd’hui ma première visite à Naama, prisonnier politique Sahraoui à Rabat-Salé,  dans sa cinquième année de détention  sur les trente ans de condamnation.
Michel et moi arrivons à Rabat vers 12 heures : ce petit aéroport sur fond de végétation méditerranéenne  parle à mon cœur : ce pourrait être un beau voyage. Mais je sais pour qui je viens  et cela m’assombrit .
En taxi nous partons directement pour Salé. Michel, habitué de ces visites, conduit le chauffeur jusqu’à la petite porte  d’entrée après avoir longé trois des murs de la prison,  impressionnante  par   son  immensité ; et je vois qu’on en construit une autre  aussi grande, de l’autre côté de la rue,  « pour les mineurs » me dira Naama  : de quoi s’interroger sur ces sociétés de tous horizons qui enferment pour se protéger… Beaucoup de femmes  et quelques hommes attendent déjà  devant la porte  avec de grands sacs : c’est le ravitaillement de leur prisonnier  pour la semaine. Sont là aussi quelques très jeunes enfants.
Ma crainte grandit : comment sera-t-on accueilli  de l’autre côté de cette porte ? Il est 13 h ; c’est l’heure de la visite. Le personnel est un peu languissant. Une femme prend nos passeports  et les garde. On attend  pendant plus de trois quarts d’heure dans une sorte d’immense couloir à ciel ouvert qui entoure les quartiers,  avec des murs très hauts surmontés de barbelés,  avant d’accéder à une série de pièces d’attente successives   : d’abord un sas pour la fouille des dames  puis  une autre pièce où les nombreux visiteurs attendent,  assis sur de longs  bancs en ciment, qui précède le même type de salle où officie un gardien,  un « caporal » qui hurle des noms  qu’on ne comprend pas : une fournée de visiteurs se lèvent et disparaissent. Notre tour viendra   après que Michel se soit manifesté  auprès du crieur ; il nous fait signe : on traverse deux salles  jusqu’à une grille où on attend. Mon cœur bat : Naama sera-t-il là ?
 On arrive dans une  sorte de  grande « salle  des fêtes »  de béton par  une scène surélevée : c’est le parloir collectif. Une foule occupe la surface en contrebas de la scène ;  les gens  sont assis par famille   autour d’une table de jardin en plastique avec six ou huit fauteuils.
Les prisonniers arrivent  aussi par paquets d’un espace ménagé au fond de la salle. Chacun retrouve sa famille, on s’étreint longuement, on pleure, on s’embrasse.  La joie des retrouvailles se lit sur les visages : qui est prisonnier, qui est libre ?
Sur le côté, dans un angle,  deux hommes se lèvent et viennent jusqu’à nous : ce sont des Sahraouis souriants  qui nous accueillent. Naama n’est pas là,  ils nous apprennent qu’il est encore malade ce matin, avec d’autres de leurs camarades.  Ils nous  installent autour d’une table. Une dame des plus âgées, en visite, me serre  longuement dans ses bras et me tiendra la main de longs moments.
Naama arrive plus tard  dans son grand manteau,  la tête protégée par la capuche. Il est fiévreux mais tout sourire. Tous les Sahraouis (ils sont là 23) viendront  les uns après les autres,  contents de nous voir, comme leur famille, et nous embrassent quatre fois.  On partage les papillotes, les dattes, et un thé venu d’une de leurs cellules !
 Je n’ai pas vu Naama depuis six ans. Mais dès que nous serons seuls avec lui, la conversation s’engagera tout naturellement comme de vieux amis : d’abord Claude, le monde… les attentats (il y a quelques jours seulement), la géopolitique car il lit beaucoup : journaux, livres, il est bien informé ! Nous serons là jusqu’à midi ; personne n’a contrôlé. Naama jouit manifestement d’une bonne audience auprès du nouveau directeur (les années auparavant les visites étaient  strictement  limitées à une heure).  Il en sera ainsi tous les matins  pendant nos cinq jours de présence à Rabat, de 9h-9h30 à 12 h-12 h 30.
Pendant que nous parlons, je regarde autour de moi, cette salle immense déguisée en salle de spectacle, mais qui ne verra jamais un seul artiste : la scène n’est là que pour surveiller, donner des consignes. À chaque fin de visite — toutes les  heures,  la sirène  vibre cruellement, un lot de visiteurs fait place à un autre dans un  bruit assourdissant de tables et de chaises remuées. Les familles se retrouvent à 6 ou 8  avec leurs prisonniers ; il y a là des petits enfants, des grands-parents,   des jeunes et des moins jeunes.  Ce sont tous des prisonniers de droit commun  nettement séparés des 23 Sahraouis  qui eux sont  traités  comme des prisonniers politiques, droit obtenu de haute lutte   par deux longues grèves de la faim. Mais ils sont très loin de leurs familles  et donc les visites sont rares. Toutes ces « visites » se font sans incident ; les gens sont disciplinés  mais tendus et on a du mal à se quitter. Pourtant, je n’ai remarqué aucun regard hostile  vers notre groupe qui bénéficie d’un long temps de visite.
Ce parloir très particulier me fait penser à une de ces « vitrines » que le Maroc aime montrer  à sa population  et aussi au monde extérieur : «  Voyez, nous traitons  bien nos prisonniers ! », mais nous savons, nous,  que la torture existe, que les délais de jugement sont très longs, que les conditions de détention sont horribles  dans certains quartiers surpeuplés, sans couverture, sans hygiène, d’après Naama. C’est exactement comme les affiches publicitaires  du bord de mer cachant l’arrière-pays souvent misérable.
Les Sahraouis savent  gérer leur temps de prison ; certains ont pu travailler intellectuellement  pour préparer le bac  ou faire du droit. Là encore,  l’effet « vitrine » laisse entrer les livres et  quelques enseignants   bénévoles, mais pas le courrier ! Aucune lettre n’a  jamais été transmise à Naama par l’intermédiaire de la Croix Rouge par exemple. 
Naama a réussi à souder son groupe, à obtenir, sans compromission, une certaine liberté  d’action et de mouvement à l’intérieur de la prison. Aucun de ces prisonniers, lourdement condamnés par un tribunal militaire alors qu’ils sont civils,  de 20 ans à la perpétuité pour des assassinats qu’ils n’ont pas commis  et  que ce sont des pacifistes. 
Finalement, toute cette ambiance carcérale infernale apparaît sous un jour assez bon enfant… un comble alors que chaque prisonnier vit le drame de la séparation, de l’enfermement, dont il ne connaît pas l’issue !
On ressort de là étourdi, ému ; on mesure mieux la monstruosité de  ce bâtiment qui cache 4.700 prisonniers et accueille mille visiteurs par jour. Tout un petit peuple vit dans et aux abords de la prison ;  au dehors, la vie est normale : les taxis vont et viennent, les bars et les cafés accueillent les visiteurs, les commerces fonctionnent ; on ne sait plus très bien où est la normalité.
Pour nous aussi la séparation sera difficile et émouvante : quand nous reverrons-nous ;  y aura-t-il une septième visite ? Quand finira ce cauchemar lié au bon vouloir  de quelques-uns ?  Seul Naama  est confiant et nous gratifie de son grand sourire d’espérance. 

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