Hassan II l’avait rêvé : islamiser l’autre partie de la société
marocaine, le « Maroc inutile », pourcontre-balancer la montée en puissance des organisations gauchistes, dans le contexte de la guerre
froide. En sinistrant l’éducation nationale, en s’accaparant les moyens
de la communication, en censurant la presse nationale et internationale
et en distillant la terreur, il y était presque parvenu.
Mais dans l’ombre du tyran, se tenait Yassine et son organisation,
qui calquaient subrepticement leurs pas, sur ceux de son Makhzen,
jusqu’aux plus profondes de nos campagnes, avec cette différence notable
que pendant que l’un contraignait par les coups, la torture et la
liquidation, l’autre convainquait par le prêche, la compassion et
l’aumône.
Et tout comme Frankenstein s’est trouvé, un jour, dépassé par sa
créature, « Makhzenstein » ignorait qu’il enfantait un ennemi mortel.
L’arroseur arrosé !
« Janazatou rajoulin ! », funérailles d’un homme, s’est
exclamé l’Imam, comme à chaque fois qu’il lui faut conduire la prière
de l’absent. Obséques sans doute, mais en forme de nouvel avertissement
sans frais du cheikh aux yeux rieurs et de ses cent mille
accompagnateurs, à « Makhzenstein », comme à chaque fois que l’occasion
leur est offerte.
Facétieux, plaisantin et rieur, le guide l’aura été jusqu’à sa mort,
envers son créateur objectif et néanmoins ennemi, le régime marocain
! Son enterrement en forme de bras d’honneur s’est déroulé à un jet de
pierre des fenêtres du Palais royal et de celles de la Primature, de
l’autre côté du Bienheureux Méchouar, comme on l’appelle.
Le périple du cortège fut, en lui-même un condensé de symbolismes :
- La mosquée « Assounna », d’abord, pour la prière du défunt. La même
où se retrouvent par pure ostentation, opportunisme, grégarité ou
réelle conviction, le gotha des Apparatchiks du régime, entre hauts
fonctionnaires, militaires gradés et élus de la société civile, qui
viennent écouter les prêches téléphonés par les Habous à la gloire de
leur Commandeur.
Peu ou prou, se trouveront là, ce vendredi, de peur des représailles
dont est coutumier le régime, envers ceux qui manifestent de l’empathie
pour ses détracteurs.
Adeptes de la jamaa, adorateurs du Cheikh ou simples sympathisants
avaient, au demeurant, par leur nombre, fait une OPA temporaire sur la
mosquée, rendant celle-ci « impraticable », sécuritairement parlant.
Sans surprise donc, pas plus le Chef du gouvernement qui n’a jamais
brillé par ses idées ou son courage, que ses collègues à une exception
près, n’auront consenti le déplacement !
- L’Avenue Mohamed V, ensuite, cette longue avenue, que le cortège a
embrassée du regard, et dominée, hésitant à l’emprunter, un moment.
Esquissée par les urbanistes du colonisateur, qui en ont « oublié », à
dessein, une bonne partie du tracé, parce qu’il se perd dans une médina
populaire, surpeuplée, confinée entre une caserne militaire, un
cimetière, une forteresse prison et des remparts. Dessinée d’un trait,
elle commence large, généreuse, bordée de magnifiques palmiers
« Phoenix », de parterres fleuris et engazonnés et s’achève en un boyau
impraticable, étroit et insalubre. Le Maroc à deux vitesses, toujours !
Ce n’est pas cette avenue qu’empruntera le vieux Cheikh, en route pour
sa dernière demeure ! Elle porte encore les stigmates de ceux qui ont
osé et qui osent encore y manifester pour leur dignité et qu’on bastonne
et pourchasse, tels des chiens, dans les ruelles !
Non il a choisi de continuer dans la symbolique en longeant la porte
des ambassadeurs, celle qu’il n’a jamais voulu franchir. Un autre
paradoxe bien marocain pour celui qui représente pourtant, plusieurs
centaines de milliers de marocains.
- « Bab Errouah », « La porte des allées et venues », qui en
devient, par la grâce de l’étymologie, de la subtilité de la langue
arabe et de sa richesse, « La porte des âmes ». De piètres architectes
et ingénieurs, à court d’idées ou de deniers publics, ou les deux, ont
défiguré ses trois portes majestueuses qui appartenaient à l’histoire,
en y ajoutant une quatrième, au prix d’une cure navrante
d’amaigrissement de ses piliers, lorsqu’il s’est agi d’obéir aux
impératifs du trafic urbain. Encore une démonstration flagrante de
l’indigence de nos professionnels et de leurs commanditaires, les
pouvoirs publics. Tant pis, Cheikh Yassine fera avec, et franchira
dignement, corps et âme, l’une des voûtes de ces quatre arches.
- Direction le cimetière des « Chouhadas ». Une autre symbolique, un
autre condensé de ce Maroc à double détente. Un cimetière coupé en deux,
entre carré VIP et celui des citoyens ordinaires. Beaucoup des gisants
du premier ne sont pas les martyrs qu’on aimerait nous faire croire. Ils
sont morts repus des richesses de ce pays qu’ils ont pillées sans
vergogne, pendant que « Makhzenstein » assassinait leur semblables ! Un
jour l’histoire se chargera de rendre justice aux fantômes du second.
Les derniers seront alors les premiers !
Dans son oraison funèbre http://youtu.be/ZBKZd3LARjY, Mohamed Marouani,
cet ex gestionnaire à Maroc Télécom, parfaitement bilingue, que l’on
peut difficilement taxer d’illuminé, a prononcé ces quelques mots qui
résument le combat d’une vie :
- « Il existe trois catégories d’Oulémas : la première constituée par ceux que les tyrans sollicitent. La seconde, celle qui sollicite les tyrans. La troisième, celle qui ne les voit, ni ne les sollicite. Abdessalam Yassine appartenait à cette dernière catégorie. Et même lorsqu’il lui arrivait de regarder du côté des tyrans, c’était pour leur dire les mots de vérité et leur prodiguer des conseils éclairés ! Il a vécu dans la dignité, il est mort dans la dignité ! »
Cheikh Yassine repose désormais au milieu de milliers des siens. Ceux
que sa confrérie a largement contribué à sauver de la détresse et pour
bien d’entre eux, d’un naufrage certain !
Que n’a-t-on écrit à son propos : chef de secte, affabulateur, doux
rêveur, ennemi de la monarchie, ennemi de la liberté ! Ou encore ennemi
de la démocratie ! Il aurait d’abord fallu que celle-ci existât dans
ce pays, avant que d’être menacée !
Que l’on partage ou non ses opinions, le Cheikh n’a jamais contraint
quiconque de ses compatriotes. Il n’en a pas non plus torturé,
emprisonné ou fait disparaître. Par dessus tout, il a eu le courage qui a
manqué à beaucoup, de dire au tyran, ses quatre vérités à un moment où
celui-ci, au fait de sa puissance, pouvait tout, y compris la
liquidation physique.
Peu de ceux qui l’agonisent aujourd’hui, peuvent en dire autant !
URL courte: http://www.demainonline.com/?p=23476
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire