Par: Dr. Keltoum IRBAH
Enseignante sociologie/Responsable académique, Career workshop
Geneva Business School, Suisse
En août 1974, le gouvernement espagnol abandonna son projet initial
d’octroi de l’autonomie interne au Sahara Occidental et informa les
Nations Unies de son intention d’organiser un référendum
d’autodétermination au cours du premier semestre 1975. La CIJ de La Haye
se pencha sur le statut juridique de ce territoire avant sa
colonisation par l’Espagne en 1884. Cet arbitrage avait été sollicité
par l’Assemblée Générale des Nations Unies suite à une résolution
adoptée le 13.12.74. Le 16 octobre 1975, la Cour rendit son avis
consultatif et se prononça en faveur de l’autodétermination du peuple
sahraoui.
De manière à contrecarrer cette décision, le 16 octobre 1975, le roi
Hassan II annonça le départ d’une marche de 350’000 personnes au Sahara
Occidental avec pour finalité d’annexer ce territoire considéré comme
une province marocaine. L’essence de ce projet se voulait l’expression
d’une nation à travers un instrument de persuasion et de pression. Afin
d’appréhender les fondements de la Marche verte, il convient de situer
cet événement dans une perspective historique et de mettre en exergue
l’élément religieux invoqué dans le discours politique de la monarchie
marocaine pour justifier l’annexion du Sahara Occidental. Si nous nous
penchons sur les fonctions manifestes et latentes de sa conception,
l’union nationale réalisée autour de la marocanité du Sahara Occidental
permettait au roi Hassan II de consolider son pouvoir, raffermir la
cohésion de l’opinion publique marocaine autour de la monarchie,
d’atténuer les manifestations engendrées par la paupérisation de la
société marocaine ; et détourner ainsi les critiques de l’opposition.
L’objectif manifeste pour le Maroc était le transfert des pouvoirs avec
la puissance administrante espagnole ; pour atteindre un tel dessein,
l’armée marocaine fit preuve d’une grande capacité d’organisation.
Pour asseoir le projet de la marche verte sur la scène diplomatique,
le roi Hassan II s’appliqua à orchestrer une grande campagne
d’information en direction de l’étranger à laquelle il associa des
personnalités gouvernementales mais aussi des chefs de l’opposition. Le 2
novembre 1975, durant l’agonie du Général Franco, Juan Carlos, nouveau
chef d’État par intérim, se rendit au Sahara Occidental, à El Ayoun,
accompagné du ministre de l’armée et du chef d’état-major interarmes
pour préparer les officiers espagnols en place à l’idée de repli.
En ce qui concerne l’organisation de la Marche, des bureaux furent
ouverts dans différentes provinces marocaines pour accueillir
l’inscription des volontaires. Force est de relever l’impact
retentissant qu’eut cette initiative sur le peuple marocain, l’étude de
Weiner mentionne que plus de 500’000 Marocains décidèrent de participer à
cette manifestation : à travers le pays, des centaines de milliers de
personnes quittèrent leur travail, leur village, leurs familles pour se
porter volontaires. Dès lors, les autorités politiques de Rabat
décidèrent de tirer au sort les marcheurs. La grande majorité des
marcheurs appartenaient aux classes sociales défavorisées ; ils étaient
pour la plupart des ouvriers agricoles saisonniers venus de la campagne
ou de jeunes chômeurs des milieux urbains. Les marcheurs avaient été
recrutés selon des quotas fixés pour chaque province, déterminés par des
critères à la fois politiques et logistiques. Ainsi, les villes dans
lesquelles le roi était moins populaire étaient systématiquement
sous-représentées. La majorité des étudiants étaient exclus, les partis
d’opposition qui avaient apporté leur soutien à la marche furent tenus à
l’écart. Il faut par ailleurs noter que 43’500 participants, soit 12,5%
du nombre total étaient des personnages officiels.
Des trains, puis des camions à partir de Marrakech permettaient
d’acheminer les marcheurs, les vivres et l’eau jusqu’à la région de
Tarfaya. Beaucoup de non-marcheurs, d’employés d’associations et de
corporations apportèrent un soutien matériel en fournissant de la
nourriture ou en récoltant des fonds spéciaux pour aider la marche.
Pour mieux saisir la représentation et l’impact de la marche verte au
sein de la société civile marocaine, il convient également d’établir
une corrélation entre les facteurs religieux et politique. En effet, les
éléments religieux et politiques y sont fortement imbriqués, la
monarchie marocaine s’affirme comme un pouvoir de droit divin. Cet
événement comportait donc une connotation religieuse : la libération du
Sahara Occidental, terre musulmane, est envisagée comme un objectif
sacré. La Marche verte était perçue comme un acte de foi ; le roi évoqua
sur un même plan le sentiment patriotique et religieux de la population
marocaine, la couleur verte se référant à la couleur sacrée de l’Islam.
Le roi Hassan II fit une analogie entre la marche verte et le retour du
prophète Mahomet à la Mecque après son exil à Médine. Ainsi, il
présenta la Marche comme une croisade religieuse conduite par lui-même
en tant qu’Amir-Al muminin (commandeur des croyants); selon l’article 19
de la Constitution marocaine de 1972, le roi est Amir El Mouminin et
représentant suprême de la nation. Le gouvernement marocain s’appliquait
à renforcer son autorité de monarchie de droit divin. Aussi les
marcheurs furent-ils encouragés à se considérer comme des moudjahidin,
des combattants de Dieu, entreprenant une croisade à la fois sacrée et
nationale pour chasser les infidèles. La marche verte se caractérise par
une dimension religieuse utilisée et instrumentalisée pour légitimer
les convoitises de la monarchie alaouite. Le roi Hassan II s’adressa le
23 octobre à la population sahraouie en tant que commandeur des croyants
et fit une analogie entre la Marche verte et l’enseignement du Coran en
se basant sur la sourate el Fath (la victoire) : le Coran fut présenté
comme une source d’inspiration. La référence au facteur religieux
apparaît donc une composante déterminante du discours politique pour
légitimer la Marche verte.
Sur le plan international, le 24 octobre 1975, le ministre marocain
des Affaires étrangères, Ahmed Laraki, entama des pourparlers à Madrid.
Le ministre espagnol de l’Information, Léon Merrera, fit savoir qu’un
projet de loi serait soumis aux Cortès autorisant le gouvernement à
prendre toute initiative jugée nécessaire pour mettre fin à
l’administration espagnole du Sahara Occidental. Le 8 novembre, le
ministre espagnol chargé du Sahara, Antonio Carro Martinez, se rendit à
Agadir où il rencontra Hassan II ainsi que le premier ministre et le
ministre des Affaires étrangères. Le même jour, Carro Martinez
s’entretint avec le roi à Agadir, ce dernier ordonnant aux marcheurs de
revenir au Maroc, à condition que toutes les dispositions soient
immédiatement négociées à Madrid pour la cession du Sahara Occidental et
le 9 novembre 1975 marqua l’annonce officielle de l’arrêt de la Marche,
des négociations devaient en effet commencer avec l’Espagne. Le 11
novembre, une délégation marocaine se rendit à Madrid pour reprendre les
négociations. Le 12 novembre 1975, des pourparlers débutèrent à Madrid
et aboutirent à l’accord du 14 novembre 1975 signé par l’Espagne, le
Maroc et la Mauritanie. Cet accord consacrait la revendication des
droits « légitimes » que clamait le Maroc sur le Sahara Occidental. La
signature des accords tripartites de Madrid revêt dès lors une
importance prépondérante car ils vont officialiser l’annexion de facto
du Sahara Occidental par le Maroc et la Mauritanie en 1975. Il convient
de souligner l’appui explicite des États Unis à la monarchie marocaine,
dans la mesure où ils se prononcèrent en faveur de l’accord de Madrid.
Ainsi, ils s’abstinrent à l’Assemblée générale des Nations Unies, sur la
résolution (3 458 A) qui prônait la tenue d’un référendum et votèrent
pour la résolution (3 458 B) soutenue par le Maroc. En effet, le 10
décembre 1975, l’ONU adopta la résolution 3 458 A (XXX) qui ne prenait
pas en compte l’accord de Madrid mais demandait à la Puissance
administrante l’organisation d’un référendum sous la supervision des
Nations Unies et la mise en œuvre de tous les moyens nécessaires, de
manière à ce que « tous les Sahraouis originaires du territoire exercent
pleinement et librement, sous la supervision de l’ONU, leur droit
inaliénable à l’autodétermination. » Le caractère illicite, nul et non
avenu de l’accord tripartite est incontestable dans la mesure où l’AG de
l’ONU n’a pas entériné l’accord mais a insisté sur le besoin d’exercice
du droit d’autodétermination par le peuple sahraoui.
Le 27 février 1976, au lendemain du retrait de l’Espagne du Sahara
Occidental, le Front Polisario proclama la naissance de la République
arabe sahraouie démocratique. En avril 1976, le Maroc et la Mauritanie
se partagèrent officiellement le territoire ; s’ensuivit d’âpres années
de combats entre les parties belligérantes. Afin de mettre fin aux
hostilités, le Conseil de sécurité des Nations Unies, par la résolution
690, envisagea en avril 1990 d’organiser un référendum ; cette
proposition fut acceptée par les parties concernées, un cessez-le-feu
est intervenu le 6 septembre 1991. Enjeu capital pour les parties
concernées, l’objet du référendum est de permettre à la population du
Sahara Occidental de choisir librement entre l’indépendance ou
l’intégration au Maroc.
En dépit de l’existence d’un plan de paix onusien, le conflit
s’enlise dans un statu quo qui accentue les souffrances du peuple
sahraoui séparé dans les zones non autonomes confronté à l’arbitraire de
la force occupante et les campements de réfugiés où l’urgence
humanitaire est de plus en plus acérée. Le référendum, après moult
reports n’a toujours pas eu lieu, ce qui met en exergue l’incapacité des
Nations Unies à faire valoir les résolutions votées depuis le début de
ce conflit et met à mal l’espérance d’un peuple las d’une communauté
internationale qui fait fi de ses souffrances.
K.I.
1 La CIJ conclut que « les éléments et
renseignements portés à sa connaissance n’établissent l’existence
d’aucun lien de souveraineté territoriale entre le territoire du Sahara
occidental d’une part, le royaume du Maroc ou l’ensemble mauritanien
d’autre part. La Cour n’a donc pas constaté l’existence de liens
juridiques de nature à modifier l’application de la résolution 1514 (XV)
quant à la décolonisation du Sahara occidental et en particulier
l’application du principe d’autodétermination grâce à l’expression libre
et authentique de la volonté des populations du territoire.» § 162 de
l’avis consultatif de la CIJ.
2 La Marche verte se déroula du 5 au 10 novembre 1975, il
était demandé aux marcheurs de se munir d’un Coran et d’un drapeau
national.
3 Quotidien français Libération, 3 novembre 1975, p. 7.
4 WEINER, J., « The Green March in Historical Perspective », in The Middle East Journal, vol. 33, n°1, hiver 1979, p. 31.
5 Le Monde, 26-27 octobre 1975, p. 4.
6 Le 25 octobre 1975, Le ministre Laraki conclut un
arrangement avec Carro Martinez au sujet de la Marche verte.
L’ambassadeur d’Espagne Adolfo Martin Gamero commenta les faits de la
façon suivante : « Ils parvinrent à un accord tacite en vertu duquel les
forces armées espagnoles devaient dé militariser dix kilomètres du Nord
du Sahara, de sorte que la Marche verte puisse pénétrer sur le
territoire pour vingt-quatre heures et repartir ensuite. » Témoignage
aux Cortès, devant la Comisión de Asuntos Exteriores del Congreso, 14
mars 1978, El Pais, 15 mars 1978.
7 Cette délégation était composée du Premier ministre
Ahmed Osman, du ministre des Affaires étrangères, Ahmed Laraki ainsi que
du directeur de l’Office chérifien des phosphates.
8 Entre novembre 1975 et janvier 1976, les troupes ainsi que les fonctionnaires espagnols abandonnèrent l’ex-colonie.
9 Initialement prévu pour janvier 1992, le référendum a été par la suite ajourné.
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