Certaines dates historiques ont marqué plus que d’autres la mémoire politique collective du peuple marocain. Le 23 mars 1965 en est du lot. Que s’est-il passé cette journée printanière? Et qu’en faire quarante-six ans plus tard?
Que s’est-il passé le 23 mars 1965?
Neuf ans à peine après l’indépendance du Maroc en 1956, l’espoir d’une vie meilleure et digne était encore vivace dans l’esprit des classes populaires des villes et des campagnes. Ayant pris une part active à la lutte pour l’émancipation de la nation, cet acteur du changement social voyait dans l’éducation de ses enfants le moyen idoine pour leur assurer une ascension sociale réussie.
Sous l’effet de l’opération de marocanisation de la fonction publique, qui a vu 200.000 jeunes Marocains rejoindre le fonctionnariat, les parents de conditions modestes ont cru voir là un secteur qui sauverait leurs enfants, une fois instruits, de leur propre situation de précarité. D’où l’investissement financier important qu’ils avaient consenti pour leur éducation.
Mais c’était sans compter avec la méfiance d’un régime autoritaire à l’égard de l’école et des enseignants. Pour le roi Hassan II (1961-), l’école était un milieu où prospéraient des idées dangereuses pour le maintien de son pouvoir absolu. D’ailleurs, ses services de renseignement généraux, entre autres, étaient au fait du soutien ferme du milieu de l’éducation aux formations politiques et sociales d’opposition. Un appui qui s’expliquait à l’époque par un ensemble de facteurs (sociaux, politiques et culturels) inter-reliés.
Rappelons-nous notamment des conditions précaires de la vie et du travail de nombreux enseignants. Aussi, du degré aigu de conscientisation politique de cette catégorie sociale. Étant par la force des éléments dans le Maroc de l’époque un acteur de changement social et de modernisation, cette catégorie ne pouvait qu’entrer en conflit avec un régime conservateur qui privilégiait, dans le cadre de ses alliances domestiques et pour fin de reproduction politique, les groupes les plus conservateurs dans la société. Le pari néolibéral du pouvoir ne faisait qu’accentuer l’inimitié d’une force issue dans une large mesure de milieux modestes. C’est dans ce contexte conflictuel que se sont inscrits les événements du 23 mars 1965.
Pour réduire après-coup les effectifs des élèves lycéens, le ministre de l’Éducation nationale Youssef Bel Abbès a publié en mars une circulaire interdisant aux lycéens âgés de plus de 16 ans de redoubler «le brevet» et donc d’accéder éventuellement au deuxième cycle du secondaire. Par l’effet des inégalités scolaires (liées non-mécaniquement aux inégalités sociales), les éventuelles «victimes» d’une telle mesure administrative devaient être pour la plupart des enfants d’extraction modeste. D’ailleurs, les premiers concernés et leurs parents ne s’y étaient pas trompés. Ils y ont vu une trahison d’un des principes fondateurs de la doctrine du mouvement indépendantiste dans le domaine de l’éducation, à savoir sa généralisation (les deux autres sont son unification et son arabisation).
Mais ce qui devait être, le 22 mars, une marche protestataire pacifique des élèves casablancais et un sit-in devant le siège de la délégation de l'enseignement, a rapidement dégénéré, le lendemain, en affrontements sanglants entre les manifestants et les forces de l'ordre. Cette fois, ce n’était pas seulement les lycéens qui marchaient, mais également leurs parents, des chômeurs et de simples badauds. C’est dire à la fois l’état de précarité de larges secteurs sociaux et le faible écho de leurs revendications à travers les canaux sociaux et politiques de l’époque.
Cette fois, c’était au tour de l’armée et non de la police (qui avait refusé de tirer sur les manifestants) de mettre un terme au mouvement social. Son chef, le zélé général Mohamed Oufkir méritera à cette occasion l’infamant titre de «boucher». Cette journée, le nombre de tués s’est élevé, selon certaines estimations, à plus de mille personnes (contre une dizaine, selon les chiffres officiels). La plupart des victimes ont été enterrées dans des fosses communes. La répression était telle que l’ordre a été rétabli en quelques heures!
Plus rien ne sera pareil
Mais l’écrasement du mouvement populaire n’était qu’un leurre. Hassan II a échoué à imposer sa formule politique au nationaliste Parti de l’Istiqlal (PI) et à la progressiste Union nationale des forces populaires (UNFP). Ces deux formations étaient à la fois les principaux animateurs de l’échiquier national et les principaux partis d’opposition du pays. Leur non-coopération à la chambre des représentants a montré les limites de la formule de «démocratie royale» (nom que s’est donné le régime autoritaire en place) et l’a poussé dans un cul-de sac. D’où l’instauration en juin 1965 de l’état d’exception, la dissolution de la chambre et l’exercice royal des pleins pouvoirs.
S’appuyant sur son titre de «Commandeur des croyants», Hassan II va gouverner le pays d’une poigne d’acier, en s’alliant aux notables du bled et à la grande bourgeoisie urbaine et en s’appuyant sur les forces armées et les services secrets. Quelques mois plus tard, le leader incontesté de la gauche, Mehdi Ben Barka, est enlevé à Paris et secrètement assassiné. Sa famille et son comité de soutien ne seront, à ce jour, fixés sur ce qui s’était passé, encore moins sur le lieu où se trouve sa sépulture.
Six ans après l’établissement de l’état d’exception, Hassan II s’offre une nouvelle Constitution à sa mesure. Mais ni le PI ni l’UNEFP ne l’adoubent. Signant son arrêt de mort! Se trouvant plus que jamais isolé, suite à deux tentatives de coup d’État militaires, Hassan II s’offre une nouvelle Loi fondamentale, certes moins autoritaire que la précédente mais tout autant non-démocratique. Mettant le pays sur la voie d’une libéralisation politique strictement contrôlée.
Quatre ans à peine après les événements de mars 1965, un nouvel acteur est entré en scène politique. Il y est reste à ce jour. Il est venu troubler le tête-à-tête traditionnel des dernières décennies (monarchie et mouvement national): la jeunesse scolarisée et politisée. Mécontente de l’attentisme et de la timidité de sa famille d’origine: l’opposition de gauche, qui était soumise à une répression policière féroce, cette jeunesse s’en est détachée et a fondé ses propres institutions politiques et sociales. D’où la naissance au début des années 1970 du mouvement marxiste-léniniste, victime à son tour d’une répression encore plus féroce.
Depuis, le régime a continué à cultiver sa méfiance à l’égard de la jeunesse éduquée et fer de lance de tous les mouvements de contestation sociale, culturelle et politique. De gauche comme islamistes.
En raison de son incapacité ou de l’absence de sa volonté à opérer de véritables réformes politiques et économiques, le régime en place a plongé le pays dans une crise qui ne cesse de s’aggraver. C’est pourquoi un mouvement réformateur a récemment fait son apparition au «royaume enchanté», à la faveur de l’actuel Printemps arabe. C’est cette même jeunesse éduquée qui l’a lancé. Elle revendique la démocratisation du régime, la lutte contre la corruption, le copinage, l’injustice, etc.
Ayant réussi à mobiliser des dizaines de milliers de manifestants pacifiques dans différentes parties au pays, ce mouvement social d’un genre nouveau a obligé le pouvoir à réviser sa stratégie et à faire mine d’ouverture, là où il n’y a que leurres.
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Dans ce nouveau contexte politique, il n’est pas exclu qu’une des composantes de ce mouvement, à savoir les lycéens, s’impliquent encore davantage. À ce propos, ces derniers devraient saisir l’occasion offerte demain, mercredi, par le quarante-sixième anniversaire des événements du 23 mars 1965 pour se pencher sérieusement sur leur avenir comme mouvement social. Ils pourraient par exemple œuvrer à la création de nouveau d’un syndicat lycéen au niveau national, avec des sections locales et une gestion décentralisée.
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