2011 aura été une année d'immense bascule qui a renversé les certitudes les plus établies. Dans le monde arabe, des dictatures interminables se sont effondrées sous la révolte populaire tandis qu'en Europe, l'Union politique et monétaire est menacée dans sa survie. Des pouvoirs oligarchiques et des partis xénophobes y exploitent la crise financière afin d'attiser la peur et la haine. Qu'attendons-nous pour suivre l'exemple des peuples qui ont pris le risque d'écrire leur histoire plutôt que de continuer à la subir ?
Il y a exactement un an, le 31 décembre 2010, Mediapart donnait la parole à Stéphane Hessel qui nous offrait ses vœux de résistance pour 2011. Le succès de son libelle Indignez-vous ! ne faisait alors que commencer, et ne cessera de s'amplifier durant toute l'année et dans le monde entier, au point de donner naissance au mouvement des Indignés, ébauche d'une insurrection pacifique contre un ordre du monde injuste et dangereux.
« De quoi faut-il donc que ces jeunes s'indignent aujourd'hui ? s'interrogeait Stéphane Hessel dans ses vœux confiés à Mediapart. Je dirais d'abord de la complicité entre pouvoirs politiques et pouvoirs économiques et financiers. » L'année 2011 n'aura cessé de lui donner raison. En Europe, de la Grèce à l'Italie, les mêmes pouvoirs qui portent la responsabilité de la crise s'en sont saisis pour accentuer la dépossession démocratique, appliquant avec la promotion de gouvernements technocratiques liés aux oligarchies financières cette « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, où les peuples payent seuls la note des désastres du capitalisme (lire ici l'article de Jade Lindgaard).
Mais l'histoire n'est jamais écrite, toujours imprévisible dans ses tours et détours. Du moins si nous n'oublions pas que, hommes et femmes, nous en sommes les acteurs, producteurs tout autant que produits des circonstances historiques. C'est ainsi que l'appel à la résistance de Stéphane Hessel connut sa véritable réplique là où la plupart des observateurs ne l'attendaient pas. Lancé par l'exemplaire peuple tunisien, l'écho est venu de ce monde arabe qu'une Europe trop sûre d'elle-même et trop aveugle aux autres croyait condamné aux régimes autoritaires par crainte d'un islamisme diabolisé. « N'attendons pas. Résistons… », nous disait Stéphane Hessel, le 31 décembre 2010. Deux semaines après, le 14 janvier 2011, le dictateur Ben Ali fuyait la Tunisie pour se réfugier en Arabie Saoudite.
Quand, en 2009, était paru aux Éditions de l'Atelier Dictateurs en sursis, sous-titré Une voie démocratique pour le monde arabe, ce livre prophétique de l'opposant tunisien Moncef Marzouki, alors en exil forcé en France, Mediapart avait été parmi les rares à y accorder importance et crédit (lire ici l'article de Pierre Puchot). Aujourd'hui, depuis quelques semaines, Moncef Marzouki est président de la République tunisienne, premier président d'une République enfin libre qui invente avec précaution et prudence son futur démocratique. Et il était évidemment, autour de Stéphane Hessel et d'Edgar Morin, parmi les orateurs de la soirée de solidarité et de fraternité organisée à Paris par Mediapart, dès le 7 février 2011, pour saluer les révolutions arabes naissantes.
L'Europe, le monde et la philosophie du porc
Si nous avons d'emblée évoqué un « 89 arabe » (lire ici notre article), pronostic prolongé dans un livre de dialogue avec l'historien Benjamin Stora (lire là sa présentation), ce n'était évidemment pas pour annexer à un passé européen cette histoire inédite qu'inventent désormais, dans la diversité de leurs situations nationales, les peuples arabes. Cette résonance intellectuelle voulait surtout souligner que la séquence ainsi ouverte était de la même ampleur que ce printemps des peuples qui, sur le continent européen, à l'orée du dix-neuvième siècle, avait donné définitivement corps aux idéaux démocratiques, les projetant tout autour de la Terre. La démocratie comme idéal de liberté des individus, d'égalité des droits et de fraternité des peuples. La démocratie comme idée plus que jamais neuve.
L'onde de choc de 2011 n'en est qu'à ses débuts. Il y aura bien sûr des déceptions et des régressions, des défaites et des reculs, mais une nouvelle histoire s'est mise en mouvement où s'inventeront des solutions politiques inédites et s'instaureront des relations internationales nouvelles. Les manifestants russes qui, en cette fin d'année, se soulèvent contre cette imposture qu'est la « démocratie souveraine » poutinienne, confiscation oligarchique de la volonté populaire, prennent le relais des courageux Tunisiens. De même, l'accentuation récente de la répression des figures de la Charte 08 chinoise, ce manifeste dont la radicalité est simplement démocratique, montre bien le peu de confiance des dirigeants de Pékin dans leur propre système, sa solidité et sa crédibilité (écouter ici notre entretien avec le sinologue Jean-Philippe Béja).
La Charte 08 fut ainsi appelée par ses initiateurs chinois en référence à la Charte 77 tchécoslovaque. Vaclav Havel, qui en fut l'un des animateurs, est mort en cette fin d'année 2011 (lire ici l'hommage de François Bonnet), après une vie passée de la dissidence obscure à la présidence de la République tchèque, tout comme Moncef Marzouki, d'opposant exilé est aujourd'hui projeté à la tête de l'État tunisien. Prix Nobel de la paix en 2010, Liu Xiaobo a été condamné à onze ans de prison en 2009 sous le reproche d'être l'un des rédacteurs de la Charte 08. Il est donc depuis deux ans enfermé au secret pour un délit d'opinion : avoir simplement prôné une évolution pacifique de la Chine vers la démocratie.
Dans l'édition française des essais de Liu Xiaobo parue en 2011, avec en annexe le texte complet de la Charte 08, on retrouve intacte la colère d'un homme dont la dissidence fut simplement de refuser le mensonge et de vivre dans la vérité. « En Chine, pratiquement tout le monde a le courage de défier sans vergogne la morale, écrit-il. Tandis qu'on ne trouve presque personne qui ait le courage moral de défier la réalité sans vergogne. » Ce renoncement, cette abdication d'une liberté, celle de résister et de s'opposer, dont nous avons tous la charge, Liu Xiaobo l'appelle « la philosophie du porc ». Du porc qui se vautre dans la satisfaction immédiate de ses désirs et de ses envies, de sa seule survie à rebours de tout idéal.
Vaclav Havel avait préfacé ce recueil, évoquant ce « minimum moral, commun au monde entier, grâce auquel les citoyens de pays aussi éloignés et dissemblables que la Chine et la République tchèque peuvent aspirer aux mêmes valeurs, se solidariser et fonder ainsi des amitiés qui ne sont pas seulement pour la photo – des amitiés réelles ». Conseillant au dissident chinois de ne pas s'inquiéter de l'issue incertaine de son combat et, sait-on jamais, de ne pas exclure une victoire rapide, Havel ajoutait, en une forme discrète d'autocritique : « Ce serait magnifique si, dans votre action, vous arriviez à tirer la leçon des tâtonnements et des troubles que nos pays ont traversés après la chute du pouvoir communiste et à éviter ces accidents de parcours. »
Nous y voilà. Vingt ans après la chute de l'URSS, précédée de celle du Mur de Berlin, l'Europe contemple sa défaite. Du moins si l'on admet que l'Europe ici évoquée n'est ni une obligation géographique ni une contrainte économique, mais une volonté politique : une Europe dont la démocratie serait en quelque sorte la seule frontière. Tel était l'idéal originel, né dans les ruines d'un continent ravagé par les guerres, les nationalismes et les racismes, ce continent, et nul autre, où fut, hélas, inventée la barbarie au cœur de la civilisation. Or, tandis que les idéaux démocratiques sont portés, revigorés et réinventés, par des peuples qu'elle a longtemps ignorés ou méprisés, l'Europe semble se résigner à leur déclin.
Des peuples congédiés, des banquiers qui gouvernent, des travailleurs méprisés, des étrangers discriminés, des nations défiées, des haines attisées, des peurs suscitées, etc. : au risque de se répéter, tant le constat est désolant, Mediapart n'aura cessé en 2011 de chroniquer ce renoncement démocratique dont la crise financière fut l'accélérateur, devant des peuples pour l'heure impuissants à enrayer cette dérive. Et si dans cette histoire qui s'avance, inédite et incertaine, le retour de balancier était pour nous, Français et Européens soudain plongés dans une immense régression quand d'autres, sur tous les continents, s'inventent des futurs ? Serait-ce notre tour, après tant d'inconscience, d'arrogance et de démesure de nos élites dirigeantes, de vivre dans cette porcherie mentale que décrivait Liu Xiaobo ? De devenir spectateurs muets et silencieux, et par conséquent complices, d'une corruption générale de l'esprit public ?
La réponse ne dépend que de nous, et c'est évidemment non. Non, parce que nous ferons en sorte que ce ne soit pas. Parce que nous nous indignerons, parce que nous résisterons, parce que nous créerons. Nous, c'est-à-dire vous. Tel est du moins notre souhait et notre engagement pour 2012.
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