Il faut y aller pour pouvoir en parler. Y aller et surtout, y
revenir. Voir ceux qui sont là soir après soir pour préparer l’assemblée
générale, les sandwichs, renouveler les médicaments de l’infirmerie,
brancher les micros de la radio, fixer la caméra de la télé. Il faut les
voir courir d’un bout à l’autre de la place de la République pour
retrouver tel membre d’une commission, se disputer, s’entraider, rire et
soupirer. Voir aussi ceux qui tendent un visage curieux, assoiffés
d’une parole qui les fera rester, qui chatouillera leur conscience
endormie. Voir encore ceux qui débarquent avec leurs enceintes pour
faire la fête, et ceux qui restent assis, roulent des joints et prennent
la pose dès qu’un objectif s’approche. Il faut assister aux débats
quotidiens qui se font sur les listes de diffusion de chaque commission,
avant de se retrouver sur la place en fin de journée.
Il faut voir tout ça, pour comprendre à quel point il est risqué
d’émettre une opinion sur un processus en gestation. Nuit Debout ne se
résume ni aux images de violence qui passent à la télé, ni aux phrases
naïves et aux slogans criés dans les micros, ni aux manifestes du
mouvement. C’est un phénomène complexe qui échappe à nos grilles
d’analyse habituelles. Les lieux où Nuit Debout émerge sont autant de
laboratoires de démocratie participative, où chaque proposition est
discutée, testée puis réajustée. C’est ce qui rend le mouvement
insaisissable pour qui tend le micro à un instant T.
Nuit Debout n’est pas un mouvement de jeunes, il suffit de s’y rendre
pour le constater. Et Nuit Debout est bien plus large que ce qui se
passe à Paris. Dans les campagnes, l’assemblée à taille humaine permet
d’aller plus loin dans les débats. Ceux qui partagent un vivre-ensemble
local envisagent des actions à long terme qui modifieront leur
quotidien. Quel qu’en soit l’issue, cette expérience de l’intelligence
collective marquera ceux qui y auront participé.
Pour autant, ce qui se passe Place de la République concentre les
questions auxquelles tous les mouvements sociaux de ce siècle
d’internet, des réseaux sociaux et du désenchantement politique devront
répondre, s’ils veulent être autre chose qu’un cri de guerre. La
commission Démocratie sur la Place est en charge “d’améliorer
la modération et le fonctionnement technique et démocratique des
assemblées, et de mettre en place un processus de vote fiable et
démocratique au sein de Nuit Debout Paris” (https://wiki.nuitdebout.fr/wiki/Villes/Paris/Démocratie_sur_la_Place).
C’est au sein de cette commission que chaque jour, les outils
démocratiques testés sur la place sont débattus, affinés, améliorés,
triés. Un impressionnant va-et-vient entre propositions, expérimentation
et reformulation, avec le mot d’ordre pour soumettre chaque idée à
l’épreuve de la pratique : Qui dit fait. C’est donc loin des postures et des slogans que se joue l’essentiel de ce mouvement.
Le piège de l’horizontalité absolue
Place de la République, l’assemblée générale, qui commence à 18h et
finit après 23h, est un espace de libre parole. Dans le micro, tout
s’exprime : les frustrations, les témoignages d’injustices subies, les
constats, les slogans révolutionnaires, les colères. Cette prise de
parole est essentielle et libératrice, car pour la première fois, le
débat démocratique en présence physique n’est plus l’apanage des
spécialistes, des médias et des professionnels de la politique.
Pourtant, soir après soir, dans le micro, un constat se fait entendre :
il faut passer à autre chose, pour que l’Assemblée Populaire ne
ressemble pas à un bureau des plaintes ou à un étalage de formules
toutes faites.
Comment encadrer une parole pour qu’elle ne soit pas décousue, sans
porter atteinte à ce mouvement de libération de la parole ? Comment
diviser les questions à débattre au sein de commissions sans étioler
leur inter-dépendance ? Les acteurs de ND sont piégés par le refus de la
verticalité et de la représentation. Pourtant, reconnaître la
compétence de certains individus à articuler les cris des autres, à
traduire les sentiments qui s’expriment, à synthétiser les discussions, à
ordonner les arguments et à adapter son discours aux circonstances,
n’est pas un déni d’égalité. C’est une reconnaissance de la différence
des compétences. Les individus sont égaux mais pas interchangeables. On
confond horizontalité et égalité. L’égalité n’est pas de mettre à plat
tous les individus, mais de permettre à chaque individu d’exercer sa
pleine puissance de pensée et d’action, dans le cadre précis d’une
fonction qu’il aura accepté d’assumer, pour le bien commun. Sur ce
point, les organisations de démocratie participative déjà mises en place
en campagne pourraient servir de modèle, comme celle de Saillans dans
la Drôme, où une liste collégiale a remporté la mairie en 2014.
L’horizontalité absolue laisse libre cours à la sélection naturelle par
la foule : ceux qui parlent le plus fort ou qui ont le plus gros
drapeau s’installent.
Les individualismes communautaires
Les commissions se créent au gré des désirs de chacun. Sur la place,
on trouve une commission Françafrique, la table d’une maison d’édition
libanaise, un immense drapeau de la Palestine – le seul drapeau sur la
place – avec une vente de t-shirts et d’objets. Alors que ces combats
légitimes pourraient s’inscrire dans les commissions Droits de l’Homme ou Éducation Populaire,
ils font cavalier seul. À l’heure de l’assemblée générale, ils sont
tous rentrés chez eux. Mais comme le mouvement n’a pas de décideurs, ils
sont autorisés. C’est le principe du mouvement Convergence des luttes, dont l’implication dans Nuit Debout fait débat.
À l’assemblée générale, chacun vient faire entendre les
discriminations dont il est victime. En tant qu’Africain, en tant que
femme, en tant que sourds-muets. En se présentant uniquement comme
représentants de ces luttes, ils reproduisent sur la place la
discrimination qu’ils dénoncent. C’est ainsi qu’un soir, des
sourds-muets s’expriment devant l’assemblée pour parler de leur
marginalisation des débats. Si, au lieu de voter symboliquement la
reconnaissance de la langue des signes comme langue nationale, chaque
assemblée générale avait un traducteur de langage des signes, afin que
les sourds-muets puissent participer aux débats sur des sujets qui les
concernent en tant que citoyens, ne serait-ce pas là la
meilleure manière de combattre leur discrimination et de les intégrer ?
Ce qu’il manque à ND, c’est de définir un idéal commun dans lequel
pourraient s’accomplir toutes les luttes particulières.
Tout en cherchant à être l’un des coups de moteur qui démarrera une
nouvelle société, ND n’en n’est pas le moins le reflet de celle-ci. La
petite table qu’occupe la commission écologie, avec quelques
prospectus sur comment manger autrement, est significative du retard de
la France en la matière. Dans un mouvement qui a la vocation
d’entraîner un changement de société, on aurait pu s’attendre à ce que
les questions environnementales soient placées au centre.
Parolé parolé parolé…
Plus d’un mois après la naissance du mouvement, de plus en plus de
gens prennent le micro à l’assemblée générale et s’interrogent : “On
parle, on parle, mais on fait quoi ?” C’est bien connu, les Français
aiment parler, créer des concepts, redéfinir les mots. Des anglo-saxons,
ils empruntent plus volontiers les mots que leur sens du pragmatisme.
L’assemblée ressemble parfois à un bureau des plaintes. Les Français
n’ont plus à prouver leur réputation de râleurs. Pris entre leur
négativisme et leur nostalgie d’avoir été un pays phare des avancées
sociales et culturelles, les Français ont du mal à mettre en pratique un
changement qu’ils semblent désirer, mais qu’ils ont du mal à recentrer
sur la pratique quotidienne.
La France est loin d’être un pays phare du changement social qui est
déjà largement entamé dans des pays dont les Français ne daignent pas
parler les langues. Il est peut-être temps de se défaire des majuscules
et d’envisager un changement qui mette le comment au centre de
l’interrogation, et la pratique quotidienne au sein de l’action. Sinon
les acteurs de Nuit Debout reproduiront ce qu’ils reprochent aux
politiques : un verbiage sans conséquence.
Car les actions envisagées à ND sont ponctuelles et symboliques.
Elles répondent au besoin immédiat des personnes et d’une foule : se
soulager, laisser éclater une émotion, montrer qu’on est là . Les
marches, les lettres, les pétitions, les flash-mobs, les occupations, ça
fait du bien. Mais ce qui fait du bien n’est pas nécessairement
efficace. Et si le symbole est important, il n’a de pouvoir que
lorsqu’il est le condensé esthétique d’une action menée sur le terrain,
au quotidien.
Nous sommes pris dans le paradoxe d’être les enfants de cette société
que nous souhaitons voir changer. Une société d’immédiateté et
d’individualisme. “Il est temps de reprendre le pouvoir”, peut-on
entendre et lire sur les pancartes. Mais la prise de pouvoir est un
exercice exigeant qui implique des responsabilités. L’autogestion exige
l’implication.
Ce changement que la France a du mal à amorcer est celui qui
engagerait chaque citoyen à sortir de sa zone de confort. Se renseigner
sur ce qui se fait autour de chez soi et un peu plus loin, aller à la
bibliothèque feuilleter les nouveaux magazines qui se consacrent à
parler des solutions alternatives. Là où l’on est, le mettre en
pratique, chez soi, à son échelle et à son rythme. Le malheur peut aussi
être un confort. Les Français manquent du courage de se donner les
chances d’aller mieux.
Ce changement par la pratique quotidienne est impossible à contrôler
par ceux qui ne souhaitent pas le voir advenir. Car aucune force de
l’ordre abusive ni aucun casseur ne pourra empêcher les consommateurs
que nous sommes de faire nos choix. Arrêter de consommer un produit est
une action d’une puissance qu’on ne mesure pas encore. C’est un
non-geste, qu’aucun média ne pourra manipuler et qu’aucun politicien ne
pourra lapider. Les actions symboliques, elles, sont visibles,
circonscrites dans un espace-temps, et donc vulnérables. L’occupation
d’un McDo est un beau geste, mais s’engager à ne plus jamais consommer
un hamburger ou un Coca, en parler autour de soi, à son petit frère qui
réclame le menu enfant ou à sa petite nièce qui s’achète une canette à
la sortie d’école, est un véritable acte d’engagement et une action
concrète qui, si menée collectivement, mettra à mal les multinationales
et entamera un changement de société.
Est-il déjà trop tôt ?
Les activistes de ND le disent à juste titre : “Ne jugez pas tout de
suite. Donnez-nous du temps. On ne change pas un système mis en place
depuis des siècles en quelques semaines.” La critique n’est pas un
jugement. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre en question. Où mieux
qu’en France sait-on que la vraie critique ne vise pas à délégitimer
l’objet critiqué, mais au contraire, lui donne la possibilité de se
préciser, d’aller plus loin, d’exister autrement, donc d’étendre sa
puissance ? Mettre en question ND, c’est reconnaître que ce mouvement
contient en lui tous les possibles. Celui de n’être qu’une énième
manifestation d’un mécontentement qui s’épuisera ; celui d’être le début
d’un réveil citoyen et d’un basculement de société ; celui encore
d’être un laboratoire d’expérimentation qui inspirera un autre
mouvement, plus tard, quand il ne sera plus trop tôt.
L’efficacité de ND sera sa meilleure arme contre les tentatives de
délégitimation. Proposer une alternative au modèle vertical tout en
reconnaissant les compétences de chacun, trouver un équilibre entre
actions symboliques et actions quotidiennes, reformuler le désir de
changement en passant par le comment et la pratique, remettre
au centre des discussions les enjeux essentiels – comment faire de la
politique autrement, comment consommer autrement, comment refonder une
autre économie, comment transmettre (éducation) et s’informer (médias)
autrement – pour poser les bases d’un nouveau vivre-ensemble, dans
lequel ceux qui se sentent marginalisés aujourd’hui seraient inclus et
défendraient toutes les causes. Voilà les défis qui se posent à Nuit
Debout, à ceux qui y sont chaque soir, à ceux qui viennent par curiosité
et à ceux qui regardent de loin. À ceux qui espèrent que c’est le réveil d’un rêve.
Lire aussi sur ce sujet : Nuit Debout : le réveil d'un rêve ?, Un homme qui vient (chanson), Les artistes à Nuit Debout
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Photos : Francis Azevedo
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