par Oukacha, 6/1/2012
Le père et le petit frère de Mouad, jeudi au procès |
Tribunal de première instance d’Aïn Sebaâ. Il est 17h de ce jeudi 5 janvier 2012, et le juge n’a toujours pas appelé l’affaire Mouad.
Dans la salle des pas-perdus, la famille, les amis et les soutiens de Mouad sont venus nombreux et attendent le début de la 5ème audience. L’information du jour : C’est le procureur du roi le plus gradé du tribunal qui sera en service aujourd’hui et siègera aux côtés du juge Jaber. Les deux, le procureur et le juge, ont déjà officié « ensemble » dans des procès politiques comme celui du journaliste Rachid Niny ou de la plainte de Kadhafi contre des journaux marocains pour diffamation.
19h30. On appelle l’affaire Mouad Belghouate. La salle N°8 se remplit vite, elle est encore plus bondée que lors de l’audience précédente. On fait rentrer Mouad et une partie de la salle se lève. La scène sera répétera à chaque suspension d’audience, des jeunes se lèvent à l’entrée du juge mais aussi à l’entrée de Mouad. Le « beau geste » a agréablement surpris même ceux longtemps habitués aux procès politiques.
Le juge Jaber commence la lecture de sa décision sur les demandes présentées par la défense lors de l’audience précédente : il refuse toutes les requêtes concernant les vices de forme et de procédure. Pour lui l’enquête et l’instruction ont été faites dans le respect du code de la procédure pénale. Sa décision ne surprend pas grand monde.
« Celui qui peut m’énerver n’est pas encore né »
Le procès entre enfin dans le fond après plusieurs reports. Le juge demande à Mouad de raconter sa version des faits, il dira ce qu’il a toujours dit, il n’a jamais attaqué ni blessé le plaignant. « Chacun de nous fait partie d’un mouvement, lui de celui du 9 mars, moi du 20 février et si je suis là c’est à cause de ça». Le juge pose des questions détaillées sur le déroulé de la journée des faits présumés. La défense devine où il en veut venir : à démontrer que Mouad a blessé la plaignant après que ce dernier l’ait énervé. Le juge : « le plaignant vous-a-t-il énervé ce jour-là ? » , Mouad : « Celui qui peut m’énerver n’est pas encore né ». Rires dans la salle, colère chez le juge qui avertit qu’il peut évacuer la salle.
Drôle de face à face entre un juge à la carrière déjà bien remplie de procès emblématiques, au phrasé travaillé et habile, et un jeune rappeur qui répond avec des mots simples, sereins et sincères. Mouad a réussi à imposer un échange d’égal-à-égal. Malgré son insistance le juge ne fera pas dire à Mouad qu’il a attaqué le plaignant. Il reste cohérent dans sa version des faits : il n’a jamais attaqué encore moins blessé le plaignant, point à la barre. Il ne peut pas dire une autre version parce qu’il y en a pas.
« Sa3adat Raiiss, ils ont failli me tuer et certains d’entre eux sont ici dans cette salle »
Et on présente enfin à la salle Mohamed Dali. Voici donc l’homme par qui tout cela est arrivé, le militant de l’alliance royaliste qui depuis des mois accuse Mouad de l’avoir attaqué. Djellaba traditionnelle et « Sa3adat Raiiss » (Monsieur le président) à chaque début de phrase, l’homme se plait dans son rôle et a le sens du protocole. Un peu trop même.
Et alors Monsieur Dali, racontez-nous ce qui s’est passé ce jour-là ? . « Sa3adat Raiiss , ce jour-là, ils ont failli me tuer et certains d’entre eux sont ici dans cette salle » . Et dans la salle certains regardent leurs voisins de banc, on ne sait jamais, y a peut-être des criminels qui ont tenté d’assassiner Monsieur Dali et qui devraient rejoindre Mouad dans le box. Si on croit ce que dit le plaignant.
« Nous sommes dix avocats à vous dire que ce procès est mal parti »
Le juge revient à Mouad et lui pose des questions. Mouad répète inlassablement la même chose, le récit de sa journée. Le juge essaye de le piéger en vain. C’en est trop pour un avocat du plaignant qui explose : « Ce n’est pas possible, ses avocats lui ont appris par cœur ce qu’il doit dire ».
La défense de Mouad qu’on n’a pas encore entendu depuis le début essaye d’objecter sur cette insinuation. Le juge refuse. C’est le clash. Tour à tour les avocats de Mouad se relayent « Monsieur le président, depuis le début vous n’avez pas permis à un seul d’entre nous d’intervenir, comme si on n’existait pas » « On ne peut pas laisser dire que nous avons appris à Mouad ce qu’il doit dire, sans qu’on ait le droit d’objecter ». « Nous sommes dix avocats à vous dire que ce procès est mal parti, nous ne sommes pas parano mais tout le monde voit bien que vous ne nous laissiez pas intervenir dans le débat. Soyez équitable Monsieur le président » .
Le procureur s’invite à l’incident, et sur un ton professoral mélangeant Islam ( !) et loi conclue que « le code de procédure pénale a donné au juge tous les droits en matière de déroulé de l’audience ». Puis il place ceci : « Ceux qui assistent à ce procès sont témoins devant l’histoire ». Ah ça on veut bien le croire ! Le ton continue de monter et le juge décide tout d’un coup de suspendre l’audience.
Dans les coulisses Maria arrive à faire passer à Mouad un sandwich. Ramené au tribunal tôt dans la journée, avec les accusés des autres procès, il n’a rien mangé. Ce sandwich passé difficilement à Mouad, comme un acte de contrebande, sera son déjeuner. Il était presque 22h.
Après une vingtaine de minutes de suspension, le juge accompagné du procureur rentrent de leur « conclave » . Reprise des débats.
« Ils étaient une Oumma à m’attaquer Sa3adat Raiiss »
Retour aux faits. Mohamed Dali: « Ils étaient une Oumma à m’attaquer Sa3adat Raiiss » . « Combien ? » questionne le juge. « Avec Mouad, ils étaient 24 membres du mouvement 20 février » . Les avait-il comptés au moment des faits ?! Le juge ne posera pas la question. Avocat de la défense « Comment le plaignant sait qu’ils sont du M20 ?» . Mohamed Dali, désarmant : « Je le sais parce que quand Mouad m’a dit que je suis un traitre ils ont tous levé les doigts » ! La salle explose de rire, même les policiers. Les avocats de la partie civile demandent à ce que ces rires cessent. Le juge rappelle à l’ordre la salle prenant sans doute en considération le fait qu’il est désormais difficile de résister au fou-rire à chaque réponse de Mohamed Dali.
« je sais que c’est Mouad qui l’a fait parce que j’ai entendu …»
Résumons. Un groupe de militants 20 février a attaqué Mr Dali et il en a été blessé sur le coup, par derrière. Mais alors pourquoi c’est Mouad qui est dans le box ? Commence alors une explication surréaliste . Avocat de la défense : « Le plaignant a-t-il vu Mouad l’attaquer ? » . Mohamed Dali « Oui je l’ai vu ». Avocat « Comment est-ce possible alors que c’était une frappe de dos. » . Silence.
Puis changement de version. « En fait, je sais que c’est Mouad qui l’a fait, parce qu’au moment de l’attaque j’ai entendu quelqu’un dire ‘ne fais pas ça Mouad, ne fais pas ça Mouad’ ». Ainsi donc le plaignant accuse Mouad « par déduction », il ne l’a jamais vu commettre le délit présumé mais il a étendu quelqu’un l’insinuer.
Avocat de la défense : « Donc vous accusez Mouad, parce que vous avez entendu quelqu’un dire : ‘ne fais pas ça Mouad, ne fais pas ça Mouad’ » . Mohamed Dali « Oui » . Avocat : dans les PV vous avez dit que c’était plutôt : « ’ne fais pas ça L7a9ed, ne fais pas ça L7a9ed ’». Mohamed Dali, troisième version : « en fait j’ai entendu quelqu’un dire ‘ne fais pas ça Mouad L7a9ed, ne fais pas ça Mouad L7açed’ » . Rires dans la salle, colère de la défense de Mohamed Dali qui en vient à insinuer qu’une évacuation de la salle s’impose.
« Je ne me suis réveillé que le lendemain » !
Et ça continue de contradiction en contradiction. Avocat de la défense « la plaignant a déclaré qu’il a perdu connaissance juste après l’attaque, peut-il nous dire quand s’est-il réveillé ? » . Mohamed Dali surprend tout le monde : « j’ai perdu connaissance et je ne me suis réveillé que le lendemain » ! Les avocats « Merci Monsieur le président de demander au greffier de noter mot par mot ces réponses ». Avocats « Mais comment est-ce possible que vous ne soyez réveillé que le lendemain alors que le soir-même vous avez déposé plainte et été interrogé par la police ! ? C’est du mensonge, quand vous dites vrai ? » .
Les avocats du plaignant voyant les choses mal tourner, sautent sur l’occasion : on ne peut pas qualifier leur client de menteur, la défense doit retirer ses propos. Le juge suspend l’audience. Ca devient une habitude de ce drôle de procès.
Après une dizaine de minutes de suspension, le juge toujours accompagné du procureur rentrent de leur « conclave » .
« Ma profession est un secret »
Reprise des débats. Avocat de la défense : « Le plaignant peut-il nous dire quelle est sa profession ». Mohamed Dali « Non je ne peux pas le dire, il y a des gens dans la salle, et ma profession est un secret ». La salle explose de rire. Le juge ne le rappelle pas à l’ordre remarquant que cette fois il y avait vraiment de quoi faire rire une momie.
Avocat de la défense « Pourriez-vous, nous expliquer comment se fait-il que vous vous êtes trouvé en bas du domicile familial de Mouad » ? Mohamed Dali ne l’explique pas. Avocat de la défense « Pourriez-vous nous dire par quel membre Mouad vous a frappé ? » Mohamed Dali : « je ne me souviens pas » . Avocat de la défense «Comment expliquez-vous votre blessure dans le bras alors que constamment vous avez déclaré que vous avez été attaqué sur le cou ? » . Mohamed Dali ne l’explique pas. Avocat de la défense « Une fois vous déclarez que c’est vous-même qui avez appelé l’ambulance, une fois vous dites que c’est un ami, quand dites-vous vrai ? ». Mohamed Dali choisit au hasard une option, celle de l’ami.
« Je ne me souviens pas, Je ne me souviens pas , …»
Avocat de la défense « Vous avez eu un certificat médical de 45 jours, pourriez-vous nous dire combien êtes-vous resté à l’hôpital ? » . Mohamed Dali « Je ne me souviens pas ». Avocat de la défense « Pourriez-vous nous dire au moins quand vous êtes sorti de l’hôpital ?». Mohamed Dali « Je ne me souviens pas ».
Avocat de la défense « Vous pourriez au moins nous dire qui est le médecin qui vous a délivré le certificat médical ? ». Mohamed Dali « Je ne peux pas vous dire son nom, c’est un médecin qui n’aime pas la célébrité » . A ce moment la salle est partagée entre ceux qui ont explosé de rire et ceux qui ne cessent de se répéter : mais c’est incroyable !
Et c’est le moment que choisit le Juge pour déclarer une autre suspension de séance d’une demi-heure. Il est 23h35.
Après une longue suspension, le juge accompagné du procureur rentrent de leur nouveau « conclave » .
« Après les débats d’aujourd’hui la donne a complétement changé »
Il est minuit 40 et la salle est toujours archibondée. Le juge appelle les témoins. Tous présents. Puis en aparté informe les avocats qu’il a profité de la suspension pour décider le report du procès, encore un, au mardi 10 janvier. Les avocats enchainent par une demande de levée immédiate de la détention de Mouad pour continuer le procès en liberté provisoire. Ils réexposent les garanties de présentation. Avocat de Mouad: « et comme vous l’avez certainement vu Mr le président, après les débats d’aujourd’hui la donne a complétement changé et plaide pour une mise en liberté immédiate de Mouad ». Une fois n’est pas coutume, le procureur ne veut pas prendre la parole pour s’opposer à cette demande. Le juge informe les avocats qu’il se prononcera vendredi sur leur demande.
Vendredi-midi, comme si rien ne s’est passé lors de l’audience du jeudi, le juge Jaber a refusé, pour la troisième fois en ce qui le concerne, la demande de liberté provisoire. Mouad restera en prison jusqu’à la prochaine audience.
A la sortie du tribunal, les soutiens de Mouad se donnent tous RDV mardi 10 janvier. Ils viendront en nombre et ramèneront avec eux d’autres soutiens. Et si ce procès est une affaire de justice et de droit, ils quitteront le tribunal mardi prochain accompagnés de Mouad libre et innocenté… Si c’est une affaire de justice et de droit.
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