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jeudi 18 août 2011

Contribution au débat sur le M20F: quelles perspectives apres le référendum ?

Par : Chawqui Lotfi, demokratiakarama, Mamfakinch, 17/8/2011

Suite à la publication par notre site du débat autour de la stratégie politique du mouvement du 20 février, nous avons reçu cette contribution de la part de Chawqui Lotfi. Nous rappelons que le texte ne présente que le point de vue de l’auteur et ne constitue pas une prise de position du collectif Mamfakinch:

La victoire du oui représente-elle une défaite pour le M20F ? Assurément non, lorsque l’on sait que cette victoire a été largement fabriquée et ne correspond pas à la réalité de la participation. Mais elle est aussi potentiellement une défaite dans le sens où elle illustre l’incapacité du mouvement à répondre politiquement à l’offensive du pouvoir et arracher, à défaut d’un changement radical, des conquêtes et concessions réelles sur le terrain politique. D’une certaine manière, le contenu de la constitution et le message politique qui le sous tend est explicite : « la monarchie restera le pivot absolu du système politique malgré vos contestations ». Au-delà des acquis moraux et politiques qui sont loin d’être négligeables ( un réveil populaire du combat démocratique, la formation d’une nouvelle génération politique consciente de ses droits et aspirations, un renouveau de l’action collective ), le mouvement n’arrive pas à gagner, à un niveau supérieur, en audience sociale, à élargir d’une manière qualitative sa base sociale et à promouvoir des formes de luttes qui cristallisent un autre rapport de force. Il est en particulier en difficulté (démuni ?) dans la conjoncture politique ouverte après le referendum et n’a pas de réponses claires sur l’impossibilité organique, une nouvelle fois démontrée, d’un processus de reformes par en haut. Ces derniers mois ont fait une double démonstration : la monarchie ne peut accompagner et encore moins être moteur d’un processus de démocratisation, elle en est même le principal obstacle ; le mouvement ne représente pas à l’heure actuelle une alternative suffisamment crédible, dotée d’une stratégie claire et à vocation majoritaire. Le pari du pouvoir repose sur une appréciation politique du mouvement et de ses forces réelles. Il pense que le temps joue en sa faveur dans une stratégie globale de guerre d’usure qui verrait le mouvement s’épuiser faute de perspectives immédiates. Il a une lecture du mouvement qu’il a appris à connaitre :

-la composante spontanée du mouvement, la jeunesse non organisée, qui a une existence réelle, reste relativement minoritaire, phénomène accentuée par l’absence de résistance de masse dans la jeunesse scolarisée.

-les forces sociales majoritaires, l’essentiel des classes populaires ne voient pas dans le mouvement un appui pour leurs luttes quotidiennes et un vecteur politique pour imposer leurs aspirations et revendications sociales, au delà de la sympathie réelle qu’il peut exercer.

-les forces organisées qui agissent dans le mouvement sont, pour des raisons diverses, dans l’incapacité à promouvoir une politique qui permette d’aller vers un affrontement de masse isolant le pouvoir et le contraignant à abdiquer.

-les formes d’action adoptées se résumant pour l’essentiel à des manifestations hebdomadaires ne sont pas de nature à fixer la contestation et d’imposer un rapport de force

Ce pari reste néanmoins aléatoire et conjoncturelle. Même si il peut se vérifier dans les semaines qui viennent, aucune des questions sociales et démocratiques soulevées par le mouvement n’aura eu de réponses. Par ailleurs, dans un contexte où la crise systémique du capitalisme mondial est entrain de franchir un nouveau seuil, imposant partout dans le monde, une nouvelle vague de politiques d’austérité et d’offensive brutale contre les acquis, on voit mal comment un pays comme le Maroc, dépendant des pressions du marché mondial, peut échapper à l’approfondissement de l’instabilité sociale et politique. Au contraire, pour faire face aux résistances populaires et pour imposer des contres reformes libérales, le pouvoir, au delà de sa façade démocratique, ne peut qu’accentuer les traits d’un régime policier, et mener une guerre ouverte ou larvée pour maintenir un ordre violemment inégalitaire. Le terreau des résistances sociales et démocratique est donc loin de s’éteindre. La recrudescence des luttes sociales, dans leur diversité, est loin d’être exclue. Mais c’est aussi pour ces raisons, que le camp du changement ne peut faire l’impasse de revisiter ses propres faiblesses, redéfinir son agenda politique et sa stratégie de lutte. En évitant un certain nombre d’illusions et de confusions, pour faire face aux défis qui se présentent.

L’illusion réformiste est à juste titre critiquée par zeroual dans sa contribution. Nous pourrions également dire que l’objectif d’une monarchie parlementaire réelle, c’est à dire d’une monarchie qui règne mais ne gouverne pas (mais est-ce réellement le sens qui est donné par ceux qui défendent cet objectif ?), ne peut être obtenue par des compromis d’en haut ou suite à une simple pression populaire mais par un changement radical du régime politique. Dire que la monarchie ne gouverne pas, signifie la déposséder et l’exproprier de sa place stratégique dans le système de domination, ce qui implique un démantèlement des appareils répressifs , de la bureaucratie militaire et civile de l’Etat et des institutions qui assurent la reproduction du despotisme, la stricte séparation de la religion et du politique, mais aussi s’attaquer aux bases matérielles qui fondent la prééminence de la monarchie, son pouvoir absolu sur le terrain économique et qui fait d’elle le premier entrepreneur et propriétaire foncier, le noyau dur de la bourgeoisie locale. Sans ces conditions, la monarchie parlementaire n’est qu’un slogan creux et revient en réalité à attendre du pouvoir qu’il autolimite ses prérogatives et privilèges, qu’il s’auto reforme pour s’amoindrir, qu’il scie par lui même la branche sur laquelle il est assis. Au-delà de ce constat qui ne concerne que ses partisans, une des faiblesses du M20F est au fond de ne pas avoir répondu à la question du pouvoir. Certes, ce ne sont pas les exigences démocratiques qui manquent (constitution démocratique, justice indépendante, démission du gouvernement, dissolution du parlement etc…) mais avec une zone grise : que faire de la monarchie ? Une constitution démocratique mais qui l’élabore et pour quoi faire ? Dissolution du parlement et démission du gouvernement mais pour mettre quoi à la place ? Cette « zone grise » où la question du pouvoir est abordée de biais, a ouvert l’espace politique à des manœuvres de la monarchie et dilué les enjeux de la confrontation. Peut-être que cela était inévitable, peut être nécessaire pour certains pour impulser une unité entre des forces hétéroclites mais il s’est avéré sur la durée que l’évacuation du mot d’ordre d’assemblée constituante et de la chute du régime (et les deux sont inséparables) a permis au pouvoir d’utiliser les ambiguïtés revendicatives du mouvement pour imposer son projet de constitution octroyé. Le résultat est que même une fois celle ci adoptée, le mouvement a du mal en réalité à sortir de son premier cadre revendicatif alors que la réponse du pouvoir est nette et claire : la monarchie sera absolue et il n’y aura même pas des réformettes. On peut discuter à loisir sur la possibilité ou non de lancer tel ou tel mot d’ordre, des questions tactiques dans le cadre des rapports de forces à un moment donné, mais le moins qu’on puisse dire est que l’autolimitation politique du mouvement n’a pas permis de catalyser en termes d’acquis et encore moins en terme de changement, la dynamique populaire. Or la défense de l’assemblée constituante portée par un gouvernement indépendant du makhzen, de ses partis et issue de la volonté et mobilisation populaire, ne signifie pas décréter la forme de régime politique démocratique nécessaire. Elle signifie seulement la nécessité d’un acte démocratique populaire souverain qui traduit la nécessité d’un changement par et pour le peuple, même si cela implique au préalable la chute du despotisme et de sa figure centrale. En évacuant ce débat ou le cantonnant à la marge ( et la bataille politique qu’elle implique ) , se développe aujourd’hui une crise de perspectives politiques pour le mouvement, qui se traduit au moins de deux manières : la tentation qui s’exprime sous des formes diverses de vouloir déplacer la bataille politique de la rue vers les institutions, notamment à l’aune des prochaines échéances électorales. Ce que l’on n’a pas réussi à obtenir par la rue pourrait être obtenu dans le cadre des institutions de la façade démocratique. Il n’est pas lieu de discuter de cette approche qui n’est pas nouvelle, cela fait des décennies que la gauche parlementaire et gouvernementale s’est inscrite dans le mal nommé « processus démocratique » avec le résultat que l’on sait. Ce choix agite les débats de certaines composantes qui soutiennent le mouvement, du PSU au CNI. Au delà des clivages internes qui tiennent moins au fait que ces forces sont sensibles à la pression populaire et aux nouvelles aspirations ( même si cela peut être vrai à l’échelle locale et individuelle ) qu’en réalité au calcul politique « des gains et des pertes » dans un contexte probable de faible participation électorale et où les dés sont pipés. Il n’est pas exclu que certains courants participent à la mascarade électorale malgré leur dénonciation de la constitution octroyée. Ce ne sera pas la première fois. A plus forte raison si le mouvement traverse une phase de reflux ou au contraire pour éviter une possible radicalisation. Non pas d’ailleurs pour des raisons de tactique politique que pour des raisons beaucoup moins avouables car la présence institutionnelle procure aux bureaucraties syndicales et partisanes des privilèges conséquents d’ordre matériel qui constituent la racine de l’électoralisme ou du crétinisme électoral et la raison d’être de ces bureaucraties.. Mais l’essentiel est ailleurs, il existe aussi un courant social et politique informel pas nécessairement représenté par les forces organisées, qui revendiquent une forme de libéralisme politique accompagné d’un réformisme social. Avec ce courant, il faut engager un dialogue critique, mais sans concessions sur les conditions d’un changement démocratique. Non par attachement idéologique abstrait à quelques certitudes révolutionnaires mais parce que dans les conditions concrètes du Maroc ( et bien au-delà ) , la possibilité de changer un tant soit peu les conditions de vie , de travail de la grande majorité, de réaliser les droits les plus élémentaires, de conquérir la liberté politique nécessitera des bouleversements majeurs, une poussée révolutionnaire du peuple d’en bas. Loin d’opposer reforme et révolution, une lutte conséquente pour obtenir des reformes nécessitera l’irruption sur la scène sociale et politique, de millions de personnes sur la base de leurs propres aspirations. En réalité, il n’y aura pas de reformes durables et réelles sans révolution.

Ce point de vue a un autre prolongement politique. Ce n’est pas seulement le réformisme institutionnel (sans reformes) qui est inconsistant mais aussi les tenants de l’islam politique. Curieusement, la critique d’al adl est largement absente des contributions et du débat public. La tonalité majoritaire est de les considérer comme des alliés de fait, circonstanciels ou stratégiques. Et s’il y a une critique, elle se fait de biais, au travers de la question de la laïcité ou des droits des femmes et sans conséquences pratiques sur les alliances/coordinations établies qui forment l’ossature des « comités de soutien ». Si il est juste de ne pas les diaboliser, ni de les considérer comme l’adversaire principal, la position inverse visant à banaliser leur forme d’intervention politique est tout aussi problématique. Pour deux raisons fondamentales : l’ennemi de mon ennemi n’est pas nécessairement mon ami. Le projet social et politique défendu par al adl est à l’antipode d’un projet démocratique, quelque soit le contenu que l’on donne à celui çi, et reste foncièrement réactionnaire. Leurs référence récente à l’Etat civil est en réalité un verbiage creux que ses promoteurs ne cherchent même pas à définir et qui ne recouvrent ni de près, ni de loin, la notion d’état démocratique et laïque, ni la garantie du respect des libertés collectives et individuelles, ni du pluralisme politique et culturel, sur lesquels d’ailleurs ils ne se prononcent pas. Malgré sa « flexibilité tactique » pour chevaucher un mouvement populaire dont le caractère n’est pas religieux, al adl n’hésite pas, lorsque le rapport de force lui permet ou que l’opportunité se présente, d’avancer ses propres mots d’ordres, d’imposer des cortèges de femmes séparées, ou de coiffer de son hégémonie nombre de comités de soutien et la logistique des manifestations dans de nombreuses villes. L’erreur de la gauche et cette fois çi pas seulement réformiste est d’avoir au nom de l’unité, éviter toute critique indépendante et publique dans le mouvement, comme si l’unité et les impératifs de la mobilisation devaient annuler la bataille politique sur le projet de société et l’orientation générale du mouvement ( et de ses formes d’organisations ). Comme si l’expression ouverte de divergences et d’un pluralisme public à l’intérieur du mouvement étaient par définition des facteurs de division et d’affaiblissement. Comme si la question de pour quel type de société nous nous battons est une question à discuter…demain. Il est particulièrement problématique de la part de certains radicaux d’affirmer que la démocratie implique aussi la reconnaissance de ce type de courant. C’est vrai si cette reconnaissance s’accompagne d’une lutte ouverte, politique et idéologique, contre sa nature anti démocratique. Et c’est faire preuve d’un opportunisme à courte de vue ou d’une certaine myopie politique que de croire et de faire croire qu’ Al adl respecte la plateforme du M20F, alors que chacun sait qu’il s’agit d’une posture tactique qui lui permet d’abord de se renforcer et de capitaliser politiquement un rapport de force organisationnel, étant la force la plus disciplinée et la plus dotée de moyens matériels. Mais l’élément politique le plus important est ailleurs. Il s’avère que al adl n’a pas de propositions politiques pour la suite de la mobilisation. Sa direction liée aux couches supérieures des classes moyennes teste la possibilité d’un « dialogue national » dont le périmètre et les objectifs sont plus qu’ambigus. Elle adopte une démarche pragmatique mais il ne s’agit pas d’un pragmatisme radical mais d’une opportunité pour elle de renforcer sa légitimité politique et de se renforcer socialement. A l’encontre sans doute d’une partie de sa base populaire, il s’avère qu’elle veut éviter le risque d’une instabilité politique et qu’en réalité elle sonde, sur la base d’un rapport de force, les capacités d’ouverture du régime à son égard, même si elle peut adopter, pour des raisons tactiques, des prises de position à géométrie variable. . Ce « réformisme islamique » qui par ailleurs draine une base sociale sur la base d’un clientélisme social et religieux est non seulement réactionnaire ( oui toutes les résistances et oppositions ne sont pas par définition progressistes ), opposé à l’idée même d’autodétermination du peuple, mais se trouve aussi dans une impasse politique quand l’enjeu palpable est d’assumer un plus haut niveau de confrontation et de clarification politique. Et surtout il s’avère que le calcul fait par nombre de composantes de l’importance d’une alliance de fait et assumé avec al adl pour donner un caractère de masse aux mobilisations ne prémunit en aucun cas d’un risque d’affaiblissement de la contestation sous sa forme actuelle et ne permet pas de gagner d’autres couches sociales populaires.

Dès lors, si du côté des courants réformistes ( institutionnels ) et de l’islam politique, il n’ y a pas lieu d’attendre la volonté qu’émerge un mouvement de masse indépendant et des propositions politiques de lutte qui traduisent une réelle volonté de confrontation sociale et politique avec le pouvoir et que n’émerge pas encore une direction propre du mouvement réellement indépendante des forces organisés présentes, le risque est de voir se cristalliser un blocage politique du mouvement. A plus forte raison si la posture de la gauche radicale ou de certaines de ses composantes est de se limiter à la défense de l’unité et du premier cadre revendicatif.

Dans ce contexte le M20F est confronté à un dilemme. Nous sommes dans une bataille qui va durer où l’enjeu est certes d’accumuler des forces. Mais cette notion d’accumulation ne doit pas donner lieu à ce qu’on pourrait appeler une « illusion mouvementiste », la croyance que le mouvement tel qu’il est, peut sur la base de ses actions et de sa propre dynamique, changer la donne, gagner par l’effet mécanique de son unité, sa détermination, sa continuité, les forces qui lui manquent. Et où il suffirait en quelque sorte de tenir, de ne rien lâcher et la suite viendra….l’accumulation des forces est tout sauf une opération arithmétique. En réalité, l’enjeu est bien posé par zeroual : il faut s’orienter vers les bases sociales qui ont un intérêt au changement mais qui pour diverses raisons ne sont pas rentrées de plein pied dans la bataille démocratique. L’enjeu est bien la construction d’un front populaire, social, démocratique visant à cristalliser une dynamique de convergences des luttes et un rapport de force social et politique. Si nous regardons en arrière ces derniers mois, les mobilisations sociales et syndicales n’ont pas manqué. On se rappelle durant le printemps, la lutte massive des enseignants, des médecins, des postiers, les luttes des mineurs de Khouribga, les marches des paysans, la lutte des diplômés chômeurs pour ne prendre que ces exemples. Ces luttes très combatives, parfois s’imposant aux directions syndicales, révèlent un fait majeur : l’importance de la question sociale, la centralité des questions de salaires, de condition de travail et d’emploi, de l’accés aux services publics pour de larges couches. Certains diront que ce sont des luttes catégorielles, voire corporatistes alors que l’enjeu est d’obtenir le changement politique. Ce point de vue élitiste oublie « simplement » que même pour la grande majorité des manifestants qui répondent aux appels du mouvement, ce sont les aspirations sociales, l’espoir de voir changer les conditions de vie, le quotidien, qui est à la racine de leur engagement politique, autant que la défense des libertés qui permettront d’exiger et d’imposer des droits. Ils oublient aussi que la possibilité d’un soulèvement populaire général est liée en bonne partie à l’articulation des revendications sociales et démocratiques, autrement dit à la politisation de la question sociale. Certes les slogans ne manquent pas mais il ne s’agit pas en réalité de problèmes de slogans mais de la capacité concrète du mouvement à soutenir les mobilisations sociales et syndicales, à développer des formes d’unité d’action et d’apparitions communes, a apparaître comme le mouvement qui défend, dans son activité quotidienne et pas seulement au travers des slogans et ses manifestations hebdomadaires, l’ensemble des aspirations et des luttes de notre peuple. Ce pas reste à franchir pour transformer les résistances en une force matérielle enracinée dotée d’une perspective commune. Jusque là le M20F s’est développé en extériorité aux autres formes de lutte même s’il a pu affirmer parfois une solidarité de principe. Certes, cette réorientation implique en premier lieu que la gauche de lutte investie dans le mouvement syndical et social et plus largement dans les résistances populaires ne se contentent pas de participer ou d’apporter un soutien au mouvement du 20 février mais mènent une lutte publique, globale au sein des « organisations de masse » pour rendre possible cette convergence. Quitte à se confronter à d’autres monarques…Nous en sommes loin.

L’enjeu est important et sans doute déterminant. Pour être plus précis et concret, on peut donner un exemple actuel. En ce moment à safi, se développe une lutte exemplaire : voici des jeunes chômeurs dont la grande majorité est issue des quartiers populaires, investis dans les manifestations du M20F, a décidé d’engager une lutte pour l’emploi. Cette lutte est exemplaire à un double titre : par la cible qu’elle vise : l’OCP. Voilà le poumon économique du « royaume » qui réalise chaque année des bénéfices juteux au profit d’une minorité dont le palais mettant à nu la scandaleuse confiscation des richesses, malgré tous les discours sur le développement humain. Et si le pouvoir peut bricoler une constitution à sa mesure, il ne peut satisfaire les droits élémentaires de ceux qui réclament juste un travail et une vie digne. Ce pouvoir n’est pas seulement celui d’une dictature mais aussi de la guerre sociale contre les pauvres. Transformer cet antagonisme social en antagonisme politique est le maillon central pour le développement qualitatif de luttes démocratiques de masses. Exemplaire aussi par les formes de luttes initiées : puisque les manifestations ne suffisent pas, nous allons bloquer la circulation des trains, bloquer vos affaires, vous empêcher de confisquer en toute impunité les richesses de notre peuple dont on ne voit pas la couleur. Cette confrontation aux racines sociales est très politique : elle pose la question de la répartition des richesses, de qui décide et qui contrôle et remet en question indirectement l’appropriation privée au non de la satisfaction des droits. Des questions en somme qui sont au cœur d’une stratégie de changement véritable. Si j’insiste sur cet exemple c’est pour expliciter le type de profil (et de formes de lutte, j’y reviendrais) nécessaire pour gagner ceux qui se soulèvent pour la justice sociale et la dignité. Or et c’est la difficulté, le M20F est d’une certaine manière extérieure à ce type de mobilisation qui rejoigne en réalité son combat. Il aurait fallu une campagne nationale de solidarité avec les insurgés de safi, d’amplification de la lutte pour l’emploi qui est au cœur des contradictions sociales qui agitent notre société, une manifestation nationale qui permette de dire que ce combat est le notre. C’est aussi comme cela que se tisse la confiance active , l’élargissement de l’horizon de lutte et que peuvent s’ouvrir des perspectives nouvelles.

La question n’est pas secondaire et elle est politique : l’appropriation et la répartition des richesse est le vecteur structurant des rapports de domination despotiques et il n’y aura pas une réduction sensible de la pauvreté , des injustices et des inégalités sociales, du népotisme sans que les classes populaires arrachent le pouvoir réel à tous les niveaux.

La question est concrète : des luttes sociales existent et vont se développer à plus forte raison si se confirme que la possibilité d’obtenir un changement politique significatif nécessitera un temps long et que la récession mondiale aura un impact social désastreux. Le M20F , loin de s’orienter vers le repli ou de banaliser ses formes d’intervention, devrait placer au cœur de la lutte politique la question sociale, non pas seulement sous forme de dénonciation des politiques anti populaires ( ce qu’il fait très bien ) mais en rendant possible la construction d’un mouvement populaire qui s’appuie sur les luttes concrètes, leur donne une existence et une visibilité nationale. Il gagnerait qualitativement à jouer ce rôle de passerelle, de moteur et de convergences.

Mais ce « profil » implique à son tour une élaboration revendicative qui dépasse la plateforme initiale en levant ses limites et ses ambiguïtés. L’égalité des droits, la défense de mesures sociales urgentes devrait occuper une place aussi centrale que les exigences démocratiques et en être le prolongement nécessaire. Ce n’est pas seulement la corruption qui doit finir mais les salaires de misère, les licenciements, le chômage, ce n’est pas seulement les voleurs corrompus qui peuplent les institutions de la façade démocratique qui doivent dégager mais ceux qui règnent et gouvernent dans les entreprises et les campagnes. Ce n’est pas seulement le despotisme politique qu’il faut bannir mais le despotisme patriarcal en revendiquant haut et fort l’égalité des droits entre hommes et femmes. En les articulant à un mot d’ordre politique central : tout le pouvoir au peuple et son corollaire logique : le peuple veut la chute du régime. A moins de sous-estimer la profondeur du ras le bol et de la colère populaire qui n’attend que la possibilité pour en découdre. Ce n’est pas seulement himma qui doit dégager mais le dictateur ! L’enjeu est d’élargir les fronts de lutte afin d’enraciner le mouvement autour d’une lutte politique commune .

Il y a par ailleurs une idée à mon avis essentielle que l’on ne doit pas perdre de vue. C’est dans le mouvement réel qui conteste pratiquement cette société, que s’élabore la société de demain. Aucune société nouvelle n’émergera sans qu’ici et maintenant, ce que nous voulons, ne germe pas dans les revendications, les formes d’organisations, les modalités et pratiques de lutte. Il n y aura aucun acquis demain si les femmes ne prennent pas toute leur place dans la mobilisation, à tous les niveaux, et que leurs revendications spécifiques n’émergent pas. Il n’y aura pas de démocratie réelle, globale, si dans les luttes actuelles et à venir, les patrons sont roi dans leurs entreprises, les bureaucrates rois dans leurs syndicats et que n’émerge pas la volonté de décider, de contrôler, de lutter par en bas. Il n’y aura pas de démocratie si dans le mouvement lui-même, les manifestants se contentent de manifester sans qu’ils décident de leur lutte et des suites à lui donner. Il faut bannir l’idée elitiste selon laquelle la démocratie est un cadeau au peuple qui délègue sa lutte et le pouvoir à ceux qui parlent en son nom, qui ont l’expérience de l’organisation même quand ils sont révolutionnaires et démocrates convaincus. Il faut en finir avec cette idée de comités de soutien qui en réalité structurent le mouvement à partir des compromis et considérations tactiques des organisations pour forger le mouvement dans des comités de bases, populaires et une représentation démocratique contrôlée issue du mouvement.

Cela en lien avec l’élaboration de nouvelles formes de lutte. Les manifestations hebdomadaires ne permettent plus, aussi nécessaires soit elles, d’agrandir l’influence du mouvement, ni d’imposer la confrontation nécessaire. D’une certaine manière, le pouvoir a la maîtrise absolue de l’espace public. Il peut à sa guise réprimer ou tolérer. Il est entrain de nous dire : aboyer tant que vous voulez, rien ne changera. Et quand il le décidera, il nous interdira d’aboyer. Et peut être que d’ici là, et pour éviter ce scénario, il faudra décider de le mordre à pleine dents. Quelqu’un disait que la meilleure défense c’est l’attaque. Jusqu’ici l’ensemble des manifestations ont été locales. La perspective d’une manifestation nationale massive centralisée dans la capitale n’a jamais été discuté publiquement ( et encore moins décidé ). Elle aurait été sans doute nécessaire le lendemain des résultats du référendum. Elle reste nécessaire pour éviter une dynamique d’affaiblissement et de reflux local et une distanciation plus grande entre les luttes sociales et les luttes démocratiques, entre le mouvement et sa base populaire potentielle. Elle est nécessaire pour sortir de cette stratégie d’avertissement sans lendemain et pour tendre vers une occupation permanente et franchir un seuil dans la confrontation. Elle permettrait d’initier des formes d’occupation dans l’ensemble du pays qui déplacerait le centre de gravité des rapports de forces. Elle signifierait concrètement que le pays appartient à son peuple et non pas au makhzen. Pas en slogan mais en réalité. A moins de penser que les manifestations hebdomadaires suffiront à ébranler le régime…

Loin d’être antinomique à cette forme de lutte, la poussée de grèves suivis d’occupations sur les lieux de travail et interdisant toute circulation des marchandises, le soutien et l’impulsion des résistances sociales les plus diverses, rendrait possible un climat social où le peuple réel prend conscience de sa force collective, de l’unité de ses intérêts, et de la légitimité de ses revendications et aspirations. Le blocage de l’économie est une forme de la lutte et de confrontation politique qui peut s’avérer plus efficace que les centaines de manifestations de rues qui ont eu lieu dans la construction d’un rapport de force global. En réalité, tout comme sur le plan politique et revendicatif, il est nécessaire d’articuler les questions sociales et démocratiques, la combinaison de protestations actives de l’occupation permanente de l’espace public aux grèves de masses, changerait en profondeur la dynamique de la lutte et permettrait au mouvement d’imposer le changement réel. Certains feront l’objection suivante, classique, presque routinière et conservatrice, avec cette langue de bois qui explique « les nécessités de l’étape » ou qui concerne la réalité objective des rapports de forces, sans se demander le moins du monde si leur politique permet de transformer effectivement cette réalité et si le rôle même de la gauche de lutte n’est pas précisément de modifier cette réalité et de proposer des perspectives de luttes différentes.

Sans doute, ce processus conduira à de fortes contradictions internes et à des ruptures au sein des forces qui soutiennent le M20F ou qui participent à la mobilisation actuelle. Il est antinomique au positionnement de tous ceux qui ne veulent pas entendre parler de la question sociale si ce n’est comme discours général mais pas comme objectif de lutte politique, de tous ceux qui veulent un « changement » sans crise, de tous ceux qui conçoivent le M20F comme une simple force de pression sur le régime pour obtenir aux mieux des acquis ou une place dans le système politique établi. De tous ceux qui s’opposent en réalité à l’émergence d’un mouvement de masse indépendant dans la perspective d’une révolution sociale et démocratique. Mais, c’est du moins ma conviction, il correspond aux valeurs de la gauche de lutte et radicale et peut convaincre les larges masses qui se mettent en mouvement que si elles sentent la détermination à aller jusqu’au bout, y compris dans les formes de luttes et la clarté des objectifs. La gauche radicale ou plutôt certaines de ses composantes doit rompre avec la vielle tactique éprouvée de la guerre de positions et concevoir la politique non pas comme un jeu d’échec avec le pouvoir qui dépend principalement de l’unité des organisations ( qui peut être un moteur à des moments donnés mais aussi un frein dans une autre conjoncture concrète ) ou de leur possible radicalisation ( illusoire ). Elle devrait viser l’essor et l’appui accordé en priorité au développement des luttes de masses indépendantes et travailler à leurs convergences. Il n’y a pas, au niveau des rapports de force nécessaires, de liens mécaniques entre l’unité des forces qui soutiennent le M20F et cet objectif mais plutôt compte tenu de la nature politique « des partenaires » une contradiction. La politique radicale, ou qui se prétend comme telle, ne peut se limiter non plus à une somme de tactiques et de mots d’ordre où l’on teste l’adversaire sans jamais prendre l’initiative de la confrontation, lui laissant préparer la sienne à sa guise. Elle ne peut non plus privilégier les alliances d’en haut, avec leurs compromis boiteux sur le terrain, qui bloquent les possibilités d’une radicalisation de masse et politique et une extension des domaines de convergence de la lutte. Elle ne peut non plus se contenter de la défense de l’unité et de la première plateforme revendicative pour répondre aux enjeux de construction d’un rapport de force global. Sinon, elle aussi se retrouvera dans une impasse.

Le M20F d’en bas représente un immense espoir et restera incontournable pour l’élaboration d’une alternative enracinée dans l’action. Mais sa dynamique dépendra de l’orientation qui émergera dans les semaines à venir, de sa capacité à évoluer dans ses revendications, dans ses efforts pratiques pour avancer dans l’unité d’action ouvrière populaire mais aussi à promouvoir de nouvelles formes de luttes qui permettent de cristalliser une situation où ceux d’en bas refusent activement l’ ordre despotique et inégalitaire et ceux d’en haut perdent leur capacité à légitimer leur domination et à gouverner. Qui n’avance pas recule est un vieil adage qui garde toute sa pertinence. C’est donc un débat réel sur les perspectives de lutte permettant de changer radicalement les rapports de force qui doit s’ouvrir pour en finir avec tous les despotismes…et toutes les impasses. Et un appel à la construction d’un pôle radical, combatif, qui défend publiquement et dans l’action, d’une manière indépendante des réformistes, des bureaucraties syndicales, et tenants de l’islam politique, une stratégie de lutte visant à la confrontation de masse avec le pouvoir et les dominants.


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