Visite à Naama
Rabat-Salé 12-16 Janvier 2015
Quelques impressions de Maryse
Je fais aujourd’hui ma première
visite à Naama, prisonnier politique Sahraoui à Rabat-Salé, dans sa cinquième année de détention sur les trente ans de condamnation.
Michel et moi arrivons à Rabat vers
12 heures : ce petit aéroport sur fond de végétation méditerranéenne parle à mon cœur : ce pourrait être un
beau voyage. Mais je sais pour qui je viens
et cela m’assombrit .
En taxi nous partons directement
pour Salé. Michel, habitué de ces visites, conduit le chauffeur jusqu’à la
petite porte d’entrée après avoir longé
trois des murs de la prison, impressionnante par
son immensité ; et je vois
qu’on en construit une autre aussi
grande, de l’autre côté de la rue,
« pour les mineurs » me dira Naama : de quoi
s’interroger sur ces sociétés de tous horizons qui enferment pour se
protéger… Beaucoup de femmes et quelques
hommes attendent déjà devant la
porte avec de grands sacs : c’est
le ravitaillement de leur prisonnier pour
la semaine. Sont là aussi quelques très jeunes enfants.
Ma crainte grandit : comment
sera-t-on accueilli de l’autre côté de
cette porte ? Il est 13 h ; c’est l’heure de la visite. Le personnel
est un peu languissant. Une femme prend nos passeports et les garde. On attend pendant plus de trois quarts d’heure dans une
sorte d’immense couloir à ciel ouvert qui entoure les quartiers, avec des murs très hauts surmontés de
barbelés, avant d’accéder à une série de
pièces d’attente successives : d’abord un
sas pour la fouille des dames puis une autre pièce où les nombreux
visiteurs attendent, assis sur de
longs bancs en ciment, qui précède le
même type de salle où officie un gardien,
un « caporal » qui hurle des noms qu’on ne comprend pas : une fournée de
visiteurs se lèvent et disparaissent. Notre tour viendra après que Michel se soit manifesté auprès du crieur ; il nous fait
signe : on traverse deux salles
jusqu’à une grille où on attend. Mon cœur bat : Naama sera-t-il
là ?
On arrive dans une sorte de grande « salle des fêtes » de béton par
une scène surélevée : c’est le parloir collectif. Une foule occupe
la surface en contrebas de la scène ;
les gens sont assis par
famille autour d’une table de jardin en
plastique avec six ou huit fauteuils.
Les prisonniers arrivent aussi par paquets d’un espace ménagé au fond
de la salle. Chacun retrouve sa famille, on s’étreint longuement, on pleure, on
s’embrasse. La joie des retrouvailles se
lit sur les visages : qui est prisonnier, qui est libre ?
Sur le côté, dans un angle, deux hommes se lèvent et viennent jusqu’à
nous : ce sont des Sahraouis souriants
qui nous accueillent. Naama n’est pas là, ils nous apprennent qu’il est encore malade
ce matin, avec d’autres de leurs camarades.
Ils nous installent autour d’une
table. Une dame des plus âgées, en visite, me serre longuement dans ses bras et me tiendra la
main de longs moments.
Naama arrive plus tard dans son grand manteau, la tête protégée par la capuche. Il est
fiévreux mais tout sourire. Tous les Sahraouis (ils sont là 23) viendront les uns après les autres, contents de nous voir, comme leur famille, et
nous embrassent quatre fois. On partage
les papillotes, les dattes, et un thé venu d’une de leurs cellules !
Je n’ai pas vu Naama depuis six ans. Mais dès
que nous serons seuls avec lui, la conversation s’engagera tout naturellement
comme de vieux amis : d’abord Claude, le monde… les attentats (il y a
quelques jours seulement), la géopolitique car il lit beaucoup : journaux,
livres, il est bien informé ! Nous serons là jusqu’à midi ; personne
n’a contrôlé. Naama jouit manifestement d’une bonne audience auprès du nouveau
directeur (les années auparavant les visites étaient strictement
limitées à une heure). Il en sera
ainsi tous les matins pendant nos cinq
jours de présence à Rabat, de 9h-9h30 à 12 h-12 h 30.
Pendant que nous parlons, je regarde
autour de moi, cette salle immense déguisée en salle de spectacle, mais qui ne
verra jamais un seul artiste : la scène n’est là que pour surveiller,
donner des consignes. À chaque fin de visite — toutes les heures,
la sirène vibre cruellement, un
lot de visiteurs fait place à un autre dans un
bruit assourdissant de tables et de chaises remuées. Les familles se
retrouvent à 6 ou 8 avec leurs prisonniers ; il y a là des petits
enfants, des grands-parents, des jeunes
et des moins jeunes. Ce sont tous des
prisonniers de droit commun nettement
séparés des 23 Sahraouis qui eux
sont traités comme des prisonniers politiques, droit
obtenu de haute lutte par deux longues
grèves de la faim. Mais ils sont très loin de leurs familles et donc les visites sont rares. Toutes ces
« visites » se font sans incident ; les gens sont
disciplinés mais tendus et on a du mal à
se quitter. Pourtant, je n’ai remarqué aucun regard hostile vers notre groupe qui bénéficie d’un long
temps de visite.
Ce parloir très particulier me fait
penser à une de ces « vitrines » que le Maroc aime montrer à sa population et aussi au monde extérieur : «
Voyez, nous traitons bien nos
prisonniers ! », mais nous savons, nous,
que la torture existe, que les délais de jugement sont très longs, que
les conditions de détention sont horribles
dans certains quartiers surpeuplés, sans couverture, sans hygiène,
d’après Naama. C’est exactement comme les affiches publicitaires du bord de mer cachant l’arrière-pays souvent
misérable.
Les Sahraouis savent gérer leur temps de prison ; certains
ont pu travailler intellectuellement
pour préparer le bac ou faire du
droit. Là encore, l’effet
« vitrine » laisse entrer les livres et quelques enseignants bénévoles, mais pas le courrier !
Aucune lettre n’a jamais été transmise à
Naama par l’intermédiaire de la Croix
Rouge par exemple.
Naama a réussi à souder son groupe, à
obtenir, sans compromission, une certaine liberté d’action et de mouvement à l’intérieur de la
prison. Aucun de ces prisonniers, lourdement condamnés par un tribunal
militaire alors qu’ils sont civils, de
20 ans à la perpétuité pour des assassinats qu’ils n’ont pas commis et que
ce sont des pacifistes.
Finalement, toute cette ambiance
carcérale infernale apparaît sous un jour assez bon enfant… un comble alors que
chaque prisonnier vit le drame de la séparation, de l’enfermement, dont il ne
connaît pas l’issue !
On ressort de là étourdi, ému ;
on mesure mieux la monstruosité de ce
bâtiment qui cache 4.700 prisonniers et accueille mille visiteurs par jour.
Tout un petit peuple vit dans et aux abords de la prison ; au dehors, la vie est normale : les
taxis vont et viennent, les bars et les cafés accueillent les visiteurs, les
commerces fonctionnent ; on ne sait plus très bien où est la normalité.
Pour nous aussi la séparation sera
difficile et émouvante : quand nous reverrons-nous ; y aura-t-il une septième visite ? Quand
finira ce cauchemar lié au bon vouloir
de quelques-uns ? Seul Naama est
confiant et nous gratifie de son grand sourire d’espérance.
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