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vendredi 24 janvier 2014

Rony Brauman : « Le devoir d'ingérence est une façon d’entériner le droit du plus fort. »




 

 par Max Leroy, 22/1/2014
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brauman Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, est connu pour briser, assez régulièrement, un certain consensus médiatique. La dernière décennie a vu la France déployer sa force militaire dans un certain nombre de pays du globe, au demeurant fort différents : Afghanistan, Libye, Mali et Centrafrique – la Syrie aurait pu s’ajouter à cette liste. Le « devoir d’ingérence » et les « Droits de l’homme » sont régulièrement invoqués par les autorités politiques européennes et américaines pour accréditer certaines de ces interventions armées. Humanitaire doit-il désormais rimer avec militaire  ? Rony Brauman a répondu à nos questions.

La critique du « devoir d’ingérence » constitue l’un de vos chevaux de bataille. Pouvez-vous nous rappeler les origines de cette notion ?

Il faut d’abord préciser que l’ingérence est une pratique ancienne : depuis qu’il existe des États, certains s’immiscent dans les affaires des autres. Depuis l’existence d’une certaine régulation internationale, on appelle ça de « l’ingérence », c’est-à-dire l’imposition, par effraction, par la force, de la volonté de l’un à celle de l’autre. Le « devoir d’ingérence », c’est donc une formule rhétorique destinée à frapper les esprits, puisque l’ingérence est un délit et que le devoir de commettre un délit relèverait d’une morale transcendante et surplombante au nom de laquelle on irait se mêler d’affaires qui, juridiquement, ne nous regardent pas mais, moralement, nous concernent directement. Cette formulation du « devoir d’ingérence » date de la Guerre froide. Certains intellectuels, comme revelJean-François Revel – philosophe ex-communiste converti au libéralisme – appelaient leurs homologues français ou ouest-européens à aider les intellectuels de l’autre côté du rideau de fer, en publiant leurs écrits, en les défendant contre des persécutions de la part des  C’était une affaire de Droits de l’homme dans le contexte Est/Ouest.

Je précise aussi qu’il ne s’agissait pas, pour Jean-François Revel ou d’autres, de déclarer la guerre à l’Union soviétique ou ses alliés : c’était une façon de dire que l’ordre international, qui permettait à chacun, dans ses frontières, de réprimer sans encourir la réprobation devait être franchi – cet ordre ne devait plus être respecté de cette façon.
 Et c’est Bernard Kouchner qui, dans les années 1980, a repris cette formule à son compte, dans le domaine humanitaire, pour souligner la légitimité dont les équipes humanitaires pouvaient se réclamer lorsqu’elles passaient clandestinement une frontière pour aider des populations civiles dans une situation de guerre. C’était le cas en Afghanistan ou au Salvador, et dans quelques autres pays, comme l’Érythrée et le Tchad. C’était une rhétorique un peu flamboyante pour désigner une pratique assez évidente, qui signalait qu’une frontière n’était pas un obstacle infranchissable lorsqu’il s’agissait d’aider, au nom du droit des victimes à recevoir des secours, des populations éprouvées par une guerre. Le concept a changé profondément de sens avec les années 1990, avec la fin de la Guerre froide, et la militarisation de cette pratique.

Ce que vous évoquiez, dans une conférence, en parlant d’une évolution de l’humanitaire au militaire…

Voilà. C’est absolument fondamental. Dans les années 1980, je reprenais volontiers à mon compte cette formule, sans la trouver particulièrement utile, d’ailleurs, mais elle avait ce côté bravache qui permettait d’attirer des sympathies et de choquer les esprits. Associer « droit » ou « devoir » à « ingérence » relevait à l’époque de l’oxymore et cela donnait une tournure piquante à la formule ; avec le temps et la répétition, elle s’est affadie, et l’on a perdu de vue cette dimension. L’envoi de contingents armés pour protéger des convois et des entrepôts humanitaires, voire même des populations (comme ce fut le cas en Irak, après la première guerre du Golfe, et en Somalie, en 1992) a marqué le passage à une conception militarisée de cette notion d’ingérence. Il faut préciser encore que c’est vraiment en France que cette formule a connu, et connaît encore, un certain succès : ailleurs, à l’étranger, on appelait ça des « interventions militaro-humanitaires ».


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Rony Brauman en Ethiopie (1985), par S. Salgado
C’est à cette époque que j’ai pris mes distances avec ce « devoir d’ingérence » en récusant la militarisation de l’humanitaire. D’une part, ce n’était rien d’autre, d’un point de vue philosophique, qu’une façon d’entériner le droit du plus fort (même si le plus faible n’était pas nécessairement le plus « gentil »). Les forts s’ingèrent chez les faibles, pas l’inverse, évidemment. Et, d’autre part, cela mettait les humanitaires dans une situation, pratiquement, d’occupant militaire, en les plaçant aux côtés de contingents militaires – comme on l’a vu en Somalie. Ça rendait la tâche des humanitaires très périlleuse. Voilà, en résumé, les trois moments du devoir d’ingérence : une formule destinée à promouvoir les Droits de l’homme libéraux contre la puissance soviétique ; une pratique humanitaire pacifique ; une tradition impériale visant à apporter, par la force, le Bien et la Civilisation à des pays lointains.

La “ROC”, selon Régis Debray

Les droits de l’homme, a fait entendre le médiologue Régis Debray dans son essai Le Moment fraternité (2009), sont devenus la nouvelle religion civile d’un monde moderne sécularisé et rompu à la communication – d’où l’acronyme de son cru : ROC, ou Religion de l’Occident contemporain. « Brouillant les frontières laborieusement tracées, en Occident, entre spirituel et temporel, la ROC n’est pas étrangère à la dépolitisation de la politique, la crétinisation des esprits, le regain du réflexe colonial et la montée aux extrêmes des lisières pilonnées. » L’assaut n’avait cependant rien de nouveau : son ouvrage Chroniques de l’idiotie triomphante, 1990-2003, dénonçait déjà les velléités impériales, fussent-elles parées de leurs plus nobles atours, des grandes puissances de notre globe.
Les droits de l’homme ont au moins pour eux le mérite de faire corps : qui oserait froncer les sourcils, hostile ou simplement perplexe ? Consensus des ennemis, droite et gauche en rang d’oignons. « Une certaine gauche divine s’accorde un accès privilégié à l’universel par la grâce irradiante des majuscules – Raison, Justice, Droits de l’Homme –, de telle sorte qu’il lui est plus difficile d’entrer dans les vues des autres, voire de saisir qu’il y a de l’autre et que cette incongruité n’est pas illégitime. Ce n’est pas un hasard si, de Jules Ferry à Guy Mollet, la gauche la plus férue de fins ultimes a excellé dans l’impérial en piétinant nègres, jaunes et bicots. On aurait pu en dire autant des chrétiens, en leur temps. Quand on apporte le Salut aux païens, la Civilisation aux barbares ou la Démocratie aux arriérés, on ne regarde pas trop aux moyens. La dernière vogue humanitaire aura été la face rose du messianisme botté de ceux que l’on n’ose pas appeler les nouveaux colonisateurs. »

L’humanitaire est par nature « pacifique », avez vous déclaré. Quels en sont donc les contours, les enjeux et les objectifs, tel que vous le concevez ?

J’exprime là une opinion personnelle et l’opinion d’un courant important du mouvement humanitaire, mais je ne peux pas, moi, imposer ma propre définition de l’humanitaire : elles sont diverses. Il existe toute une tradition impériale de l’humanitaire avec laquelle je pense que les humanitaires doivent couper, dont ils doivent se séparer définitivement. En revanche, il existe une conception pacifique, voire pacifiste, de l’humanitaire. J’estime pour ma part que les humanitaires ne doivent pas avoir d’ennemis. Ils ne doivent pas désigner un « mauvais » ; leur rôle est précisément de parvenir aux populations qui sont placées dans une situation impossible, du fait d’une guerre. Ils doivent négocier, transiger et convaincre de la vertu de leur présence, pour les gens qu’ils viennent aider. Ils ne doivent pas imposer. D’autant que c’est généralement sans lendemain…

Et de quelle façon la référence aux Droits de l’homme est-elle devenue, pour reprendre une de vos formules, « un discours de combat » ?

Les Droits de l’homme, et d’une certaine manière la vertu politique, sont des instruments de combat. Par exemple, lorsque le Japon veut, au début du XXe siècle, s’intégrer au cercle des nations modernes, après sa révolution, il met en avant le traitement qu’il a réservé aux prisonniers, qu’il estime exemplaire, ainsi que les méthodes de combat très restreintes qu’il a employées pour défaire la Russie. Ça fait partie du jeu politique de se présenter sous les meilleurs auspices, les meilleures apparences, pour faire avancer ses propres intérêts. C’est là que l’ambiguïté entre humanitaire, pouvoir et souveraineté est à son comble. Pour revenir à une période plus récente, dans le cadre des accords Est/Ouest des années 1970 – ceux qui conduisaient à la détente, en cette période de Guerre froide –, les Droits de l’homme ont pris une place croissante et était un instrument destiné à renforcer le camp occidental et à affaiblir le camp communiste. L’acception, par l’Union soviétique, de ce qu’on appelait la « troisième corbeille », dans les accords d’Helsinki, c’est-à-dire la corbeille des Droits de l’homme, était la preuve de son recul et de son affaiblissement dans cette négociation. Lorsque Jean-François Revel était un polémiste, sa défense des Droits de l’homme était évidemment une défense du camp libéral et démocratique, face à son idée du totalitarisme. L’esprit des Droits de l’homme a occupé une place éminente dans cet affrontement idéologique : c’était le soft power par excellence.

Vous avez fait savoir que l’intervention française en Libye n’était pas « légitime ». Mais que répondez-vous à ceux qui évoquent « la responsabilité de protéger » les populations menacées ?

sarkozy-kadhafiJe répondrais d’abord que tant que j’ai cru que la population de Benghazi était effectivement menacée par un projet d’anéantissement quasi total, j’approuvais, tout en étant partagé (du fait des difficultés politiques que ça posait), qu’on puisse opposer un « bouclier » pour protéger les civils – c’était l’expression que j’avais utilisée à l’époque – face aux assauts des forces armées gouvernementales. Mais je me suis rapidement aperçu qu’il n’en était rien : ce bouclier n’avait rien à protéger car la menace était virtuelle ! Ça a été le premier moment d’une prise de conscience : il y avait d’abord une énorme manipulation dans cette guerre. Pas une manipulation de concepts, mais de faits.
Les différents moments qui ont marqué la montée vers l’intervention armée en Libye ont été littéralement fabriqués ; c’étaient des créations propagandistes – comme, par exemple, le mitraillage aérien d’une foule de manifestants à Tripoli quelques jours seulement après les premières manifestations à Benghazi. Ce mitraillage, signalé par la chaîne Al Jazeera, n’a jamais eu lieu. La Maison blanche a d’ailleurs reconnu, quinze jours plus tard, qu’elle ne disposait d’aucun élément pour attester de la réalité de cette attaque aérienne. C’est cette histoire là, ce storytelling, qui a servi de déclencheur à la guerre. C’est le moment auquel se réfèrent Sarkozy, Obama et Cameron pour déclarer que Kadhafi ne peut plus gouverner, car un chef d’État qui envoie son aviation sur sa population n’est plus légitime pour diriger son pays. Trois chefs d’États déclarant cela, ça signifie qu’on est parti dans un engrenage d’escalade et de marche vers la guerre. Cet événement n’a jamais existé : c’est une pure fabrication d’Al Jazeera et du Qatar. Soit Sarkozy, Obama et Cameron ont embrayé là-dessus de façon totalement inconséquente, soit de façon délibérée, en fabriquant, comme ça a été le cas dans bien d’autres situations de guerre, un prétexte pour entrer en guerre.

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