Par Jean-Luc Bertet, 15/3/2013
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Pierre Rabhi est un être rare. Paysan, il est un des fondateurs de l’agroécologie qu’il a promue jusqu’au plan international. Philosophe, il s’interroge depuis de longues années sur notre condition et notre usage du monde à travers une écriture élégante et poétique qui dit l’essentiel avec simplicité. Deux documentaires tracent le portrait de cet humaniste de 75 ans dont la bienveillance n’émousse ni la fermeté ni la combativité à l’endroit d’une civilisation qui dévore ses enfants.
En quoi l’agroécologie pourrait-elle contribuer à redresser les dérives et les manques de l’agriculture industrielle ?
L’agroécologie est une approche qui prend en compte la dynamique de
la vie elle-même. Il ne s’agit pas seulement de mettre des engrais, mais
de comprendre comment la vie a procédé pour se maintenir. Que fait la
forêt ? À l’automne, elle perd ses feuilles qui vont sur le sol se
transformer à l’aide de micro-organismes, de bactéries, d’insectes… Tout
ce monde travaille à produire une substance majeure, centrale, autour
de laquelle tourne la vie : l’humus.
On retrouve d’ailleurs la racine du mot humus dans ceux d’humanité,
d’humilité… Mais qu’est-ce que c’est l’humus sinon le produit d’une
alchimie, une restitution ? Ce qui meurt redonne la vie. C’est un
magnifique processus de perpétuation. En agroécologie, on est capable de
fabriquer cette précieuse matière avec les déchets dont on dispose :
des feuilles, du fumier. On produit à travers une fermentation dirigée
cet humus. Il a des propriétés exceptionnelles dont celle de retenir
jusqu’à dix fois son propre poids en eau. Cette concentration de
bactéries et de micro-organismes va rétablir le métabolisme des sols.
« On associe souvent la problématique de la faim dans le monde à la démographie. C’est faux et injuste. »
Est-ce que le champ d’application de l’agroécologie a des limites ?
Non, je l’ai utilisée sur ces terres en Ardèche qui étaient très
rocailleuses et je les ai rendues fertiles. Mais je l’ai mise à
l’épreuve dans des conditions plus difficiles comme au Sahel. Dans ces
zones très arides, il faut des stratagèmes supplémentaires. Comme
construire des diguettes pour empêcher que la pluie n’emporte la terre,
reboiser… Par ces procédés de rétention d’eau pluviale, on oblige l’eau à
s’infiltrer et recharger les nappes phréatiques. Quand je forme un
paysan, je forme un thérapeute de la terre. Au Burkina Faso, on a créé
en 85 un centre de formation à Gorom-Gorom. Je suis allé dans le pays une première fois en 81 à l’invitation du gouvernement pour parler de mon agriculture bio…
Thomas Sankara, ancien président du Burkina Faso, a voulu faire de vous son ministre.
C’est un des plus grands regrets de ma vie. Il n’a pas changé pour
rien le nom du pays. La Haute Volta est devenue le Burkina Faso, le « pays des hommes intègres ».
C’était une perle cet homme-là, une magnifique conscience. Il m’a
convoqué et j’ai préparé un schéma directeur, une planification agricole
sur l’évolution de la transmission, sur le court, le moyen et le long
terme. J’étais exalté que tout un pays accepte ça. Sa mort en 87 a tout
stoppé. (NDLR : le 13 février dernier, le Front de Gauche et Europe-Ecologie-Les-Verts ont demandé la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire sur l’assassinat de Sankara dans lequel il n’est pas exclu que la France ait joué un rôle.)
L’agroécologie donne de bons résultats, mais serait-elle suffisante pour satisfaire les besoins de l’humanité ?
Oui et je suis formel. Nous réhabilitons les sols et nous développons
en transmettant. Les engrais de la pétrochimie et les OGM ne répondront
pas aux besoins. Les paysans qui y succombent tombent dans la
dépendance des entreprises qui les fabriquent, empoisonnent leurs terres
et ceux qui se nourrissent de leurs produits. On associe souvent la
problématique de la faim dans le monde à la démographie. C’est faux et
injuste. Je ne dis pas que l’humanité doit continuer à proliférer. Trop
nombreux, ce serait un suicide. Quand il y a prolifération, l’impact sur
le milieu peut être catastrophique. Dans le Sahel, les populations en
situation de survie ont prélevé trop de bois, débroussaillé
excessivement, gardé des troupeaux en surnombre, mais elles ne pouvaient
pas faire autrement. Si on avait pris en compte cette détresse, on n’en
serait pas là. Que l’on me donne l’équivalent de deux ou trois
bombardiers et je me fais fort de mobiliser cette énergie humaine
surabondante dans ces pays.
On peut enseigner l’agroécologie à tous les peuples ?
Sans doute, nous partons toujours de ce que sont les gens, ce qu’ils
pensent, comment ils conçoivent la vie. On prend garde de ne pas les
coloniser mentalement. À Gorom-Gorom, les paysans se sont définis
eux-mêmes. Dans cet univers oral, on s’est beaucoup appuyé sur leurs
capacités d’écoute et de mémorisation et c’est comme ça qu’on a établi
notre pédagogie.
Si l’agroécologie peut satisfaire aux besoins immédiats, elle ne répond pas au modèle de l’american way of life qui tente également les pays émergents ?
C’est un modèle, pas une réalité. Même dans nos pays, la surabondance
n’est pas pour tout le monde. On y trouve aussi de la misère et la plus
atroce qui soit, car il n’y a rien de pire ni de plus cruel à assumer
que d’être misérable au milieu de la prospérité. On peut comprendre que
les pays émergents souhaitent vivre comme les Européens. Mais où prendre
les ressources ?
Vous prônez la décroissance…
On ne peut pas décréter les choses. Mais la réalité va nous rattraper
et plonger dans la misère si on n’y prend pas garde toute l’humanité.
Nous préparons un monde invivable à nos enfants. On détruit ce qui
devrait leur revenir légitimement. Une minorité accapare et concentre
entre ses mains les biens essentiels que sont les terres et se constitue
en féodalité planétaire. Ce hold-up à grande échelle est inacceptable.
Les États doivent édicter des lois déterminant le bien commun. Une terre
qui n’est plus travaillée doit être remise dans le circuit. Je connais
des tas de gens qui cherchent des terres disponibles. Il faut rétablir
l’équilibre entre l’être et l’avoir, le limiter à la nécessité. Ce n’est
pas l’indispensable dont de nombreux humains sont privés qui menace et
détruit la vie aujourd’hui, c’est le superflu. Et il ne connaît pas de
limites. L’industrie du luxe ne souffre pas de la crise.
« Un ami disait très justement : « Quand on se met à table il vaut mieux se souhaiter bonne chance que bon appétit ! » Avec la nourriture moderne, on se pollue et on se détruit tous les jours. »
Face à la force de frappe de la publicité, aux commodités de la vie moderne, la décroissance a-t-elle une chance de se faire entendre?
C’est l’homme qui fait l’histoire et s’il ne change pas, l’histoire
non plus ne changera pas. Il faut prendre en compte ce paramètre
fondamental qu’est son imaginaire qui lui fait concevoir le temps,
l’espace, la vie, l’organisation du vivre ensemble… L’absence de sens à
l’existence fait réfléchir de plus en plus de personnes. L’Europe,
espace circonscrit, a conquis le monde et sous le prétexte de le
civiliser s’en est accaparé les richesses matérielles. Elle a créé un
paradigme dont elle a été la première victime en uniformisant tout son
espace, en nivelant sa diversité, en standardisant les choses et les
gens. L’esprit de compétitivité et de domination s’impose comme valeurs
éducatives au détriment de la coopération. Le mythe du progrès
libérateur nous fait accepter de passer du bahut – de la maternelle à
l’université –, aux boîtes où l’on travaille et où l’on va se distraire,
enfin à l’ultime petite boîte en sapin. Que d’incarcérations
successives pour un soi-disant itinéraire libérateur nommé progrès !
Pendant ce temps-là, les oiseaux chantent pour rien, la nature nous
offre tout ce qu’elle peut nous offrir, mais il n’y a pas grand monde
pour en profiter. On a appliqué le hors-sol à l’humain au nom du PNB.
Mais je regrette, je ne suis pas né pour le PNB. Je suis né pour vivre.
L’humanité est désormais majoritairement urbaine depuis l’an passé. Que peut-on faire avec ça ?
Le piège est en train de se refermer. Cette rupture d’équilibre entre
rural et urbain avec ce hors-sol appliqué à l’humain et cette
concentration citadine terrifiante risquent de très mal finir. Imaginons
qu’un jour, pour une raison ou pour une autre, les camions cessent de
rouler et ne transportent plus de nourriture… Cette société, au
contraire de ce qu’elle paraît, est infiniment fragile. On ne sait même
plus ce qu’on mange comme l’a montré le scandale récent des lasagnes à la viande de cheval
qui ont fait des milliers de kilomètres avant d’arriver dans les
assiettes de citoyens devenus de simples consommateurs… Un ami disait
très justement : « Quand on se met à table il vaut mieux se souhaiter
bonne chance que bon appétit ! » Avec la nourriture moderne, on se
pollue et on se détruit tous les jours. On ingère des substances
chimiques concentrées dans la plante que l’organisme ne peut pas
dissiper.
« Le piège est en train de se refermer. Cette rupture d’équilibre entre rural et urbain avec ce hors-sol appliqué à l’humain et cette concentration citadine terrifiante risquent de très mal finir. »
Comment pourraient se dérouler les choses au mieux à l’avenir ?
On peut imaginer que les hommes vivent dans des habitats regroupés,
créent des espaces d’échanges, d’aides et de solidarité, sur la base
d’un ancrage à la terre nourricière. On a ainsi ce qu’il faut pour la
survie en mutualisant les compétences. Et on va jubiler parce qu’au
final ça sera la libération d’un système quasi esclavagiste qui échange
notre vie contre un salaire. On n’est pas là pour ça. Nous nous sommes
installés ma femme et moi dans cette ferme d’Ardèche dans des conditions
très spartiates il y a plus de quarante ans. Il n’y avait ni
électricité, ni eau courante, ni téléphone, ni même de route. Le Crédit
agricole a hésité à assister, ce qui paraissait selon les credos de
l’époque, un suicide. On ne peut pas faire figurer dans un livre de
comptes l’air pur, la beauté des paysages… Mais on n’a pas seulement
besoin d’être nourri physiquement. Même sainement. On a aussi besoin de
la beauté du monde.
Pierre Rabhi – les clés du paradigme est diffusé
par France 5 le 15 mars dans la collection Empreinte. Chris Reynaud y
portraitise l’agroécologiste qui échange avec le moine bouddhiste
Matthieu Ricard et l’actrice Marion Cotillard sur la nécessité et
l’urgence de changer de modèle de société. Avec Pierre Rabhi, au nom de la terre,
Marie-Dominique Dhelsing signe un beau documentaire, en salles le 27
mars, dans lequel elle le fait revenir sur son exceptionnel itinéraire
qui explicite ses pensées et ses actes. Ou comment un petit
Algéro-Français a refusé de se plier à la folie des temps modernes pour
devenir un précurseur du retour à la terre et de l’écologie. L’intérêt
qu’on lui porte aujourd’hui le réjouit infiniment. Non par vanité, mais
parce qu’il y voit la recherche de réponses à la crise générale que nous
traversons. « La mutation est inévitable et incontestable. Mais on ne sait pas si c’est pour le meilleur ou pour le pire. »
Boîte noire
- Pierre Rabhi – les clés du paradigme, sur France 5 le vendredi 15 mars à 21h30, le dimanche 17 mars à 7h45. En replay sur France5.fr et Francetvpluzz.fr ;
- Pierre Rabhi, Au nom de la terre, en salles dès le 27 mars ;
- les Associations et mouvements créés par Pierre Rabhi : Terre & Humanisme (pour transmettre l’agroécologie), Colibris (plateforme de rencontre et d’échange) ;
- voir également : Planète à vendre, documentaire d’Alexis Marant sur la mainmise sur les terres arables dans le monde par la finance internationale. Sur Arte, le 26 mars, et ensuite en replay (Arte+7) sur Arte.fr ;
- dans Ragemag, il y a peu, on parlait déjà de Pierre Rabhi, des semences libres et de l’association Kokopelli ainsi que de la (R)évolution des Colibris ;
- le très beau discours de Pierre Rabhi au TEDx Paris 2011 ;
- Du Sahara aux Cévennes, Itinéraire d’un homme au service de la Terre-Mère, de Pierre Rabhi, Espaces libres, Albin Michel, 291 pages, 9,90 euros ;
- Vers la sobriété heureuse, de Pierre Rabhi, Actes Sud, 144 pages, 15,30 euros ;
- conseillé et préfacé par Pierre Rabhi : La planète au pillage, de Fairfield Osborn, Actes Sud, collection Babel, 8,50 euros.
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