Accusation de diffusion de « fausses nouvelles » et « diffamation »
AI : 21/8/2015
Les autorités marocaines ne doivent pas invoquer la législation relative à la presse pour museler les médias indépendants, a déclaré Amnesty International lundi 17 août.
Le 10 août 2015, le tribunal de première instance de Meknès a déclaré Hamid el Mahdaoui, journaliste et directeur de publication du site d’information en ligne Badil.info, coupable de diffusion d’une « nouvelle fausse » et de publication d’un « journal » non enregistré. Il l’a condamné à verser une amende de 30 000 dirhams marocains (quelque 3 000 dollars des États-Unis) et suspendu son site pour trois mois. Le journaliste a l’intention de former un recours contre cette décision.
Cette décision a été rendue quelques semaines après la condamnation de Hamid el Mahdaoui dans une autre affaire pour « fausse déclaration », diffamation, outrage et injure. D’autres journalistes ont eux aussi été reconnus coupables de « diffamation » et d’« injure » et se sont vu infliger de lourdes amendes ces derniers mois. Amnesty International craint que les poursuites judiciaires engagées contre des journalistes indépendants par les autorités marocaines ne visent à museler la presse indépendante et à entraver la libre diffusion d’informations dans le pays.
Un site d’actualité spécifiquement visé par des poursuites judiciaires
Le 29 janvier 2015, le site Badil.info a publié un article sur l’explosion et l’incendie d’une voiture, survenus à Meknès le même jour. Aucun blessé n’a été déploré. À la suite d’une plainte déposée par le gouverneur (wali) de la région de Meknès, les autorités judiciaires ont décidé de poursuivre le journaliste Hamid el Mahdaoui pour diffusion « en toute mauvaise foi » d’une « nouvelle fausse » qui avait « troublé l’ordre public ou suscité la frayeur parmi la population » (article 42 du Code de la presse).
D’autres sites locaux et nationaux d’actualité ont relayé la même information mais, à la connaissance d’Amnesty International, ils n’ont pas été inquiétés. Le lendemain, d’autres sites d’information ont indiqué qu’aucune explosion n’avait eu lieu et que la voiture avait pris feu toute seule, citant des sources anonymes « au sein des services de sécurité ». On craint que le site Badil.info n’ait été spécifiquement visé par les autorités à cette occasion, car il rend compte de manière indépendante de l’actualité locale et nationale dans le pays, y compris de violations présumées de droits humains et d’affaires de corruption.
L’un des avocats défendant le journaliste a fait part à Amnesty International de sa surprise à l’annonce du verdict étant donné que les charges retenues étaient dénuées de tout fondement. Il a expliqué avoir avancé lors du procès que l’accusation n’avait pas prouvé que l’information publiée était fausse, puisque les autorités avaient elles-mêmes admis que le véhicule avait brûlé et avait donc probablement émis des bruits d’explosion lors de la combustion ; qu’elle n’avait pas prouvé non plus la mauvaise foi de son client, qui s’était appuyé sur des informations disponibles sur d’autres sites d’actualité et avait tenté de les confirmer auprès des autorités avant de les publier ; et que rien ne donnait à penser que l’ordre public avait été troublé ni qu’un sentiment de frayeur avait envahi la population. Le tribunal a également déclaré le journaliste coupable de publier un « journal » non enregistré auprès des autorités (article 7 du Code de la presse). Or, le Maroc ne dispose pas à l’heure actuelle de loi régissant les médias en ligne. Le Code de la presse réglemente la « publication des journaux de l’imprimerie, de l’édition et de la librairie » (article 1) et non les sites d’information en ligne.
Il s’agit de la deuxième condamnation prononcée contre Hamid el Mahdaoui en quelques semaines. Le journaliste avait rédigé une série d’articles sur la mort d’un homme, survenue après son arrestation par des policiers un an plus tôt à Al Hoceima, une ville du nord du pays. Il avait également mis en ligne une interview vidéo d’un témoin, Rabie Lablak. Le 29 juin, le tribunal de première instance de Casablanca a déclaré le journaliste et le témoin coupables d’« injure publique » à l’égard des forces de police, de « fausse déclaration » et de « dénonciation calomnieuse », condamnant les deux hommes à quatre mois de prison avec sursis et à 100 000 dirhams marocains (quelque 10 200 dollars des États-Unis) de dommages et intérêts au directeur de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), dont la plainte était à l’origine des poursuites judiciaires.
Les deux hommes ont été reconnus coupables alors même que l’enquête sur les circonstances de la mort de l’homme arrêté à Al Hoceima n’est toujours pas terminée, un an plus tard. Le directeur de la police marocaine avait également demandé que Hamid el Mahdaoui soit sanctionné d’une interdiction d’exercer sa profession pendant 10 ans, aux termes de l’article 87 du Code pénal.
Hamid el Mahdaoui a créé le site Badil.info en 2014, après la censure par les autorités de Lakome.com, le site d’actualité où il travaillait en tant que journaliste. Le blocage du site Internet a fait suite à l’arrestation d’Ali Anouzla, directeur de publication de Lakome.com, sur ordre des autorités judiciaires, celles-ci l’accusant de faire l’« apologie » du terrorisme après qu’il eut rendu compte d’une vidéo filmée par un groupe terroriste menaçant le pays, alors même que l’article publié critiquait la vidéo, la qualifiant de « propagande ». Cet homme est toujours en instance de jugement, après près de deux ans de report régulier de ses audiences depuis son arrestation et son placement en détention pendant un mois, qui avait suscité l’indignation de la communauté internationale en septembre 2013. Les journalistes ne doivent pas être sanctionnés pour l’exercice de leur activité légitime d’investigation et d’information du grand public sur des questions d’intérêt public, y compris sur le terrorisme.
Procès en diffamation et lourdes amendes
Le 27 juillet 2015, le tribunal de première instance de Casablanca a reconnu le journaliste Rachid Niny coupable de diffusion d’une nouvelle fausse, d’injure et de diffamation à l’encontre du ministre de l’Équipement et du Transport après qu’il eut écrit que des « matériaux non conformes » avaient servi à construire un tronçon d’une nouvelle autoroute reliant les villes d’Asfi et d’El Jadida. Il l’a condamné à verser 400 000 dirhams marocains (quelque 40 800 dollars des États-Unis) de dommages et intérêts, une grosse somme d’argent qui risque d’entraîner la faillite de sa publication, a déclaré le journaliste à Amnesty International.
L’article qui a déclenché la procédure judiciaire a été publié dans Al Akhbar, un quotidien possédant un grand nombre de lecteurs et créé par Rachid Niny en 2012, après qu’il eut passé un an derrière les barreaux pour « désinformation » et « menace à la sécurité de l’État ». Il avait été inculpé de ces infractions en raison d’un article publié dans son précédent journal, Al Massae, où il dénonçait les pratiques antiterroristes et les procès iniques de personnes soupçonnées d’infractions terroristes. Rachid Niny est également en instance de jugement à la suite de plaintes déposées par plusieurs autres anciens ministres ou ministres en exercice.
Le 22 juin 2015, le même tribunal a déclaré le site d’actualité Goud.ma, très consulté au Maroc, et son directeur de publication Ahmed Najim coupables d’injure et de diffamation à l’égard d’un homme d’affaires marocain, qui occupe également les fonctions de secrétaire particulier du roi Mohammed VI. L’homme d’affaires avait porté plainte contre Goud.ma parce que le site avait inclus dans sa revue de presse quotidienne un résumé succinct d’un article paru dans une autre publication où il était accusé de corruption dans le cadre de ses activités professionnelles. Le tribunal a ordonné au site d’actualité et à son directeur de publication de verser de lourds dommages et intérêts, 500 000 dirhams marocains (quelque 51 000 dollars des États-Unis), en plus d’une amende de 20 000 dirhams marocains (quelque 2 000 dollars des États-Unis). La défense et l’accusation ont fait appel du jugement. D’après des informations communiquées par les médias, le directeur du journal où a initialement été publié l’article fait lui aussi l’objet de poursuites.
Des lois qui restreignent les libertés des médias
Le ministre marocain de la Communication a annoncé que des propositions de modification des lois encadrant la presse, l’édition et le statut des journalistes (projet de loi 88-13 sur la presse et l’édition ; projet de loi 89-13 sur les journalistes de métier ; projet de loi 90-13 portant création du Conseil national de la presse) seraient présentées au Parlement afin la fin en 2016 du mandat du gouvernement en exercice. Il a précisé que ces propositions incluraient des dispositions encadrant les sites d’actualité en ligne. Les législateurs s’apprêtent également à réviser le Code pénal dans le contexte de prochaines réformes judiciaires.
Le Maroc est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), qui reconnaît le droit à la liberté d’expression, droit également inscrit dans la Constitution marocaine en son article 25. Cependant, la législation en vigueur continue de restreindre les libertés des médias et d’autres formes de liberté d’expression, tandis que les problèmes présentés ci-après ne sont qu’en partie résolus dans les propositions de loi rendues publiques à ce jour.
Un grand nombre de dispositions du Code pénal et du Code de la presse érigent en infraction l’« outrage », l’« injure », la « diffamation » et la « fausse déclaration », et prévoient des peines d’emprisonnement pour les auteurs de ces infractions. Même si l’engagement pris par le ministre de la Communication de supprimer ce type de peines du Code pénal va dans le bon sens, l’emprisonnement reste l’une des peines encourues pour l’exercice pacifique de la liberté d’expression dans les propositions de modification du Code pénal.
Ces dispositions ne sont pas conformes à l’Observation générale n° 34 du Comité des droits de l'homme des Nations unies, où sont prodigués des conseils sur l’interprétation par les États du droit à la liberté d’expression reconnu dans le PIDCP. Cet organe a insisté sur l’importance d’une liberté d’expression sans entraves, à l’égard notamment des personnalités et institutions publiques, et s’est inquiété des lois relatives à la diffamation qui restreignent cette liberté d’expression. Les fausses déclarations faites avec une intention malveillante et qui causent un préjudice supérieur au préjudice à la réputation doivent relever du droit civil, et toute sanction imposée doit être manifestement nécessaire et proportionnée, et ne pas compromettre un droit donné.
En outre, le Comité des droits de l’homme a rappelé que les peines ne devaient pas être excessivement punitives. Amnesty International craint que les peines appliquées, y compris les amendes infligées dans les affaires présentées plus haut, ne soient excessives et disproportionnées. Cette politique risque d’avoir un effet dissuasif sur la publication d’informations sur des questions d’intérêt public, en particulier dans les situations où la viabilité économique de médias est compromise par de lourdes amendes.
Le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d'opinion et d'expression a de son côté affirmé que la suspension de toute une publication en raison d’un seul article constituait une restriction injustifiée et disproportionnée, qui bafouait la liberté d’expression. Amnesty International craint que la suspension du site Badil.com mentionné plus haut ne constitue une restriction injustifiée et disproportionnée. L’article 75 du Code de la presse autorise les tribunaux à ordonner la suspension d’un journal pour une durée maximale de trois mois à la suite d’une condamnation pour diffusion d’une « nouvelle fausse », outrage au roi ou à d’autres membres de la famille royale, ou atteinte à la monarchie, à l’islam ou encore à l’« intégrité territoriale » (en référence aux revendications du Maroc sur le Sahara occidental).
Au Maroc, les journalistes risquent toujours d’être poursuivis pour « apologie du terrorisme », concept problématique formulé en termes vagues à l’article 218-2 du Code pénal. Les infractions liées au terrorisme doivent être définies avec précision de façon à ne pas se traduire par des restrictions injustifiées et disproportionnées du droit à la liberté d’expression. À cet égard, le rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a insisté sur l’importance de l’accès à l’information, notant qu’il ne fallait pas confondre couverture du terrorisme et apologie ou promotion de celui-ci. Il a recommandé de limiter les infractions d’« apologie » ou de « promotion » du terrorisme aux déclarations publiques faites dans l’intention d’inciter à la commission d’infractions de terrorisme et qui créent un risque que de telles infractions soient commises.
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